§ 2- Le droit d’expression directe et collective

777 Issu de la loi du 3 janvier 1986, 2003 bien que promu de façon expérimentale par la loi du 4 août 1982 sur les libertés des travailleurs dans l’entreprise, le droit d’expression directe et collective des salariés a d’abord été présenté comme un instrument de démocratie directe dans l’entreprise2004 permettant à chaque salarié de s’exprimer sur ses conditions de travail. Composante de la liberté d’expression du salarié dans et hors de l’entreprise, le droit d’expression directe et collective doit cependant en être différencié.

Bien que l’intitulé du droit d’expression directe et collective ne contienne pas explicitement l’idée d’une titularité individuelle, il s’agit pourtant d’une prérogative individuelle appartenant à chaque salarié2005,quels que soient son statut et la nature juridique de son contrat. Le « bénéfice » de ce droit lui appartient. Chaque salarié a donc la faculté de manifester une parole, un avis, une proposition, il a droit « de s’exprimer lui-même suivant sa propre culture et sa propre éducation » 2006 , en dehorsde toute tutelle, qu’il s’agisse de celle de la hiérarchie directe, de l’employeur, voire des représentants du personnel.

778 Pourtant, s’il s’agit bien de permettre à chaque salarié de s’exprimer directement sur ce qui fait sa vie professionnelle quotidienne, le cadre d’exercice de ce droit est collectif, ce à plus d’un titre. D’abord de par les conditions de mise en œuvre du droit d’expression qui relèvent soit d’un accord collectif soit, à défaut, d’une consultation du comité d’entreprise ou des délégués du personnel2007. Ensuite, le caractère collectif du droit d’expression se confirme dans ses modalités d’exercice. En l’occurrence, l’expression individuelle se manifeste nécessairement au cours de réunions collectives regroupant les salariés, sur les lieux et pendant le temps de travail2008. Le groupe sert donc de creuset de réflexion et d’échanges entre des personnes censées être unies par des préoccupations professionnelles et des intérêts communs.

En outre, force est de constater que le droit d’expression directe et collective est un droit prescrit, à la fois par la loi qui l’encadre et par les acteurs internes désignés par celle-ci qui en précisent les modalités. Les conditions d’expression de la volonté individuelle du salarié sont donc exactement déterminées. Celui-ci n’est pas libre d’exercer ou non son droit d’expression. En effet, dès lors que le dispositif est mis en place dans l’entreprise, le droit d’expression devient une obligation pour le salarié. A telle enseigne que le temps consacré à l’expression est payé comme temps de travail.L’exercice du droit d’expression est donc du temps « utile » pour l’entreprise, du « temps subordonné », si on se réfère à la définition légale du temps de travail effectif, le salarié demeurant par principe à la disposition de l’employeur.

Enfin, le droit d’expression directe et collective a un objet déterminé et précis qui porte sur l’amélioration « des conditions de travail et de l’organisation de l’activité et la qualité de la production 2009  », hormis « des questions se rapportant au contrat de travail, aux classifications, aux contreparties directes ou indirectes du travail » 2010 L’objet du droit d’expression directe concerne donc le fonctionnement collectif de l’entreprise, du service, voire du poste occupé2011. De sorte que l’on en vient à se demander si le droit d’expression ne serait pas en définitive un mode légal de management participatif.

779 Tel n’était sans doute pas l’intention originelle du législateur2012. Le droit d’expression directe et collective est conçu, en effet, comme un droit à la parole, donné au salarié selon des dispositions prescrites dans un cadre collectif. Au point que le législateur avait veillé au strict encadrement du pouvoir disciplinaire de l’employeur pour assurer l’exercice normal de ce droit2013. A s’en tenir aux termes de l’article L. 2281-3 du code du travail, aucun propos tenu dans ces circonstances ne devrait pouvoir être sanctionné, dépasserait-il le strict cadre des conditions de travail2014. On peut estimer, à cet égard, que les limites susceptibles d’être imposées aux salariés sont celles qui s’appuient sur la notion d’abus de droit, pouvant résulter du respect du droit des personnes et du droit de la presse, interdisant tout propos injurieux, diffamatoire ou attentatoire à la vie privée. La circulaire ministérielle de 1986 ajoute « toute malveillance à l’égard des personnes ». Rappelons qu’une décision ancienne2015considérait déjà « un comportement discourtois à l’égard de l’un des supérieurs hiérarchiques d’une salariée » comme une limite du droit d’expression directe. A l’avenir, les juges devraient pouvoir s’appuyer largement sur les principes de finalité et de proportionnalité qui gouvernent les restrictions aux droits et libertés2016. Quant à la portée exacte de l’interdiction des sanctions et des licenciements, définie par l’article L.2281-3 du code du travail2017, c’est à l’occasion de l’affaire Clavaud2018, qu’elle a pu être mesurée. La sanction d’un licenciement au titre dudit article est la nullité, même si ce texte ne s’appliquait pas au cas d’espèce, s’agissant de la liberté d’expression du salarié hors del’entreprise2019.

780 Cependant, l’évolution du dispositif légal n’a pas répondu aux attentes espérées et l’expérience du droit d’expression s’est assez vite enlisée pour diverses raisons. Outre des causes objectives2020, d’autres motifs plus subjectifs ont été avancés dès 19882021 par l’administration du travail, notamment le désintérêt ou l’hostilité des partenaires sociaux ou encore la préférence des entreprises pour d’autres formes de participation des salariés2022 regroupées sous la formule générique de « management participatif ». De plus, mal accordé aux besoins des salariés, l’exercice du droit d’expression ne semble guère de nature à resserrer les liens entre les membres de la collectivité du personnel. Certes, l’intérêt bien compris des parties milite en faveur de groupes d’expression organisés au sein d’unités de travail cohérentes maisest-ce suffisant pour tisser un lien social entre les membres du groupe ? La réponse est plutôt négative.

Il convient de noter, en effet, que les groupes d’expression sont formés non sur la reconnaissance mutuelle de leurs membres, mais généralement « décrétés », de façon extérieure aux volontés des salariés concernés. En outre, il est besoin que s’opère dans un groupe la jonction entre l’individuel et le collectif. Un équilibre est donc nécessaire entre la liberté de la parole qui y est admise pour chacun et le sentiment d’être écouté, d’obtenir des résultats concrets au plan collectif. C’est avoir « davantage de pouvoir sur un acte qu’on réalise » 2023. Le législateur de 1982 en était, semble-t-il, conscient puisqu’il avait confié aux organisations syndicales le soin de fixer, par accord collectif, les mesures destinées à « assurer la liberté d’expression de chacun et la transmission à l’employeur des demandes et propositions des salariés …» 2024 .

781 On le voit, la volonté, dans la part d’auto-détermination qui est conférée au salarié à travers l’exercice du droit d’expression, a un rôle manifestement étroit et prescrit. En vérité, plus que de volonté du salarié, il s’agit ici d’une faculté d’expression dans un domaine circonscrit au travail, qui ne relève pas non plus de la liberté d’expression, laquelle exige un véritable espace d’exercice. La volonté du salarié n’est donc pas mise en relief de façon à favoriser l’expression d’un pouvoir du salarié sur ses actes. Celui-ci n’a pas véritablement le choix de participer ou non, il se plie aux conditions d’expression collective déterminées en dehors de lui. Qui plus est, ces conditions ne sont pas de nature à favoriser une idée de resserrement du lien social au sein du groupe ni de reconnaissance du salarié en tant que membre du groupe. Au demeurant, l’efficacité de tout dispositif d’expression n’est-elle pas dépendante de la volonté de chacun d’entrer avec sérieux et bonne foi dans une œuvre commune 2025 ?

782 On retiendra, à cette dernière étape, que la volonté individuelle du salarié a un véritable rôle à jouer dans la consolidation du lien collectif. Celui-ci est d’autant plus patent, s’agissant du droit de vote aux élections professionnelles, qu’il s’inscrit dans une dynamique de reconnaissance d’un pouvoir de choix et d’action de chaque salarié. En revanche, le rôle dévolu à la volonté individuelle dans l’exercice du droit d’expression directe et collective s’avère plus limité, ou du moins, plus bridé, en raison d’une capacité insuffisante d’auto-détermination du salarié et d’une forme d’instrumentalisation de sa parole.

L’affermissement du rôle de la volonté individuelle du salarié en tant membre du groupe se révèle plus nettement avec l’apparition, depuis quelques années, de nouvelles prérogatives touchant au droit de la négociation collective.

Notes
2003.

Art. L.2281-1 et suiv. du code du travail (anciens art. L.461-1 et suiv.).

2004.

Y.St Jours, « L’entreprise et la démocratie ». D.1993 chron.12.

2005.

V. A. Jeammaud, art. préc.«  La place du salarié individu dans le droit français du travail »,p 347 et suiv.

2006.

Ministre du travail, JO, AN, 20/11/1985, p 4453.

2007.

Art. L.2281-5 (ancien art. L.461-3), art.L.2281-12 (ancien art. L.461-4) du code du travail.

2008.

Art. L2281-4 du code du travail (ancien art. L. 461-2).

2009.

Article L. 2281-2 du code du travail (ancien art.L.461- 1 al. 1).

2010.

Circulaire ministérielle du 4 mars 1986.

2011.

A l’exclusion de toute démarche individuelle de défense d’intérêts individuels, qu’il s’agisse de réclamations relevant de la négociation entre les parties au contrat de travail ou del’action des délégués du personnel. De même, sont exclues du champ du droit d’expression, les questions relevant du domaine propre au droit de la négociation collective, telles que les classifications ou les salaires.

2012.

Initialement, l’objectif principal du dispositif légal était de « faire que les travailleurs soient les acteurs du changement » dans l’entreprise.

2013.

Ainsi, est-il prévu que « les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement. », art. L.2281-3 du code du travail (ancien art. L.461-1 alinéa 2).

2014.

R. Vatinet, «L’expression des salariés », in Etudes offertes à G. Lyon-Caen , Les transformations du droit du travail.Dalloz 1989.

2015.

CA de Paris 27/10/88, JCP 1988 éd. E I 18032.

2016.

Par application de l’article L.1121-1 (ancien art. L.120-2) du code du travail issu de la loi du 30/01/92. V. supra..

2017.

Ancien article L.461-1 al 2 du code du travail.

2018.

Cass. Soc. 28/04/88, Dr. Soc.1988 p 428 et suiv. obs. G. Couturier.

2019.

L’arrêt soulignait en effet que, même en l’absence de texte, la nullité du licenciement en cause résultait du principe selon lequel un salarié ne saurait être sanctionné ou licencié en raison de l’exercice de sa liberté d’expression, principe dont la règle de l’article susvisé constituait, tout au plus, une autre application.

2020.

Raisons tenant notamment à la taille de l’entreprise, à d’éventuelles difficultés économiques, à la carence ou la faiblesse des systèmes de représentation.

2021.

V. « Les pratiques relatives à l’expression des salariés. Principaux résultats » par Sylviane Séchaud , Ministère du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle. Etudes DARES 1988.

2022.

On citera, pour exemples, les cercles de qualité, les groupes traditionnels tels que les réunions de service de formes diverses, les formes d’expression dans le cadre de projets d’entreprise, voire de façon plus restrictive, les boîtes à idées ou les cahiers de suggestions, ….

2023.

G. Mendel, « Pourquoi la démocratie est en panne. Construire la démocratie participative ». La découverte 2003, p 224.

2024.

Art. L.2281-11 du code du travail (ancien art. L.461-5 al. 1à 5).

2025.

V. J.Le Goff, op.préc. « Du silence à la parole.Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours », Coll.L’univers des Normes 2004.