Conclusion générale

823 Dans l’introduction de cette recherche, l’hypothèse avait été émise d’un affermissement du rôle et de la place de la volonté individuelle du salarié dans le rapport de travail.

Au moment de conclure, il est temps de dépasser cette intuition première et de dégager, sinon des certitudes – souvent difficiles dans une branche du droit aussi mouvante que le droit du travail- du moins quelques enseignements et perspectives.

A l’aune de cette recherche, la volonté individuelle du salarié, longtemps réduite à une fiction, ou du moins fortement bridée, semble gagner en intensité et en visibilité au sein du droit du travail et du rapport d’emploi. On observe, en effet, que le droit positif favorise une prise en compte plus systématique et plus radicale de cette volonté sur le terrain du contrat de travail comme sur celui du pouvoir.

Ceci ne signifie pas pour autant que le droit du travail soit mû par un véritable projet global et méthodique de renforcement de la place et du rôle de la volonté du salarié dans le rapport d’emploi. Il s’agit plutôt d’un mouvement d’affermissement, qui se dessine par une série de glissements, par touches successives et progressives, en relief d’une configuration générale du droit du travail traditionnellement fondée sur la protection du salarié, partie faible au contrat, et sujet soumis au pouvoir de l’employeur.

Le diagnostic posé aujourd’hui ne peut donc être qu’en demi-teinte, mêlant étroitement faveur et suspicion, valorisation et protection de la volonté du salarié.

824 La définition de la volonté, proposée dans l’introduction, consistait en une « aptitude à décider ou agir, accepter ou refuser, reconnue par le droit à une personne physique, sujet de droit, en vue de produire des effets de droit ». Etait ainsi identifiée une volonté dotée d’une intentionnalité juridique et apte à produire des effets juridiques. Or, parce que le droit du travail se fait souvent l’écho des valeurs de la société contemporaine, qu’il s’agisse de l’idée d’autonomie, de l’émergence d’attentes individualistes ou de la revendication de droits et libertés de la personne, il existe des risques d’égarement sur ce qui peut constituer ou non des actes volontaires du salarié.

Ainsi, un renforcement de l’autonomie de gestion du salarié dans son travail ou un appel croissant au volontariat ne signifient-il pas nécessairement une valorisation de la volonté du salarié mais peuvent, au contraire, cacher une subordination d’une autre nature. Sous un autre angle, le recours accru à la figure du contrat de travail ne participe pas forcement au renforcement corrélatif du rôle de la volonté du salarié, lorsque son contenu et ses modalités sont préétablis par le législateur ou prédéfinis par le juge, voire par les acteurs collectifs.

825 La volonté suppose donc un domaine d’exercice reconnu et protégé par le droit, par le biais de prérogatives et droits individuels dont le salarié est titulaire et qui lui confèrent une certaine liberté, une faculté de choix, un pouvoir d’agir, une sphère d’activité. Dans ce sens, il est indéniable que le droit du travail a entrepris une rénovation majeure fondée essentiellement sur une large prise en compte de la personne concrète du salarié.

Tout d’abord, par le biais du contrat, le salarié affirme, plus largement que naguère, sa figure de cocontractant. Le rapport contractuel de travail s’imprègne d’une mesure de raisonnable et d’équilibre. Le droit du salarié d’accepter ou de refuser une modification du contrat de travail à l’initiative de l’employeur illustre aussi une reconnaissance de sa volonté sur le terrain contractuel. De même, et en dépit de certaines critiques, le droit de la rupture du contrat de travail élargit objectivement les modes de rupture unilatérales sur initiative du salarié ou d’un commun accord avec l’employeur.

Ensuite, sur le terrain du pouvoir de l’employeur, le salarié bénéficie d’espaces de choix accrus. L’exercice de droits propres dans l’organisation de l’activité productive ou l’exécution individuelle du travail favorise ainsi une capacité objective de décision ou d’action du salarié face au pouvoir.

826 Mais le mouvement d’affermissement de la volonté du salarié s’appuie aussi sur deux autres aspects plus originaux et inattendus. Le premier a trait à la reconnaissance du salarié en tant que personne détentrice de droits fondamentaux et libertés. Reconnaître à la personne du salarié, dans le cadre de la relation de travail, une valeur et une dignité intrinsèques qui lui permettent d’exprimer une volonté libre, va au-delà de la simple affirmation de ses droits et devoirs. C’est dire aussi que la personne préexiste à la qualité de salarié et, qu’en tant que telle, elle doit être protégée et respectée, sans jamais pourvoir être anéantie par la subordination. Partant, c’est contenir les effets du pouvoir de l’employeur. Le second aspect concerne le renforcement de la place de la volonté individuelle du salarié dans la dimension collective du rapport de travail. Cette évolution n’allait pas de soi, pour des raisons à la fois historiques et culturelles tenant à l’institutionnalisation d’acteurs collectifs dans l’entreprise. Pourtant, la volonté du salarié a trouvé une place complémentaire aux côtés de ces derniers. Elle se manifeste aussi bien dans l’exercice individuel de droits collectifs, que pour servir une finalité à destination collective et un intérêt collectif. S’affirme ainsi plus radicalement la qualité de membre de la collectivité du personnel à laquelle le salarié appartient.

Naturellement, des pans entiers du droit du travail demeurent fermés à la volonté du salarié. Qui plus est, même lorsqu’elle est reconnue, la volonté du salarié subit inévitablement les limites de l’ordre public et des arbitrages tenant au contrat ou au pouvoir.

827 Le droit du travail pourrait-il aller plus loin dans la valorisation de la volonté du salarié, à supposer qu’un mouvement général converge en ce sens?

Une telle entreprise nécessiterait certainement une refondation du droit du travail, construit sur une défiance structurelle à l’égard de la volonté du salarié, en tant que travailleur subordonné. Dès lors, cette démarche devrait nécessairement s’accompagner d’une mise en cause du lien juridique de subordination qui a pour effet, on l’a vu tout au long de cette étude, d’entraver la volonté du salarié.

Sortir de l’idée soumission ou de subordination juridique du salarié à l’égard de l’employeur, supposerait à tout le moins de projeter un nouveau modèle de relations juridiques entre les deux parties, qui serait alors fondé sur l’égalité des parties, sorte d’«affectio societatis»2126. Mais, si une telle évolution juridique peut susciter l’intérêt de la prospective, elle reste rebelle à la conceptualisation, en raison essentiellement de la pluralité des situations de travail et de la diversité des rapports de travail que l’on rencontre aujourd’hui.

Ainsi, d’autres voies sont expérimentées2127, en particulier pour tenir compte des conditions spécifiques de travail de certains travailleurs, jouissant d’une très large autonomie fonctionnelle, en vue de leur assurer le bénéfice ou le maintien de la protection attachée au statut du salarié. Sous un angle différent, des études ont été également engagées2128, afin de régler le régime juridique de situations de travail présentant des caractères, sinon de similitude, du moins de mitoyenneté, entre travailleur économiquement dépendant et travailleur subordonné2129.

828 Ces orientations sont néanmoins significatives de la direction désormais poursuivie par le droit objectif : assurer une majoration de la volonté du salarié dans le cadre d’une relation du travail plus égalitaire et préserver le socle protecteur des règles d’ordre public. Il ne peut y avoir, en effet, de volonté effective, sans liberté concrète de choix et de décision dans un espace donné.

En définitive, plutôt que d’investir une refondation sociale et normative bien hypothétique à ce jour, le droit du travail s’engage, semble-t-il, sur la voie d’une valorisation progressive de la volonté du salarié dans la relation du travail, qui fait figure, d’ores et déjà, de réponse aux nouvelles données contextuelles et en particulier, aux attentes d’une « subordination modérée ». Elle oblige à ne plus envisager le rapport d’emploi uniquement en termes de soumission, et à s’interroger sur les mécanismes propices à une liberté et une capacité volitive renforcées du salarié.

On sera porté à penser que la valorisation de la volonté du salarié, loin d’annoncer la fin du salariat, pourrait être au contraire l’occasion d’une forme de renaissance.

Notes
2126.

Art. 1832 du code civil.

2127.

Des expériences de nature diverse, introduisant d’autres aspects que la subordination classique, existent déjà. Qu’il s’agisse notamment du portage salarial (art.L.1251-64 du code du travail), du travail à temps partagé (ar.L.1251-1 du code du travail), du contrat à durée déterminée à objet défini dit de projet ( Loi n° 2008-596 du 25 juin 2008 sur la modernisation du marché du travail), voire même de l’auto- entrepreneur ( Loi n° 2008-776 du 04/08/2008 sur la modernisation de l’économie) qui favorise l’idée de créer son propre travail ( v. « 1 er mai : fête du travail….non salarié ? » J-E Ray, Liaisons sociales Magazine, n°102, mai 2009, p42).

2128.

PH. Antonmattei, J-C Sciberras, « Rapport à Mr le Ministre du Travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité », nov. 2008, notamment p 8 et suiv. D’autres analyses et propositions ont été faites, par le passé, notamment « l’état professionnel » de A. Supiot, «  Au-delà de l’emploi, transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe », Flammarion 1999 ; la « parasubordination » de J. Barthélémy «Parasubordination », les Cahiers du DRH, mai 2008, p 27. ; le « professionnel ou le travailleur autonome »,objet de certaines expériences européennes ( notamment en Espagne) ou de propositions syndicales (Cadres CFDT, avril 2001).

2129.

Créer, comme il est proposé, une nouvelle catégorie juridique sans modifier la frontière entre salariés et travailleurs indépendants, entre subordination juridique et dépendance économique, laisse cependant présager, pour l’avenir, quelques difficultés de tracé de frontière. V. notamment, C. Giraudet, « Le rapport Antonmattéi-Sciberras sur la protection du travailleur économiquement dépendant », in «  Les périmètres du droit du travail »,Colloque organisé par l’Equipe de recherche en droit social de l’IETL de Lyon 2 et celle du CERCRID de Saint-Etienne, 16 et 17/10/2009.