§ 1- Le droit d’alerte et de retrait en matière de sécurité au travail

637 La mise en œuvre par le législateur de droits propres aux salariés dans le domaine de la sécurité au travail est une innovation relativement récente1581. En effet, une longue et lente évolution a traversé le droit de la santé et de la sécurité au travail.

Certes, la prise en compte de l’état physique du travailleur constitue une préoccupation ancienne, au point même d’être à l’origine des principaux textes fondateurs du droit du travail1582. C’est ainsi que, très tôt, le domaine de l’hygiène et de la sécurité a fait l’objet de nombreuses normes à caractère d’ordre public visant à protéger l’intégrité physique des travailleurs. Celles-ci se présentent essentiellement sous forme de règles techniques et concernent généralement les systèmes techniques inertes plus que les hommes. Il a fallu attendre la loi du 6/12/1976 sur la prévention des accidents du travail, pour voir introduire le concept de « sécurité intégrée » et une approche plus globale de la sécurité, notamment par la prise en compte du bien-être des salariés, avec l’intégration de l’ergonomie dans les mesures prescrites1583.Ce n’est que plus tard, avec les transpositions des directives européennes, que le droit1584intègre le concept de prévention qui apparaît alors comme « un objectif autonome, digne d’être juridiquement protégé »  1585 . Beaucoup plustard encore, laprotection de lasanté des salariés est saisie sous l’angle des atteintes à la dignité1586 et à l’estime de soi dans le quotidien du travail1587 .

638 On discerne, au demeurant, plusieurs visages dans cet ordre public de la sécurité au travail, en fonction de l’évolution même des politiques en ce domaine, ce qui tend à démontrer l’ajustement permanent de la norme aux évolutions de la vie sociale. La première figure traditionnelle de l’ordre public en matière de protection de la santé du salarié repose sur l’idée de préservation/sanction. Il s’agit ici d’une préservation passive du salarié par l’édiction de prescriptions ou d’interdits liant l’employeur qui doit les mettre en œuvre et les respecter ou les faire respecter sous sa responsabilité. La justification de l’ordre public dans ce domaine tient à la fois aux conséquences de la libre entreprise 1588 et à la protection du salarié dont la volonté est soumise aux ordres de l’employeur. Il est donc juridiquement impossible que le salarié dispose à son gré ou renonce volontairement au bénéfice de la législation protectrice de sa santé. Le travailleur est ici exclusivement appréhendé par le droit comme un simple objet de protection, non en tant que sujet de sa propre sécurité1589. Il est « maintenu dans une situation d’incapacité juridique » et ainsi «  mis à l’écart de toute démarche émancipatrice » 1590

639 Aux côtés de cette figure toujours rémanente de l’ordre public dans ce domaine, se développent des lois d’ordre public qui manifestent certes toujours leur objectif de sauvegarde et de protection du salarié mais qui permettent aussi une préservation plus active du salarié, par la prévention. Avec l’émergence et l’enrichissement du concept juridique de prévention, le législateur impose à l’employeur non seulement un ensemble normatif précis mais aussi une véritable démarche répondant à l’obligation générale de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la protection de la santé physique et mentale des travailleurs1591.A cette occasion, le législateur fait de l’information des salariés mais surtout de leur formation à la sécurité les pièces essentielles du dispositif de prévention.L’introduction d’un principe de formation appropriée, adaptée aux salariés bénéficiaires et actualisée en fonction de l’évolution des connaissances techniques et des processus de production1592, dessine ici un modèle de préservation non plus passive mais active du salarié. Pour autant, si on perçoit une dimension individuelle dans la prise en compte du salarié, cette évolution ne démontre pas encore la reconnaissance ni d’une marge d’autodétermination ni d’une marge d’initiative fondée sur la volonté du salarié1593. Les rapports de travail obligent à un effort, à une discipline sociale imposés par le droit pour le bien commun dans un objectif d’équilibre des intérêts1594.

C’est seulement à partir de la reconnaissance par le législateur de droits propres aux salariés que l’on discerne une évolution notable. Les nouvelles prérogatives, dont bénéficie chaque salarié en matière de sécurité au travail, constituent indéniablement « une forme d’autonomie dans la subordination individuelle » 1595 (A), fondée sur une initiative propre au salarié (B), au regard de son appréciation personnelle du danger grave et imminent dont il peut être l’objet(C).

Notes
1581.

Loi du 23/12/1982 complétée par la loi du 31/12/1991.

1582.

Toutefois, il s’agissait alors de mesures essentiellement tournées vers la préservation, dans le processus de production, de l’intégrité physique du salarié et plus particulièrement, de certaines catégories de salariés, comme les enfants et les femmes.V. notamment T.Aubert-Monpeyssen, « Les outils juridiques de la prévention » in La santé des salariés, Journées Michel Despax, Colloque AFDT du 28 mai 1999,Liais. Soc. 25/05/2000 n° 43/2000.

1583.

V. H. Seillan, «  Sécurité du travail et ordre public »,Dr. soc. 1989 p 369 et suiv.

1584.

En particulier avec la loi du 31/12/1991.

1585.

V. T. Aubert-Monpeyssen, art. préc. « Les outils juridiques de la prévention ».

1586.

On citera notamment la protection professionnelle de la victime ou du témoin en cas de harcèlement sexuel et moral. Voir articles L. 1152-1 et suiv. (anciens art. L.122-49 et suiv) et L.1153-1 et suiv (anciens art. L.122-46 et suiv.) du code du travail.

1587.

V. A. Thébaud-Mony, « La santé au travail : approche sociologique », in La santé des salariés, Journées Michel Despax, Colloque AFDT du 28 mai 1999, Liais. Soc. 25/05/2000 n° 43/2000.

1588.

Eventuellement des activités dangereuses menées dans l’entreprise.

1589.

P. Adam, thèse préc. « L’individualisation du droit du travail », p113.

1590.

P. Adam, thèse préc. « L’individualisation du droit du travail », p113

1591.

V.art. L.4121-1 du code du travail (ancien art. L.230-2 ).

1592.

V. art. L.4141-1 et suiv du code du travail (ancien art. L . 231-3-1 ).

1593.

On citera, toutefois, l’exception déjà ancienne de l’article R. 4624-18 (ancien art. R. 241-49 III ) du code du travail qui permet au salarié de réagir volontairement et de prendre une initiative personnelle en demandant directement à bénéficier d’un examen médical. Cette demande ne peut motiver une sanction.

1594.

H. Batiffol, «  La philosophie du droit « , PUF 10ème Ed. 1997.

1595.

Selon la formule du professeur A. Supiot, ( v. « Les nouveaux visages de la subordination »,Dr. Soc. février 2000 p 136.)