399 De la formation à la rupture du contrat de travail, l’exigence d’une manifestation de volonté du salarié libre et en toute connaissance de cause, apparaît essentielle. Elle s’impose avec d’autant plus de force que l’acte unilatéral de rupture se présente dans le cadre d’une relation inégalitaire et engendre de lourdes conséquences financières pour son auteur. Dès lors, le contrôle du juge consistera également à vérifier, outre l’absence de vices de consentement, qu’aucune atteinte directe ou indirecte, extérieure au sujet, n’a été portée à la manifestation de volonté du salarié de démissionner, que celle-ci n’a pas été extorquée, d’une manière quelconque, par des pressions de l’employeur ou de son représentant.
Ainsi, la volonté de démissionner du salarié doit-elle être réfléchie et issue d’une véritable délibération. Elle doit être libre pour permettre une indépendance d’esprit et un choix autonome nécessaire à une manifestation de volonté claire, sérieuse et non équivoque. De telles exigences conduisent la jurisprudence à refuser la qualification de démission aux actes de rupture unilatéraux pris par le salarié dans des circonstances qui permettent de douter de l’authenticité de la volonté exprimée. Une démission écrite sous la pression de l’employeur ne peut ainsi traduire la volonté propre et personnelle du salarié de mettre fin au contrat ; que cette pression résulte d’un comportement fautif de celui-ci,pour échapper à un licenciement pour faute grave1025, ou s’effectue directement en vue de provoquer la démission1026.
400 La contrainte exercée par l’employeur peut prendre plusieurs formes, mais elle engendre chez le salarié la crainte d’un mal futur plus grand que celui auquel il est immédiatement exposé, ce qui l’incite à accepter le choix de l’autre. L’état psychologique ou moral du salarié peut également porter atteinte au caractère libre et sérieux d’une démission, il peut résulter de circonstances personnelles ou induit par l’environnement du travail1027. De nombreuses décisions illustrent à quel point le juge est attentif à l’altération de la volonté du salarié, ce qui le conduit alors à requalifier la démission en licenciement1028. Le juge procède selon une appréciation subjective et fonctionnelle, notamment au regard des qualités personnelles du salarié et de son niveau de responsabilité, des fonctions qu’il occupe dans l’entreprise.
De plus, l’examen doit démontrer que l’employeur n’a pas profité de la situation de faiblesse du salarié pour favoriser ou précipiter sa démission. Dès lors, bien qu’il soit, en principe, difficile pour un salarié de revenir sur sa décision de démissionner lorsqu’elle est certaine, les juges ont pu considérer qu’une rétractation rapide du salarié peut constituer justement un indice du caractère équivoque de sa volonté réelle et sérieuse de rompre le contrat de travail. Le contexte de la rétractation sera généralement pris en compte. Une rétractation suite à une démission donnée sous le coup de la colère1029, d’une émotion forte ou de pressions 1030 tend, à renforcer le caractère équivoque de la volonté du salarié de rompre unilatéralement le contrat de travail. Les juges sont donc particulièrement attentifs à ce que la volonté de démissionner du salarié provienne d’une délibération éclairée et informée, ce qu’une rétractation rapide semble fréquemment contredire.
401 La recherche de l’intégrité de la volonté du salarié, exprimée dans l’acte juridique unilatéral, paraît d’autant plus nécessaire que le lien de subordination peut être détourné, ce qui sous-tend une réflexion sur le rôle du pouvoir sur les lieux de travail mais aussi sur l’organisation du travail lui-même. La relation de travail n’est pas exempte de risques d’intimidation, voire de violence morale et psychologique ou d’usure mentale, susceptibles d’interférer sur le processus de la volonté individuelle.
402 Les pratiques de harcèlement moral sont, à cet égard, symptomatiques. Elles peuvent contraindre et pousser le salarié à démissionner ou à commettre une faute. Sous l’empire de la crainte ou des pressions, la victime abdique et cherche à fuir son ou ses bourreaux en démissionnant de l’entreprise. Le harcèlement moral1031 peut donc être un aspect de la violence qui prive la victime de sa liberté et altère sa volonté. Avant la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002,1032 la Cour de cassation avait fermement déclaré qu’une démission provoquée par les agissements de harcèlement moral exercés par l’employeur ne peut être considérée comme l’expression d’une volonté libre, sérieuse et non équivoque. Tel était le cas d’un salarié victime de brimades exercées pendant de nombreux mois, l’employeur l’ayant poussé à bout jusqu’à ce qu’il ait envoyé une lettre de démission1033. Certes, à l’époque des faits, il appartenait encore au salarié d’apporter la preuve des agissements subis et de l’influence produite sur sa volonté, notamment par l’apparition d’un état psychologique anormal le privant de ses facultés de réflexion et de libre entendement.
Depuis, la loi a introduit la notion de harcèlement moral dans le code pénal et dans le code du travail, en précisant les éléments constitutifs de la qualification de harcèlement moral.1034 Ce dispositif légal permet désormais de protéger, au plan contractuel et délictuel, tout salarié démissionnaire suite à des manœuvres de harcèlement moral. Le régime de la charge de la preuve du harcèlement moral1035 a été également aménagé pour permettre l’application effective de l’interdiction de harcèlement1036, à l’instar du dispositif retenu en matière de discriminations1037.Cette évolution du droit est plus qu’une adaptation aux transformations objectives du monde du travail, elle rend compte aussi de l’impératif de protection de la personne du salarié. Au-delà du cocontractant, c’est la personne du salarié qui doit demeurer libre d’exprimer sa volonté de rompre le contrat de travail, sans contrainte ni pression sur sa décision de démissionner.
403 A l’évidence, les exigences posées par le droit positif quant à la volonté du salarié de démissionner démontrent une forte suspicion à son encontre. Il est vrai que les conséquences sociales et économiques d’une démission ne sont pas négligeables et ne peuvent être supportées par le salarié que dans la seule mesure où elles relèvent d’une volonté propre, libre et responsable. En conséquence, les magistrats sont particulièrement vigilants à n’admettre cet acte unilatéral de rupture qu’en présence d’un signe volontaire fort et dénué d’ambiguïté de la part du salarié. Les juges du fond disposent, à cet égard, d’un large pouvoir d’appréciation de la volonté de démissionner du salarié, compte-tenu des circonstances et des conditions ayant présidé à la rupture.
404 Ainsi, la place effective de la démission dans l’espace reconnu à la volonté du salarié ne saurait être surestimée. En contrôlant la qualité de la manifestation de volonté du salarié et en distinguant initiative et imputabilité de la rupture, les juges délimitent fortement le champ de la démission, réservant cette qualification à quelques situations où indéniablement le salarié exprime une décision de rupture unilatérale incontestable, notamment lorsqu’il entend travailler chez un autre employeur. Ce constat traduit la permanence du régime de protection dont bénéficie le salarié. La démission qui constitue pourtant le mode normal de résiliation à l’initiative du salarié, selon sa volonté propre et personnelle, paraît même « vouée à disparaître du paysage juridique dans la mesure où, non seulement son champ d’application est étroit mais encore le salarié n’a aucun intérêt à l’utiliser même quand il est déterminé à quitter l’entreprise, car il a à sa disposition des modes de ruptures plus avantageux » 1038 .
Le salarié dispose, en effet, d’autres modes de rupture du contrat de travail dotés d’un régime juridique propre. Ainsi, paradoxalement, l’étroitesse de l’espace d’expression reconnu à la volonté du salarié de démissionner se conjugue avec la reconnaissance de modes de ruptures unilatérales ouverts exclusivement au salarié et qui lui confèrent une large capacité d’initiative mais aussi de prise de risques.
Cass/ Soc 14/05/2002 Juris-data n° 2003-014524.
Par exemple sous la menace de poursuites pénales par l’employeur (Cass.Soc. 17 /07/1996, RJS 10/1996 n° 1023, 2ème espèce).
Ainsi, une démission écrite par un salarié alors qu’il était sous l’emprise d’un état psychologique anormal ou dépressif est considérée comme de nature à altérer son jugement et à entacher le caractère clair et non équivoque de la volonté exprimée (Cass. Soc 01/02/2000 n° 98-40.244).
Tel est le cas de la démission du salarié donnée dans un mouvement d’émotion ou de colère, c’est à dire dans un état où la personne n’a pas pleinement conscience de la signification et surtout de la portée de ses actes. (Cass. Soc 07/04/99, Juris-data 1999-001583).
Cass. Soc 04/03/98, juris-data 1998- 001158.
Cass. Soc 05/10/99, Juris-data 1999-003511.
L’ouvrage de Mme M-F Hirigoyen a largement contribué à faire connaître le phénomène de harcèlement moral au travail, traduit du concept anglo-saxon de « mobbing », avant même que le législateur français adopte une réglementation spécifique sur cette question. (M-F Hirigoyen, « Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien », Syros 1998). V. aussi H. Leyman, « Mobbing », coll. Seuil 1996. Drida Michèle, Engel E. ; Litzenberger M., “Du harcèlement ou la violence discrète des relations de travail“, Actes du IIème Colloque International de Psychopathologie et de Psychodynamique du travail, Paris 1999. C.Dejours, « Travail : usure mentale », Bayard 2001).
Loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 dite de modernisation sociale ( parue au JO du 18/01/2002) complétée par la loi n°2003-06 du 3 janvier 2003 ( JO du 04/01/2003). V. aussi Décision du Conseil Constitutionnel n°2002-455 DC,12 Janvier 2002. L’article L.1152-1 du code du travail issu de cette législation, prévoit ainsi qu’« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Par ailleurs, « toute rupture du contrat de travail (licenciement ou démission) qui résulte d’un harcèlement moral est nulle de plein droit…. » (art.L.1152-3 du code du travail).
Cass. Soc 14/03/83, Dr. Ouv. 1984 p 392.
L’article L. 1152-1du code du travail ne propose pas une véritable définition du harcèlement moral, mais en donne les éléments constitutifs nécessaires et suffisants : caractère répétitif des agissements, agissements aboutissant à une dégradation des conditions de travail et portant atteinte aux droits et à la dignité de la personne ( v. aussi Décret n°2000-110 du 4 février 2000 reprenant l’article 26 de la charte sociale européenne sur le droit à la dignité au travail.), qualification de l’auteur des agissements délictueux (supérieur hiérarchique, collègues ou subordonnés). En outre, le législateur ne s’est pas attaché particulièrement à l’intention et la volonté de nuire de l’auteur des agissements bien que généralement, elles soient retenues dans une situation de harcèlement moral. Par ailleurs, le concept légal de harcèlement moral ne repose pas sur le critère de l’abus d’autorité, reconnaissant ainsi qu’il n’est pas nécessaire que l’auteur du harcèlement dispose d’une autorité de fait ou de droit sur la victime. Dès lors, la loi condamne à la fois les phénomènes verticaux et horizontaux de harcèlement moral.
Ou du harcèlement sexuel.
Art. L.1154-1 du code du travail. Le salarié concerné devra « présenter les éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement », à charge pour la partie défenderesse de «prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement » et que la décision en cause « est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement» (Notons queces dispositions ne s’appliquent pas devant le juge pénal et que dans les autres cas, elles ne dispensent pas le demandeur «d’établir la matérialité des éléments de fait précis et concordants ») . La nullité de plein droit de larupture du contrat de travail résultant d’agissements constitutifs de harcèlement moral est évidemment une garantie qui rapproche encore ce concept de celui de discrimination portant atteinte au principe d’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail .
V. la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations.
J-Y Frouin, art. préc. « Les ruptures à l’initiative du salarié et le droit de la rupture du contrat de travail ».