694 Qu’entend-t-on par liberté et par droit fondamental de la personne, selon la terminologie qui prévaut aujourd’hui ? D’emblée, les droits fondamentaux désignent, semble-t-il, un peu plus que de simples « droits ». Et ce, pour des raisons qui tiennent à l’histoire, à la nature juridique1759 et aussi à la fonction de ces droits- « des droits qui fondent » 1760, c’est à dire des droits constitutifs de la société dans son ensemble, plus proches sans doute pour certains d’entre eux de la catégorie des principes ou des standards que des droits subjectifs à proprement parler.
Quant au mot « personne », il doit sans doute être défendu par rapport à la référence classique à « Homme ». Tandis que les droits de l’Homme renvoient à une tradition française ancrée dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, sont désormais mis en avant les droits fondamentaux de la personne humaine, notamment dans la Charte de l’Union Européenne. Ce recours à la « personne », outre qu’il favorise une certaine idée d’universalisme, permet d’introduire un concept particulièrement riche1761. La personne 1762est unique mais aussi multiple. On connaît la notion classique de personne juridique1763, à laquelle a été annexé aujourd’hui un nouveau concept juridique, celui de personne humaine. Celle-ci se compose d’un corps et d’un esprit, comme d’une socialité, c’est à dire qu’est prise en compte l’inscription de l’individu dans une relation sociale1764. Soulignons encore que la personne est le siège de la volonté, objet de notre étude.
695 Au regard de leur finalité intrinsèque, les droits fondamentaux « fondent », en ce sens qu’ils ont une fonction générale de légitimation du droit et du système juridique dans son ensemble. L’idée que ces droits et libertés sont nés essentiellement en vue de protéger la personne humaine de l’interventionnisme autoritaire des pouvoirs publics ou de l’Etat, ne doit pas masquer les menaces que font peser sur les libertés des instances ou groupes autres que l’Etat. Les pouvoirs privés, par la relation inégalitaire qu’ils instaurent, sont également susceptibles de limiter la capacité des individus à être d’authentiques sujets de décisions et de porter ainsi atteinte aux droits et libertés de la personne. On le sait,le pouvoir, y compris celui d’une personne de droit privé, représente une intrusion sur le terrain juridique de l’autre.Dans le rapport d’emploi, cette intrusion a pour effet majeur, nous l’avons vu, d’exercer une contrainte sur la volonté de celui qui se trouve ainsi assujetti, et plus largement sur sa capacité d’autodétermination.
696 Le paradoxe de la situation du salarié a été précédemment souligné. Débiteur d’une obligation contractuelle d’exécuter une prestation de travail, il est tout autant juridiquement «débiteur d’obéissance » face au pouvoir de l’employeur. Dit autrement, sa volonté, en tant qu’ « aptitude à décider ou agir, accepter ou refuser, reconnue par le droit à toute personne physique, sujet de droit, en vue de produire des effets juridiques » 1765 , devient en principe inopérante lorsque le salarié est face au pouvoir juridique reconnu à l’employeur.
Ainsi, le sujet assujetti à un tel pouvoir doit-il obéir. L’obéissance apparaît comme la conséquence de la soumission au pouvoir, même si, nous l’avons vu, celle-ci ne peut en aucun cas être totale.
L’assujettissement au pouvoir désigne la situation de droit dans laquelle se trouve la personne qui y est soumise. Cette situation ne peut être concevable que dans la mesure où elle concerne des sujets libres. De sorte que le travailleur qui a volontairement contracté un travail subordonné, est certes assujetti au pouvoir de l’employeur mais demeure une personne libre. Le pouvoir de l’employeur ne peut donc nier le sujet libre dans le travailleur. Ainsi, l’assujettissement ne signifie pas la disparition des libertés et droits fondamentaux de la personne qui se trouve soumise au pouvoir, ni le droit pour son détenteur de s’insinuer dans les détails les plus infimes de la conduite individuelle de l’assujetti.
Mais, sans atteindre une telle extrémité, la soumission au pouvoir n’en pose pas moins la question de la restriction des droits et libertés de la personne. En outre, si le salarié se « subordonne » et accepte des restrictions à certains droits, le fait-il pour ses droits « plus » fondamentaux : droits de l’homme, libertés ou droits économiques et sociaux ? La question, soulevée par le professeur J-M Verdier 1766, dessine les virtualités de la défense de la personne dans le salarié et la protection de son autonomie par le droit du travail.
697 L’enjeu des libertés et droits fondamentaux de la personne dans la relation de pouvoir repose donc principalement sur la solution susceptible d’être donnée à l’équation suivante : d’un côté, le salarié est une personne libre qui ne peut abdiquer cette qualité en dépit de la subordination qui le lie à un employeur mais de l’autre, l’employeur est détenteur d’un pouvoir – au demeurant étroitement dépendant du cadre juridique que lui impose le législateur- qui peut aussi justifier des contraintes fondées sur la protection des intérêts légitimes de l’entreprise. C’est la résolution de cette problématique majeure qui a affermi le recours aux libertés et droits fondamentaux de la personne dans les relations du travail1767, sous le contrôle du juge judiciaire, garant des libertés et droits fondamentaux.
698 On a noté que le nouveau code du travail insère désormais l’article L.1121-1, dans sa première partie « Les relations individuelles de travail », Livre 1er , Titre II intitulé « Droits et libertés dans l’entreprise ». Cet article couvre la relation de travail dans son ensemble, ce qui conforte son efficacité juridique. Il énonce d’abord le principe selon lequel « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles des restrictions…». La chose est donc entendue :le droit du travail est soumis, comme les autres familles de l’ordre juridique, à l’influence et au respect des droits fondamentaux. La personne du salarié, à laquelle sont rattachés des libertés et droits fondamentaux, précède en quelque sorte et englobe son statut de salarié, marqué par le lien de subordination, en le cantonnant1768.
Mais l’article L.1121-1 ne consacre pas uniquement un principe préexistant, il poursuit en précisant « Nul ne peut apporter aux droits…des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Une règle est donc posée pour résoudre les différends entre respect des libertés et droits de la personne et exercice du pouvoir patronal. La licéité de certaines restrictions aux droits et libertés de la personne du salarié est admise, bien qu’elle soit conditionnée à une double exigence de justification et de proportionnalité. Le terme de «restrictions » interdit nécessairement que ces droits et libertés puissent être supprimés mais autorise leur encadrement, leur limitation par le pouvoir. Les restrictions licites doivent viser un but légitime, dans la stricte mesure où la nature de l’emploi l’impose et si les moyens mis en œuvre ne vont pas au-delà de ce que commandent les circonstances de fait. Cette juste proportion de la contrainte implique un contrôle juridictionnel de proportionnalité1769 emportant nécessairement une analyse de pondération, un arbitrage entre le respect des droits et libertés du salarié et l’intérêt de l’entreprise, lesquels sont forcément concurrents. Le droit du travail est donc, une fois encore, dans une logique de conciliation et de régulation.
699 A l’issue de ce constat formel, on peut être saisi par une certaine déception tenant à la frilosité avec laquelle le droit du travail accorde une place aux droits fondamentaux. Néanmoins, le salarié n’est plus démuni désormais pour exercer ou faire valoir ses droits et défendre ses libertés face au pouvoir. Reste donc à analyser la manière dont le juge procède pour résoudre les conflits d’ingérence du pouvoir dans l’exercice des droits et libertés de la personne du salarié. C’est justement au regard de son action régulatrice que l’on pourra mesurer l’impact des droits et libertés de la personne sur la relation de pouvoir et la capacité du salarié à faire valoir une volonté propre.
Ces droits sont pour partie consacrés par la Constitution de la République ou reconnus comme ayant valeur constitutionnelle. V. supra Partie I Chapitre 1, Section 1 §1B.
E.Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA juill- août 1998, n° spécial Les droits fondamentaux, p 6 et suv.
V. P.Adam, thèse préc., « L’individualisation du droit du travail », notamment ses développements sur le concept de « la personne », p 42 et suiv .
Le concept de personne dérive, en premier lieu, du grec prosoper qui signifie « visage », être « face « aux yeux des autres, ensuite, du latin persona, masque, d’où personnage ou rôle. Personare veut aussi dire « nommer à travers ».
Avoir la personnalité juridique est l’aptitude à être titulaire de droits, astreint à des obligations et donc apte à participer à la vie juridique.
X.Bioy, « Le concept de la personne humaine en droit public. Recherche sur le sujet des droits fondamentaux. » Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2003, p 319.
V. supra, définition de la volonté, telle que retenue dans l’Introduction générale.
J-M Verdier, « En guise de manifeste : le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme » in Les orientations sociales du droit contemporain – Ecrits en l’honneur de J. Savatier, PUF 1992 p 427 et suiv.
Les dispositions des articles L. 1121-1et L.1321-3 2° du code du travail (anciens art.L.120-2 et L.122-35) ont donné ainsi toute leur place et leur légitimité aux libertés et droits fondamentaux de la personne du salarié.
J-Y Frouin, art. préc. « La protection des droits de la personne et des libertés du salarié », p 123.
Sur cette notion, v. la thèse de B.Geniaut, « La proportionnalité en droit du travail »- déc. 2007 IETL Lyon2.