203 En se mettant à la disposition d’un employeur pour exécuter le travail convenu, le salarié demeure une personne qui jouit de l’universalité de droits et de valeurs reconnus à tous les êtres humains. Il ne peut abdiquer cette qualité et ses attributs par voie contractuelle. Au surplus, le rapport de travail bénéficie d’une certaine redécouverte de la personne513 dans le monde juridique contemporain. Dès lors, si le salarié est reconnu apte à exprimer sa volonté dans un engagement contractuel choisi par lui, si celui-ci se « subordonne » et accepte de mettre son travail au service d’un employeur, il ne renonce pas pour autant à ses libertés d’homme ; sa personne demeure hors de l’objet du contrat514.
L’ouverture d’un espace de stipulations reconnu au salarié mais encore largement dominé par l’employeur, impose corrélativement la vigilance sur le respect de la sphère d’autonomie de la personne, dans ses libertés et droits fondamentaux. Plus « souple » devient la situation contractuelle du salarié, plus ferme doit être son statut d’homme et plus rigide la garantie de ses libertés essentielles515.Car les exigences contractuelles posées à l’embauche516par l’employeur, même acceptées par le salarié, n’en relèvent pas moins souvent de l’emprise d’un pouvoir privé d’une personne sur une autre, ce qui tend à déplacer la question de la volonté contractuelle proprement dite sur celle des libertés et droits de la personne.
L’acceptation par le salarié de clauses contractuelles ne peut donc se faire sans considération des droits de la personne, ni des droits dont il bénéficie par la loi ou la convention collective en tant que salarié. Le salarié est libre d’accepter ou non des obligations contractuelles, mais pas n’importe lesquelles, et pas au prix d’un renoncement à ses droits et libertés, même résultant d’une volonté non équivoque de sa part517.
204 Le juge oppose donc les libertés et droits de la personne du salarié comme une limite naturelle au consensualisme. Le contrat de travail doit se contenter d’organiser l’exécution de la prestation de travail pendant la période réservée par le salarié à sa vie professionnelle, pendant le temps où le salarié « est à la disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » 518 . Certes, ces impératifs ne peuvent être complètement dissociés des exigences propres de l’entreprise en matière d’organisation de la production, d’exécution du travail et de discipline, voire de sécurité, d’où résultent inévitablement certaines contraintes. Le juge, comme le législateur, s’attachent donc à garantir un équilibre entre le principe du consensualisme, le respect du salarié en tant que personne et les intérêts légitimes de l’entreprise. Trouver la juste mesure fait sans doute figure alors de défi.
205 Le principe de la liberté contractuelle519 peut être appréhendé notamment à partir du postulat selon lequel un sujet ne peut être contraint que par un lien qu’il aura voulu et uniquement dans la mesure où il l’aura voulu .Dans ces conditions, on pourrait admettre que la liberté contractuelle porteuse de la volonté du salarié cocontractant est nécessaire et suffisante pour justifier une atteinte librement consentie aux droits et libertés dont il est dépositaire. Mais le rapport d’emploi ne se résume pas au contrat de travail conclu entre l’employeur et le salarié,il contient aussi une part de pouvoirs reconnus à l’employeur par l’ordre juridique. L’idée de pouvoir introduit une capacité d’agir, d’influer sur la volonté de celui qui le subit, même sans ordres, et contient aussi une propension à réduire la liberté de l’autre. Il existe donc un risque d’interaction entre le contrat et le pouvoir, plus particulièrement un risque d’empiétement sur les libertés et droits de la personne du contractant, débiteur de soumission à l’égard de son créancier. Or, ces interactions n’ont pas toujours été prises en compte par le droit.
206 Pendant longtemps la liberté contractuelle a pu justifier les atteintes aux libertés et droits fondamentaux. Le recours aux libertés semblait ne devoir être efficace que pour limiter l’exercice direct du pouvoir de l’employeur mais non pour borner la liberté contractuelle des parties et l’expression de leur volonté. Pourtant, progressivement et surtout depuis les années 1990 520, la Cour de cassation a sollicité de plus en plus fréquemment les droits et libertés pour arrêter ou limiter la liberté contractuelle, rappelant ainsi que le salarié n’abandonne pas, par voie contractuelle, certains attributs de sa liberté individuelle au bénéfice de son cocontractant ou de l’entreprise. Le juge se substitue ainsi aux parties à la relation individuelle de travail afin de fixer les limites de leurs obligations réciproques. Sans doute, comme le souligne le professeur J.M Verdier521, l’enjeu réel est-il ici la protection des libertés et droits fondamentaux eux–mêmes autant que celle des salariés qui les exercent, avec leurs intérêts propres.
En conséquence, le juge, gardien des libertés individuelles, se voit conduit à veiller au respect des libertés et droits fondamentaux et opérer à cet effet plusieurs arbitrages. Il s’attache ainsi à vérifier si la clause contractuelle est susceptible de porter atteinte à une liberté ou un droit de la personne du salarié, quand bien même ladite clause résulterait de l’acceptation expresse du salarié démontrant une volonté non équivoque. Si tel est le cas, la validité de la clause contractuelle est appréciée, principalement sous le visa de l’ancien article L.120-2 devenu L.1121-1 du code du travail, de plus en plus sollicité dans les décisions, au regard des exigences de justification et de proportionnalité et compte -tenu de l’intérêt légitime de l’entreprise522.
Dès lors, convient-il de s’interroger sur le sens de ces exigences (A) et sur les modalités d’arbitrage du juge (B) en s’appuyant sur les illustrations jurisprudentielles les plus significatives. S’agit-il de règles « d’arbitrage » ou de conditions objectives qui encadrent à la fois la volonté contractuelle des parties et l’expression du pouvoir dans le contrat? Au surplus, le juge n’exerce-t-il pas son contrôle, en s’appuyant sur les standards du « raisonnable » et de la « bonne foi » qui assurent l’équilibre contractuel de la relation individuelle de travail (C)?
Une personne est un individu considéré comme sujet pensant, à la fois unique ( distinct de l’autre ) et un ( à travers ses modifications ). V.A. Comte-Sponville, «Dictionnaire philosophique », PUF 2001, 1ère éd. Celle-ci doit être, cependant, distinguée de l’individu qui est perçu comme un être vivant quelconque dans un espace quelconque. Toutefois, il est différent de tous les autres. Se dit plus spécialement d’un être humain mais considéré plutôt comme objet que comme sujet, plutôt comme résultat que comme principe, plutôt comme élément (dans un ensemble donné, une espèce , …) que comme une personne ( A. Comte - Sponville préc).
J-M Verdier, «En guise de manifeste : le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme », in Les orientations sociales du droit contemporain, Ecrits en l’honneur de Jean Savatier, p 427 et suiv.
J-M Verdier, «Libertés et travail.Problématiques des Droits de l’homme et rôle du juge », Chr. XI Recueil Dalloz-Sirey 1988, p 63.
De telles exigences s’imposent aussi en cours d’exécution du contrat de travail.
V.supra Section 1 B) a).
Définition du temps de travail effectif issue de l’article L.3121-1 du code du travail.
Rappelons, à cet égard, que le Conseil Constitutionnel a précisé que le principe de liberté contractuelle n’a pas en lui-même valeur constitutionnelle, sa méconnaissance ne peut être invoquée devant le Conseil Constitutionnel que dans le cas où elle conduirait à porter atteinte à des droits et libertés constitutionnellement garantis…, qu’il ne résulte ni de l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, ni d’aucune autre norme de valeur constitutionnelle un principe constitutionnel dit de « l’autonomie de la volonté « (Décision du 20/03/97 JO du 26/03/97 p 4661 ). Par contre, la liberté contractuelle est un principe fondamental au sens de l’article 34 de la Constitution ( Conseil d’Etat 05/05/67 Rec.p 348 ).
Cass.Soc.17/04/91 Dr. Soc. 1991, p 485, obs. J. Savatier. Cass .Soc. 14/05/92, Bull.Civ. V 1992 n° 309.
V. J-M Verdier, art. préc. « En guise de manifeste : le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme », p 427 et suiv.
V.infra Partie II, Titre II, Chapitre II, Section 1.A noter que les mêmes exigences sont de justification et de proportionnalité sont recherchées à l’égard des actes unilatéraux de l’employeur.