§ 2- Les effets de la titularité individuelle du droit de grève

759 Selon la jurisprudence, la qualité de gréviste résulte d’une manifestation de volonté1943. Celle-ci peut se traduire par une déclaration expresse du salarié de faire grève. Mais, la volonté individuelle de participer au mouvement de grève peut être également présumée à partir du comportement actif ou passif du salarié1944. En outre, une volonté tacite du salarié semble admise. Ainsi, le défaut de réponse du salarié suite à un message de l’employeur en vue de connaître sa position par rapport à un conflit, a été considéré par la Cour decassation commeunemanifestation tacite de volonté de suivre l’ordre de grève1945. Cette position peut surprendre car elle tend à donner au silence du salarié une valeur spécifique d’acceptation de la grève1946, ce qui l’engage notamment au regard des conséquences juridiques rattachées à l’exercice du droit de grève1947. A l’inverse, c’est au salarié de prouver qu’il a cessé de faire grève1948. Dès lors qu’il est démontré que le salarié avait signifié clairement à sa hiérarchie son intention de mettre fin à sa participation au mouvement de grève, le temps de repos inclus dans la période d’arrêt de travail postérieure à cette manifestation non équivoque de volonté doit être rémunéré.

760 Mais, c’est certainement à l’occasion de la conjonction de la maladie du salarié et de la grève que la Cour de cassation a le plus directement mis en avant la question de la manifestation de volonté du salarié. En droit, un gréviste malade ne peut être que l’un ou l’autre mais pas les deux en même temps1949.Aussi, les juges utilisent-ils le «  critère chronologique » de la cause première de suspension du contrat de travail. Si le salarié était déjà malade au moment où la grève a été déclenchée, celle-ci doit être considérée comme « étrangère»  au salarié.1950 Il existe donc une présomption de volonté en faveur de la non-participation du salarié au mouvement collectif. Seul le salarié peut détruire une telle présomption en faisant connaître à l’employeur sa volonté de participer en quelque sorte «moralement»  au conflit1951 voire en participant à des actions ou des réunions organisées par les grévistes. En revanche, lorsque le salarié a déjà participé au mouvement de grève avant de tomber malade, il existe alors une présomption de continuation de la grève. La maladie ne modifie pas la volonté initiale et le salarié demeure gréviste, à moins qu’il ne manifeste sa volonté de se désolidariser du mouvement suivi1952.

761 Mais que se passe-t-il lorsque cette volonté est confrontée au pouvoir disciplinaire de l’employeur ? En particulier lorsque coexistent volonté déclarée de faire grève et mise à pied conservatoire, toutes deux certes constitutives d’une suspension du contrat de travail mais relevant d’initiatives distinctes ? On sait que le pouvoir disciplinaire de l’employeur est en principe suspendu pendant la grève, sauf faute lourde du salarié gréviste 1953. Dans une affaire concernant des représentants du personnel grévistes mis à pieddans le cadre d’une procédure de licenciement pour faute lourde avec saisine préalable de l’inspection du travail1954, la Cour de cassation a considéré que la première cause de suspension (la grève), à l’initiative du salarié, était effacée par la seconde (la mise à pied), à l’initiative de l’employeur. On constate donc, dans ce contexte précis1955, une prévalence du pouvoir disciplinaire de l’employeur sur la volonté première du salarié gréviste. Mais l’originalité de la décision de l’espèce tient aux conséquences du refus d’autorisation de licenciement par l’inspecteur du travail. En effet, la mise à pied ayant effacé la volonté initiale des salariés de faire grève pendant cette période, quand bien même elle serait évidente, l’employeur devient «  de plein droit débiteur du salaire correspondant à la période de mise à pied » 1956 , puisque les salariés ne sont juridiquement plus considérés en grève. 

762 On doit admettre, que si l’exercice du droit de grève dépend étroitement d’un acte volontaire manifesté par le salarié, tel n’est pas le cas lors du règlement des conflits collectifs. En effet, ces derniers se terminent généralement par le biais de procédures de discussions collectives, qu’il s’agisse de négociation, de médiation, de conciliation ou d’arbitrage1957. A l’évidence, le règlement du conflit dépasse les salariés concernés, pris individuellement. L’acte ayant pour objet de régir la fin du conflit1958 est particulier, essentiellement parce qu’il concerne une collectivité de destinataires qui doit être légalement représentée. Néanmoins, la volonté individuelle du salarié pourra être sollicitée, en particulier lorsque son contrat de travail est en cause.

763 Rappelons que depuis un arrêt du 15 janvier 1997, la Cour de cassation décide qu’un accord de fin de grève « s’analyse soit en un accord collectif d’entreprise lorsqu’il est signé après négociation avec les délégués syndicaux par l’un d’entre eux, soit en un engagement unilatéral de l’employeur » 1959 .

Ainsi, l’acte de règlement de conflit pourra prendre la forme d’un engagement unilatéral de l’employeur à destination collective. Un tel engagement ne sera opposable au salarié que dans la mesure où il contient des dispositions plus favorables que son contrat. Mais, en raison des mécanismes de représentation et plus particulièrement du droit à la négociation collective, l’acte de fin de conflit aura généralement la qualité d’un accord collectif si celui-ci est signé par des représentants des organisations syndicales représentatives de salariés et profite à l’ensemble des salariés qui remplissent les conditions d’application du texte1960. En effet, la négociation collective tient une place majeure lors du règlement des conflits collectifs parce qu’ « elle n’est pas seulement une réglementation économique » mais « une relation de pouvoir qui conduit à une réglementation paritaire» 1961 .Les salariés grévistes ne signent donc pas tous et personnellement l’accord final. Ainsi, leur volonté individuelle ne participe pas directement à l’expression d’une volonté collective autonome de cesser la grève, sauf organisation éventuelle d’un référendum par le ou les syndicats. En revanche, si l’accord collectif conclu a pour effet de modifier, de façon moins favorable, les contrats individuels de travail, la volonté individuelle de chaque salarié trouverait alors à se manifester1962.

764 En définitive, la grève apparaît plus comme un acte volontaire nécessitant une manifestation de volonté que comme un fait juridique. Les manifestations de volonté individuelle des salariés de faire grève sont accueillies largement par le droit, ce qui rompt avec les exigences renforcées qui président traditionnellement aux manifestations de volonté des salariés, en matière contractuelle notamment. A l’évidence, cette ouverture est liée ici à la nature du droit de grève, dont chaque salarié est titulaire, droit qui lui permet de se déterminer personnellement et librement. Est souligné ainsi le caractère individuel du droit de grève, par opposition à un droit collectif qui serait une prérogative des syndicats ou relèverait de l’expression d’une volonté majoritaire. Le droit de grève est donc conçu à un double niveau : une décision personnelle de cesser le travail pour rejoindre un mouvement collectif de revendications professionnelles, une action collective qui inclut l’action individuelle. En ce sens, ce droit pourrait être qualifié de « droit individuel d’exercice partiellement collectif » 1963. A l’inverse, les manifestations de volonté individuelle des salariés apparaissent accessoires, voire inexistantes, lors de la résolution du conflit collectif, redonnant alors le privilège au collectif et aux acteurs institutionnels.

Notes
1943.

Au demeurant, la volonté de faire grève ne peut se résumer à la volonté déclarée du salarié de faire grève, il faut que celle-ci se traduise aussi par une cessation effective et correspondante du travail dans le cadre de l’action collective. Parfois, des salariés bien qu’ils se soient déclarés solidaires de la grève déclenchée, sont amenés à assurer un service minimum pour des raisons de sécurité notamment. Dès lors qu’ils assurent leur travail normalement, il convient alors de les traiter comme des non - grévistes, donc de leur verser une entière rémunération, même si normalement, ils se considèrent comme grévistes (v. Cass.Soc. 18/07/2000, RJS 11/2000 n°1152).

1944.

Par exemple, la non-exécution des tâches ou le refus de pointer.

1945.

Cass. Soc. 07/05/87 et Cass. Soc. 19/06/87, Bull.civ. V n° 399 p 253, D.1988 info rap p 100 obs. J. Pélissier.

1946.

V. J.Frossard, “Les obstacles juridiques au déclenchement des grèves”, Dr.Soc. 1988, p 630 et suiv..

1947.

En l’occurrence, la suspension du contrat de travail avec suppression de la rémunération pour la durée de la grève , en raison même du caractère synallagmatique des obligations contractuelles, sauf manquements délibérés ou comportements illicites de l’employeur à l’origine du déclenchement de la grève ( v. Cass. Soc. 21/05/97, Dr.soc. 1997, obs. J-R Ray, p 763 et suiv,.).

1948.

Cass. Soc. 15/01/2003, TPS 2003, comm.146 1er arrêt.

1949.

Il s’agit de deux causes distinctes de suspension du contrat de travail aux conséquences juridiques différentes qu’il convient de parfaitement distinguer.

1950.

Cass. Soc . 97/10/70, Dr. Soc. 1971 p 136 obs. J. Savatier . Cass. Soc . 20/02/80, D. 1980 info rapide p 546 Obs. J. Pélissier.

1951.

Cass. Soc. 15/12/71, Bull.civ V n° 736.

1952.

Cass. Soc . 17/06/82,Bull.civ. V 1982 n° 405.

1953.

Art. L. 1132-2 du code du travail.

1954.

Cass.soc. 17/12/2002, D. 26 /06/2003 n° 25 / 7122, Som. Com. , obs. Ph. Mallard.

1955.

En effet, le prononcé d’une sanction suppose, dans ce cas, une faute lourde du salarié et le respect de la procédure protectrice pour les représentants du personnel ( v. notamment Cass. Sco. 16/12/92, Dr. Soc. 1993 p 293 et suiv. obs. J. Savatier. Cass. Soc. 10/05/2001, RJS 7/2001 n° 907,1ère espèce. )

1956.

Cass.soc.17/12/2002, arrêt préc.

1957.

Art.L.2524-5 du code du travail (ancien art. L. 522-3 ).

1958.

V. M. Moreau, «Les règlements de fin de conflit ( protocole, protocole d’accord ou accord de fin de conflit) », Dr. Soc. 2001 p 139 et suiv. R. de Quenaudon, « Les protocoles de fin de conflit dans le secteur privé », Dr. Soc. 1981 p 401 et suiv.

1959.

Cass.Soc. 15/01/1997, Bull.civ.1997 V, n° 20.

1960.

V. Cass.Soc. 26/11/2008, JCP S 07/04/2009, 1166.

1961.

H. Touzard , «La médiation et la résolution des conflits » , PUF 1977 . Notons qu’ avec la loi du 4 mai 2004 relative au dialogue social et surtout, celle du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale, les accords de fin de grève, conclus sous forme d’accord collectif du travail, doivent respecter l’exigence majoritaire. Ce qui peut être, parfois, difficile dans un contexte de tensions.

1962.

V. supra Partie I, Titre II, Chapitre II.

1963.

On rejoint ici l’analyse du professeur A. Jeammaud, art. préc. « La place du salarié individu dans le droit franaçis du travail », p 355-356. P. Adam, thèse préc. « L’individualisation du droit du travail », p 72.