720 La consécration du principe de la dignité de l’être humain s’est imposée d’abord en droit international puis européen. La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 10 décembre 1948 énonce, sans équivoque, que « tous les être humains naissent libres et égaux en dignité et en droit ». La dignité humaine est également consacrée dans la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, la Charte sociale européenne de 1996 qui affirme dans son article 26-2 le droit à la dignité dans le travail ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne1835.
En droit interne, bien qu’inexistant dans les Constitutions françaises de 1946 et 1958, le concept de dignité de la personne humaine a été déclaré par le Conseil Constitutionnel comme étant un « principe constitutionnel » 1836 . Désormais, le code civil, dans son article 161837, interdit toute atteinte à la dignité de la personne dont la loi assure la primauté. La dignité est aussi intégrée dans notre droit pénal.1838 Récemment, c’est le droit du travail qui s’est saisi du concept de dignité dans la législation, notamment à propos du harcèlement moral1839. Au surplus, les juridictions n’hésitent plus désormais à s’y référer1840.
721 La doctrine n’a pas manqué non plus d’investir ce concept, qui paraît plus difficile à appréhender que son apparente évidence le laisserait supposer. Certains auteurs ont une approche de la dignité sous l’angle des droits de l’homme. La dignité de la personne humaine « constitue le concept central et le fondement de la théorie des droits de l’homme » 1841 . Elle ferait figure de principe matriciel par excellence, qui constitue le socle des droits fondamentaux voire leur raison d’être1842. Selon une autre approche, « si la liberté est l’essence des droits de l’homme, la dignité est l’essence de l’humanité » 1843 . Elle serait alors située au plus profond de l’essence de l’homme, de sorte que la liberté lui serait en quelque sorte subordonnée. Au-delà du rappel non exhaustif de ces quelques points de vues, la dignité de la personne humaine apparaît comme « le concept juridique opératoire pour désigner ce qu’il y a d’humain dans l’homme. C’est pourquoi elle est inhérente à tous les membres de la famille humaine et tout ce qui tend à déshumaniser l’homme sera considéré comme une atteinte à cette dignité » 1844 .
722 Il faut donc souligner ici l’universalisme du concept de dignité de la personne humaine. Tous les êtres humains, quel que soit leur comportement ou leurs caractéristiques, partagent en commun un droit substantiel au respect de l’humanité qui leur est inhérente. Valeur collective et transcendante, la dignité de la personne humaine doit être préservée et prise en compte à l’échelle de la société. A défaut de quoi, elle risque de demeurer dans l’ordre des valeurs éthiques même si on ne conteste pas que ce concept s’enracine dans une conception philosophique, voire morale, du Monde et de l’Homme1845.
Le concept de dignité de la personne humaine pose l’humanité de chaque individu comme une valeur à respecter en soi, qui ne saurait être remise en cause sous aucun prétexte, quelle que soit la situation. Ainsi, la principale finalité de cette notion est-elle de protéger l’individu contre les abus d’autrui, qu’il s’agisse de l’intégrité et de l’inviolabilité du corps humain, premier attribut de la personne humaine, ou encore de son esprit, siège de sa volonté. Le concept de dignité de la personne humaine, saisi à travers la protection de l’intégrité physique de la personne, occupe une place centrale dans les mesures prises contre la torture et « tous traitements cruels, inhumains ou dégradants » 1846 . Plus spécifiquement, c’est cette même finalité qui a légitimé le recours au concept de dignité de la personne humaine pour interdire le harcèlement moral1847. Chaque être humain doit donc être protégé contre toute forme « d’asservissement et dégradation »1848 pouvant constituer une déshumanisation de l’homme.
723 Mais comment contenir cette déshumanisation, plus particulièrement dans les rapports de travail? On ne peut ignorer que le travail est susceptible « de déshumaniser » l’homme 1849. Or, si les conditions de travail peuvent être souvent éprouvantes, elles ne sont pas, fort heureusement, toutes dégradantes et susceptibles de porter atteinte à la dignité de la personne. En matière de harcèlement moral, le législateur vise une « …dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité,…» 1850 . On peut avancer, en prenant appui sur les principes dégagés par les textes fondateurs,1851 que des conditions de travail portant atteinte à l’intégrité physique ou morale de la personne ou comportant des traitements inhumains ou dégradants, voire constituant un travail forcé, relèvent d’atteintes à la dignité de la personne humaine. Or, la difficulté est bien de préciser le contenu et les limites de ces atteintes à la dignité.
Si la dignité peut être saisie comme le concept juridique de l’humanité dans l’homme1852 , il faut bien aussi déterminer la portée exacte de cette humanité. L’absence de définition, la malléabilité et les lacunes qui entourent le concept de dignité aboutissent in fine à confier un large pouvoir d’appréciation au juge pour déterminer les atteintes à la dignité de la personne humaine. De plus, l’absolu de l’exigence de dignité humaine risque aussi soit de déboucher sur une relativité d’application soit, plus paradoxalement, de se construire au détriment de la volonté individuelle de la personne protégée.
724 Cette dernière orientation a d’ailleurs été remarquablement mise en lumière dans une décision déjà ancienne1853, dite du « lancer de nains ». Le Conseil d’Etat, utilisant pour la première fois le concept de dignité, avait reconnu que le respect de la dignité de la personne humaine était une composante de l’ordre public. Il en avait conclu que l’activité en cause (le lancer de nain), interdite par le maire d’une commune, dans le cadre de ses pouvoirs de police, « portait atteinte, par son objet même, à la dignité de la personne humaine ». En dehors de tout jugement moral sur la solution adoptée1854 , deux points méritent d’être soulignés.
En premier lieu, l’activité en cause, outre qu’elle se déroulait dans de bonnes conditions de sécurité et de protection de la personne, était surtout volontairement choisie et acceptée par les nains et faisait l’objet d’une rémunération. En somme, l’atteinte à la dignité de la personne ne relevait pas des conditions de travail mais de la nature de l’activité qui mettait en jeu la différence physique. Ce qui a pu faire penser à une résurgence de la morale au détriment de la volonté et des intérêts concrets revendiqués par les individus, en l’occurrence ceux du nain qui avait porté l’affaire devant le Conseil d’Etat.
Ensuite, la décision invoque l’ordre public, c’est à dire les valeurs fondamentales de la Société. Les atteintes à la dignité seraient donc des atteintes au maintien de l’ordre public de la Société. Même si, dans le cas d’espèce, l’atteinte à l’ordre public a parfois été contestée, il importe de retenir ici que la dignité apparaît bien hors commerce, tout comme le corps, qu’elle constitue une valeur absolue et universelle, celle de l’identité humaine. Il est donc inconcevable qu’on puisse y renoncer et le voudrait-on, cette renonciation serait frappée de nullité. Un homme n’est pas libre de renoncer à sa qualité d’homme1855. La volonté individuelle est ici écartée au profit d’une solidarité humaine qui exprime le respect de soi et des autres. On comprend que le concept de dignité figure une certaine conception de l’homme. « La dignité favorise autant l’autonomie individuelle qu’elle justifie à l’inverse une intervention publique potentiellement liberticide censée garantir la reconnaissance réciproque de la valeur de la personne…» 1856 .
Dès lors, le concept de dignité humaine peut-il être réellement associé à une émancipation de la volonté individuelle? Plus spécifiquement, dans le rapport d’emploi, peut-il servir à défendre la personne humaine du salarié contre des manifestations dévoyées du pouvoir de l’employeur ?
JO n° C 303 du 14/12/2007. Le préambule de la Charte souligne la valeur intrinsèque de la dignité humaine et de la place de la personne. Le titre I de la Charte s’intitule d’ailleurs « La dignité ». Il se subdivise en cinq articles dont le premier est consacré à la dignité humaine, inviolable. Celle-ci doit être respectée et protégée.
Il s’agit en fait d’une extension des termes de la déclaration liminaire de la Constitution de 1946 (tout être humain possède des droits inviolables et sacrés).V. Conseil . Const. 27/07/94, D. 1995 J p 237, note B. Mathieu.
Issu de la loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain.
Articles 227-24, 225-1 et suiv., 225-14 et suiv. du code pénal .
Article L.1152 – 1 (ancien art. L . 122-49) du code du travail ( loi du 17 janvier 2002 ) .
V. notamment Cass.Crim. 04/03/2003, Liais.Soc. 07/04/2003 jp n° 810
J-M Verdier, chr.. préc.“Libertés et travail.Problématique des droits de l’Homme », p 63 et suiv.
J-F Renucci, « Droit européen des droits de l’homme », LGDJ 1999, p 2.
B. Edelman, « La dignité de la personne humaine : un concept nouveau » in La dignité de la personne humaine. Economica 1999 p 25 et suiv.
M-L Pavia, « La dignité de la personne humaine » Economica 1999, sous la direction de Th. Revet.
O de Tissot, « Pour une analyse juridique du concept de « dignité « du salarié », Dr. Soc. Déc. 1995 p 972 et suiv.
V. convention des Nations Unies contre la Torture du 10/12/1984.
Art. L.1152-1 du code du travail. Le harcèlement moral a pour objet ou effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié.
Conseil Constitutionnel, décision n° 94-343-344 DC, 27/10/1994.
T. Revet, « La dignité de la personne humaine en droit du travail » in La dignité de la personne humaine. Economica 1999 p 137 et suiv.
Art. L.1152-1 du code du travail (ancien art. L 122-49) issu de la Loi du 17 janvier 2002.
On citera, notamment, la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
M-L Pavia, art. préc.”La dignité de la personne humaine”, p 121.
Conseil d’Etat 27/10/95, D. 1996 p 177.
Le nain en question était tout à fait consentant à cette activité de lancer, pour laquelle il était régulièrement rémunéré. On sait aussi que d’autres activités similaires (démonstrations de foires, spectacles…) sont par ailleurs tolérées.
B. Edelman, art. préc. « La dignité de la personne humaine : un concept nouveau », p 25 et suiv.
X.Bioy, thèse préc. « Le concept de la personne humaine en droit public ».