Introduction

Quel que soit le niveau de développement d’un pays, l’important volume de son parc automobile révèle le caractère commun et banal de l’activité de conduite. L’apparente simplicité qui caractérise cette tâche occulte la complexité des mécanismes cognitifs mis en jeu et nécessaires à son bon fonctionnement. Un paradoxe malheureusement explicité par les statistiques de la sécurité routière.

Pour comprendre ce paradoxe, il est essentiel de définir clairement l’activité de conduite. Selon Neboit (1980), « conduire un véhicule, c’est effectuer un déplacement dans un environnement en constante évolution. Ce déplacement est orienté vers des buts, soumis à différentes règles (explicites et implicites) et s’effectue au moyen d’un outil particulier, le véhicule ». Deux niveaux de difficulté émergent de cette définition. Le premier concerne la gestion des interactions « conducteur-véhicule-environnement » et le second est relatif aux interactions « conducteur-véhicule » (Neboit, 1980).

Durant un trajet, le dynamisme et la diversité du système routier imposent au conducteur une adaptation continuelle. Que ce soit en termes de densité du trafic, de conditions climatiques, de types d’infrastructures ou de types d’usagers (Van Elslande, 1992), les caractéristiques d’une situation de conduite ne sont jamais identiques à une autre et de fait ce dynamisme induit d’importantes pressions temporelles pour le conducteur. Il est systématiquement contraint de réagir rapidement dès qu’une situation vient à se complexifier. Un conducteur peut, par exemple, traverser différentes infrastructures et évoluer d’une situation relativement calme (trajet sur autoroute avec un trafic fluide) vers une situation beaucoup plus complexe à gérer et coûteuse en attention (trajet en centre ville). Dans le premier cas, la tâche du conducteur consistera simplement à maintenir l’allure et la position du véhicule sur la chaussée. Les voies sont généralement droites et les usagers vont tous dans le même sens. Aucun traitement particulier n’est nécessaire et le conducteur subit peu de pression temporelle. Dans le second cas, la gestion de la situation devient plus compliquée en raison de l’enchainement de configurations routières différentes et des flux de véhicules aux directions diverses. En un court instant, le conducteur doit traiter une multitude d’informations pour répondre le plus adéquatement possible à la situation. La gestion de ce surplus d’informations est complexe et demande énormément de ressources cognitives (Saad et al. 1992). Par exemple, lorsque le trafic est dense, le conducteur doit déployer davantage de ressources attentionnelles pour répondre correctement à des événements potentiellement critiques. Associées à cela, les conditions climatiques peuvent également générer une demande supplémentaire en ressources attentionnelles. Un déplacement par temps pluvieux sera plus coûteux en attention qu’un trajet par temps ensoleillé. La visibilité est réduite, le sol est glissant et le risque d’accident est accru.

Seulement, avant d’être confronté à ce dynamisme de l’environnement routier, le conducteur doit apprendre à interagir avec son propre véhicule. L’interaction « conducteur-véhicule » (Neboit, 1980) sous entend que l’activité de conduite est à considérer comme une activité globale aux sous-tâches multiples et suppose une parfaite coordination entre des sous-tâches à composantes cognitives et des sous-tâches à composantes sensori-motrices. Il est inutile de préciser que la tâche de conduite repose sur des activités cognitives complexes. Le conducteur doit continuellement extraire et traiter les informations pertinentes de l’environnement routier. Une mauvaise coordination entre ces sous-tâches induira des erreurs de conduite. Les sous-tâches sensori-motrices, quant à elles, correspondent à des compétences de conduite (ou habiletés automatisées) qui permettent la gestion technique du véhicule à savoir la tenue du volant, le changement de vitesse, le freinage et le maintien du véhicule sur la chaussée. Elles sont incontournables à tout déplacement.

Dans ce contexte, il est intéressant de préciser que depuis quelques années, les habitudes de conduites ont évolué. Avec le développement et l’introduction de systèmes de communications et d’informations au sein des véhicules, les automobilistes ne cherchent plus simplement à effectuer un trajet mais tentent de rendre ce temps de trajet productif, par exemple en passant les appels qu’ils n’ont pas pu faire durant la journée. Nombreux sont ceux qui, avant même de démarrer et sans savoir s’ils vont émettre ou recevoir un appel ont le reflexe de placer le téléphone à proximité. Ces situations ne nous sont pas étrangères, loin de là. Il suffit simplement d’observer un flux de véhicules sur une portion d’autoroute par exemple, pour se rendre compte qu’il est extrêmement fréquent de voir des automobilistes téléphoner. Cette situation est devenue « normale » et anodine pour les usagers en dépit des perturbations de l’activité de conduite et des risques en termes de sécurité routière. Dans ce contexte, la population des jeunes conducteurs novices se dégage tout particulièrement. Ne pouvant se passer des nouvelles technologies, constamment au téléphone ou devant leur écran d’ordinateur, ils ont l’habitude de mener plusieurs discussions en parallèle. Ainsi, lorsque ces jeunes prennent le volant, la question est de savoir comment l’utilisation excessive du téléphone portable dont ils font preuve va avoir un impact sur des compétences de conduite encore en construction. Comment un jeune conducteur novice, fraîchement licencié, parviendra-t-il à gérer une tâche encore nouvelle pour lui, à savoir l’activité de conduite, avec une tâche qu’il connait particulièrement bien, à savoir la conversation téléphonique?

De nombreuses études ont démontré que la réalisation d’une tâche ajoutée dégrade les performances de conduite. Toutefois peu de recherches se sont centrées sur les jeunes conducteurs novices. L’objet de cette thèse visera à porter une attention particulière à cette population en mettant l’accent sur leur performance de conduite et sur la qualité du traitement de l’information lorsqu’ils sont en situation d’attention partagée. Il s’agira plus spécifiquement d’articuler le travail autour de deux populations de conducteurs, des conducteurs expérimentés et des conducteurs novices afin de procéder à des comparaisons et de vérifier l’impact de la situation de double tâche en fonction des caractéristiques de chacun. En effet, hormis des dégradations de performances au niveau visible (maintien de la trajectoire par exemple), un des problèmes majeurs causé par une conversation téléphonique est lié à des problèmes au niveau cognitif. Si l’on interroge, par exemple, un conducteur en situation d’attention partagée sur les informations pertinentes de la scène routière, les informations prélevées dans la scène routière seront potentiellement erronées ou inexactes. Le traitement de l’information ne sera pas optimal et les décisions prises potentiellement inappropriées. Plusieurs modèles expliquant les étapes de traitement de l’information coexistent. Dans le cadre de ce travail de thèse, nous nous pencherons essentiellement sur le modèle Skills-Rules-Knowledge (SRK) de Rasmussen (1983, 1986) dans la mesure où il prend en compte le niveau de familiarité et d’expérience pour expliquer le traitement de l’information.

Ce document s’organisera autour de six chapitres présentant consécutivement les aspects théorique et méthodologique avant de présenter les résultats et leur discussion. Notre premier chapitre sera consacré à l’activité cognitive du conducteur automobile. Nous reviendrons dans un premier temps sur le rôle de l’attention. En effet, nous ne pouvons parler du fonctionnement cognitif sans évoquer l’action des processus attentionnels. Cela nous permettra d’introduire notre second point relatif au traitement des informations. Nous verrons notamment le rôle de la mémoire et des connaissances dans l’efficacité du traitement de l’information avant de revenir sur le modèle de Rasmussen pour expliquer la dernière étape de la chaîne du traitement de l’information et comprendre comment les prises de décisions sont effectuées. Nous clôturerons ce chapitre par la présentation et l’interprétation des effets de la distraction sur les performances de conduite. Le second chapitre sera destiné à l’étude de la production d’erreurs dans le cadre de la conduite automobile. Nous reviendrons tout d’abord sur les spécificités de l’erreur, avant de mettre en avant deux principaux modèles permettant l’analyse de celle-ci. A savoir le modèle de SRK de Rasmussen (1983, 1986) et le modèle Generic Error Modelling System (GEMS) de Reason (1993). Nous terminerons ce chapitre par l’intérêt de la prise en compte de l’erreur pour l’analyse et la compréhension de l’activité de conduite. Pour cela, nous mettrons en avant une méthode d’analyse de l’erreur dans le cadre de la conduite automobile. Dans notre troisième chapitre, nous nous focaliserons sur une population bien précise de conducteurs, à savoir celles des conducteurs novices. Nous commencerons par expliquer ce qui caractérise cette population avant de nous intéresser au développement des compétences attentionnelles et perceptives de ces conducteurs. Le chapitre quatre reprendra la problématique et les hypothèses à vérifier durant le travail de thèse. Les chapitres cinq et six présenteront les méthodologies des expérimentations ainsi que les résultats obtenus et se termineront par une discussion des expérimentations. Au cours de ces discussions nous reviendrons sur la validation ou non de nos hypothèses opérationnelles. La conclusion nous permettra de valider ou non notre hypothèse générale et nous présenterons les perspectives de recherche de ce travail.