Limites de la mémoire à court terme et évolution vers le concept de mémoire de travail

Le développement de la psychologie cognitive a conduit à étudier et préciser le rôle de la mémoire dans le fonctionnement du système cognitif. En effet, comme nous venons de le dire, lors de la réalisation des tâches complexes, le rôle de la MLT ne peut se restreindre à une simple fonction de stockage d’informations. En effet, les tâches de raisonnement ou encore de résolution de problème nécessitent un cheminement d’étapes qui risque d’être contraint par cette simple capacité temporaire de stockage de l’information. Les informations maintenues doivent subir un traitement pour répondre aux besoins de ces activités. Cela suppose de se souvenir du but, de la ou des consignes, des résultats intermédiaires, de toutes les informations nécessaires à l’exécution correcte du problème. De là est né le concept de MDT avec ses doubles fonctions à savoir le traitement des données et le maintien temporaire du résultat des opérations effectuées sur ces données.

De plus, des études ont montré que les capacités de la mémoire à court terme étaient peu ou pas en rapport avec les performances réalisées lors d’activités complexes. Le positionnement de la MDT dans le système cognitif n’est pas unanime et il existe deux orientations théoriques pour la situer (Chanquoy et al. 2007). (1) La MDT est considérée comme un système distinct de la MLT. On la considère ainsi soit comme un système unitaire et général telle la présentation du modèle d’Atkinson et Shiffrin (1968) soit comme un système hiérarchique constitué de différents composants spécifiques à des activités cognitives (langage, résolution de problème, etc..) en se basant sur le modèle de Baddeley (1986). (2) La MDT correspond à une partie temporairement activée de la MLT (Cowan, 1988). La capacité de la MDT est également sujette à caution et les théories divergent quelque peu. Pour certains (1) la capacité de la MDT est générale et est indépendante de la nature du traitement à mettre en œuvre (A. Baddeley, 1986). Pour d’autre, (2) la capacité de la MDT dépend d’un groupe de tâches (Daneman & Carpenter, 1980) ou de certaines activités cognitives (Daneman & Tardif, 1987).

La conception de Baddeley et Hitch (1974) reste la modélisation la plus citée et est la première à avoir identifier un système mnésique autre que la mémoire à court terme.

Le modèle de Baddeley et Hitch (1974)  :

Le modèle de la MDT élaboré à la base par Baddeley et Hitch (1974) puis développé par Baddeley (1986) reste le modèle prédominant. Ce modèle apporte une description détaillée des structures cognitives dans le maintien temporaire de l’information. Il apporte un élément supplémentaire au modèle de Atkinson et Shiffrin (1968) en proposant une structure tripartite comprenant un administrateur central assisté de deux sous systèmes ou systèmes esclaves : l’ardoise visuo-spatiale et la boucle phonologique (figure 3).

Figure 3: La mémoire de travail (MDT)
Figure 3: La mémoire de travail (MDT)

Source : schéma tiré de Bellet (1998)

(1) le concept d’administrateur central de la mémoire de travail est un concept utile pour désigner les caractéristiques attentionnelles de la mémoire de travail ainsi que ses liens avec la mémoire à court terme. L’administrateur central correspond à la composante attentionnelle du système qui répartit les ressources attentionnelles et régule le flot d’informations en MDT. Il assure le contrôle des opérations de traitement. Pour cela, il sélectionne les stratégies cognitives, coordonne le traitement et le stockage des informations. Il aide à la récupération d’informations en MLT. Depuis les publications de 1992, Baddeley propose une description de l’administrateur central largement inspirée du modèle de Norman et Shallice2(1980) qui concerne le rôle de l’attention dans le contrôle de l’action. Il suggère ainsi que l’activité peut être contrôlée selon deux modes différents : l’un automatique et l’autre contrôlé. Le mode de contrôle automatique assure le bon déroulement des programmes d’activités routinières et maitrisées (par exemple la marche). Ce mode intervient également lorsqu’il s’agit d’effectuer plusieurs activités en parallèles pour notamment éviter une surcharge du système. Le mode attentionnel est quant à lui activé lorsque le mode de contrôle automatique est inefficace et que le traitement nécessite d’être de haut niveau (cf. 1.1.3).

(2) La boucle phonologique est spécialisée dans le traitement du matériel verbal et de la parole dont elle permet le stockage et la manipulation (Gathercole & Baddeley, 1993). Ce sous-système de la MDT a fait l’objet d’un nombre important de recherches et un nombre non négligeable de données empiriques à son sujet existe. La boucle phonologique est constituée d’un registre de stockage passif de l’information verbale dont la capacité est limitée. En effet, les informations verbales sont reçues et stockées sous formes de codes phonologiques pendant une durée très brève. Les représentations mnésiques phonologiques maintenues dans ce registre sont amenées à décliner passivement en moins de deux secondes. Un processus d’autorépétition subvocale (ou récapitulation articulatoire également appelé « langage intérieur » ou inner speech) est destiné à maintenir l’information verbale en mémoire. Il est responsable du rafraîchissement de l’information contenue dans le registre de stockage en la réactivant de façon cyclique afin d’éviter le déclin de cette information. De plus, il permet à un stimulus visuel d’être converti en un code phonologique.

Cette fonction a été mise en évidence par le biais de données expérimentales, notamment au travers des effets de suppression articulatoire (l’empan mnésique est réduit lorsque le sujet doit, simultanément à l’encodage de l’information, répéter un terme sans signification) et de longueur des mots (le nombre de mots pouvant être retenu est fonction de leur durée de prononciation). L’évaluation de la fonction de stockage de la MDT dépend notamment de l’effet du discours entendu et non écouté (irrelevant speech effect, (Neath, 2000)) et de l’effet lié à la similarité phonologique des items (une liste de mots est d’autant plus difficile à mémoriser que ces mots se ressemblent phonologiquement (Conrad & Hull, 1964). L’effet du discours entendu et non écouté est perturbé par l’audition de mots autres que ceux à retenir, même si le sujet est libre de les ignorer. Cela montre que l’empan de la MDT est réduit lorsqu’une tâche de mémoire est effectuée en même temps qu’un discours est entendu.

(3) l’ardoise visuo-spatiale a été moins étudié que la boucle phonologique car il est plus délicat de mener des expérimentations permettant d’appréhender le fonctionnement de ce sous-système. Elle dispose d’une double fonction à savoir 1) le maintien et le traitement des informations visuelles et spatiales ainsi que 2) la création et la manipulation d’images mentales. Elle est alimentée soit par des informations provenant de la perception visuelle soit indirectement par la production d’images à partir de l’information verbale contenue dans la boucle phonologique. L’ardoise visuo-spatiale dispose de deux sous-systèmes. Le cache visuel (visual cache) stocke passivement les informations visuelles. Il est sensible à l’arrivée de nouvelles informations et son contenu disparait rapidement s’il n’est pas rafraichi. Ce rafraichissement correspond alors aux fonctions du second sous-système à savoir le scribe interne (inner scribe). Ce dernier est destiné à rafraîchir et à manipuler les informations provisoirement stockées dans le cache visuel.

Le modèle de Baddeley (1986) présente certaines limites. Malgré son aspect novateur et pionner, il est fortement inspiré du modèle de Norman et Shallice (1986) et n’apporte que peu d’éléments complémentaires. De plus, en raison de l’absence de relation entre le maintien à court terme des informations et la résolution des problèmes complexes, il semble difficile de décrire les activités cognitives complexes à l’aide de ce modèle.

D’après ce modèle, la mémoire de travail correspond à une zone temporairement activée de la MLT, ce qui met en avant la notion d’activation. Cette notion d’activation présente la mémoire comme un réseau de différentes unités interconnectées (à savoir les représentations) que l’on appelle également les « nœuds » du réseau. Un nœud est défini par une ou plusieurs propriétés correspondant à différentes types de relations. Le fonctionnement de la mémoire est défini en termes d’activation de ces nœuds et de transmission de cette activation aux nœuds voisins et suivants. La présentation d’une information (objet, événement, action, mot) déclenche l’activation automatique des unités de connaissances (ou de représentations) correspondantes en mémoire. La notion d’activation sera mise en avant dans le paragraphe consacré à la mémoire à long terme.

Notes
2.

Selon le modèle de Norman et Shallice (1980), la plupart des processus cognitifs sont initiés par des schémas préexistants, qui sont activés automatiquement par des priorités internes et des indices environnementaux. Beaucoup de séquences d’actions peuvent donc se dérouler efficacement et de façon cohérente en l’absence d’attention délibérée. Pourtant, lors de cas particuliers, les processus automatiques se heurtent à des difficultés par exemple, quand la situation est jugée dangereuse ou difficile techniquement, chaque fois que des séquences d’actions nouvelles ou peu apprises doivent être suivies, quand le « plan » d’action défini doit être modifié, ou encore quand des réponses habituellement fortes sont contrariées ou empêchées. Il existe alors deux niveaux de contrôle de l’action : l’un automatique et l’autre contrôlé.