2-3/ Contribution de l’erreur à l’analyse de l’activité de conduite

Avant d’exposer les différentes taxonomies de l’erreur proposée dans le cadre de la conduite automobile, il est important d’éclaircir la différence entre deux notions proches et souvent confondues : les notions d’erreur et de violation. Dans le cadre de la conduite automobile, cette distinction est tout particulièrement importante car les erreurs reflètent davantage un dysfonctionnement cognitif alors que les violations reflètent des déviations délibérées (Reason, 1993). « On peut se tromper sans commettre de violation ; une violation n’implique pas nécessairement une erreur » (Reason, 1993). L’erreur et la violation peuvent survenir indépendamment mais peuvent également (comme cela est souvent le cas) être présentes dans une même séquence d’action (Reason, 1993). Nous avons pu montrer, au début de ce chapitre, que l’erreur était décelée lorsque l’action entreprise présentait un écart par rapport au but souhaité. Cette conception réduit l’erreur à un simple défaut de traitement de l’information individuel et ne rend pas compte d’un autre aspect tout aussi important. En effet, les individus évoluent dans des contextes particuliers (un milieu social avec des règles) au travers desquels les actions ne peuvent plus être planifiées individuellement mais sont également sous l’influence du contexte. Reason (1993) précise ainsi que les erreurs sont définies en lien avec les processus cognitifs individuels alors que les violations sont définies en rapport avec le contexte dans lequel évolue l’individu et par lequel les comportements sont dirigés par des procédures prédéfinies, des règles, etc.

Dans le domaine des transports, une étude américaine (Treat et al. 1979) rapporte que les erreurs de conduite seraient responsables de 93% des accidents. Globalement, on identifie quatre familles de sources d’erreurs : (1) les conditions dans lesquelles se trouve le conducteur à un moment donné (son état physique, émotionnel ou mental, etc) (2) les causes directement liées au conducteur (notamment au travers des étapes du traitement de l’information) ; (3) les facteurs environnementaux (pluie, verglas..) ; (4) les facteurs propres au véhicule (état du véhicule). Sabey et Taylor (1980) ont cherché à identifier la part de responsabilité qui incombe à chacun des éléments du système « homme - environnement - tâche ». Pour ces auteurs, 65 % des erreurs seraient liés au conducteur, 28% seraient liés au facteur contextuel (environnement routier) et 8.5% seraient liés au véhicule.

L’impact de l’erreur dans les accidents de la route a ainsi incité de nombreuses études à déterminer les sources des erreurs et à catégoriser ces erreurs en fonction des étapes du traitement de l’information. Il s’agissait de différencier les erreurs liées à des défauts de perception et/ou d’interprétation, les erreurs liées à la prise de décision et enfin les erreurs liées à l’exécution de l’action. Selon Najm et al. (1995), les accidents sont principalement causés par des erreurs au niveau des mécanismes de reconnaissance et de prise de décision. Il s’agit essentiellement d’erreurs d’inattention, d’erreurs liées au phénomène look but failed to see (LBDNS)8 ou encore à de mauvaises estimations des distances. Brown (2001) a ainsi réparti l’influence de chacun des mécanismes psychologiques dans la production d’une erreur : 40% des erreurs seraient liées à un problème d’attention, 25% des erreurs proviendraient de problèmes perceptifs (LBDNS, mauvais jugement de la vitesse et des distances), 15% seraient liés à un défaut de jugement. Brown (2001) explique les erreurs liées au phénomène LBDNS par les limitations des capacités de traitement de l’information ou par la non mise en place des processus d’attention sélective, qui ne permettent pas de déterminer les traitements à effectuer en priorité. Selon Rumar (1990), les erreurs dues à une mauvaise détection proviennent souvent d’un défaut de la vision périphérique ou d’une erreur à un niveau cognitif (ne pas regarder dans la direction de l’information à prélever).

Le tableau ci-dessous (tableau 3) expose les types d’erreurs, source d’accident, en fonction des mécanismes psychologiques mis en jeu. L’intérêt de ce tableau est qu’il est superposable aux étapes de la chaîne du traitement de l’information. On y retrouve les comportements erronés de conduite liés à des défauts de perception. On y distingue également de quelle manière de mauvaises prises de décision se répercutent sur l’activité de conduite (vitesse excessive, mauvaise estimation de distance, etc.).

Tableau 3: Taxonomie des principaux facteurs pour les analyses d'accidents
Error types Error descriptions
Recognition errors Inattention
Looked, but did not see
Obstructed vision
Decision errors Tailgating
Unsafe passing
Misjudged gap or / and velocity
Excessive speed
Tried to beat signal or other vehicle
Erratic actions Failure to control vehicle
Evasive manoeuvre
Violation of signal or sign
Deliberate unsafe driving act
Miscellaneous

Source : d’après Stanton et Salmon (2009)

Wierwille et al. (2002), présentent une recherche réalisée par The Virginia Tech Transportation Institute qui vise à étudier la nature et les causes des erreurs commises par les conducteurs ainsi que leur rôle dans l’occurrence d’accidents. Ils développent ainsi une taxonomie des facteurs responsables d’accidents avec un accent mis sur les conditions latentes et les erreurs spécifiques aux conducteurs. Selon cette taxonomie, quatre groupes différents de facteurs sont en cause lors d’accidents : (1) connaissances inadéquates, défaut d’entrainement ou de compétences, (2) dégradation, (3) comportements inappropriés, (4) problèmes environnementaux ou d’infrastructures. La figure 10 présente de manière détaillée ces quatre facteurs.

Figure 10: Facteurs responsable d'accidents selon Wierwille et al. (2002)
Figure 10: Facteurs responsable d'accidents selon Wierwille et al. (2002)

Source : Figure tirée de Stanton et Salmon (2002)

De plus, si l’on se réfère au modèle de Mica Endsley (1995) (cf. 1-2-3-2), une majorité d’erreurs peut être associée à la conscience de la situation du conducteur. Il a été démontré qu’une baisse de la conscience de la situation serait source d’erreurs et cause d’accidents. Dans le domaine aérien, Endsley (1988) rapporte que 88% des accidents causés par une erreur humaine sont davantage attribués à des problèmes de conscience de la situation qu’a des problèmes de prises de décisions.

Par ailleurs, une taxonomie qui nous semble exhaustive et complète est celle constituée par Stanton et Salmon (2009). En s’appuyant sur les données de la littérature relative à l’erreur humaine, Stanton et Salmon (2009) ont extrait les erreurs jugées applicables à l’activité de conduite (tableau 4). Nous porterons un intérêt tout particulier à cette taxonomie car elle associe l’erreur produite aux mécanismes psychologiques impliqués. Il ne s’agit pas d’un simple récapitulatif des erreurs possibles mais ils y développent un lien avec les mécanismes cognitifs sous jacents et responsable de la production de l’erreur.

Tableau 4: Taxonomie des erreurs de conduite mise en correspondance avec les mécanismes psychologiques sous-jacents
Underlying psychological mechanism External error mode Taxonomy source
Action errors
Action execution
Action execution
Action execution
Action execution
Action execution
Action execution
Action execution
Action execution, planning, and intention

Fail to act
Wrong action
Action mistimed
Action too much
Action too little
Action incomplete
Right action on wrong object
Inappropriate action

Fail to check rear mirror
Press accelerator instead of brake
Brake too early or too late
Press the accelerator too much
Fail too press the accelerator enough
Fail too turn the steering wheel enough
Press accelerator instead of break
Following too clese, race for gap, risky overtaking,etc.
Cognitive and decision making errors
Perception
Perception
Attention
Attention
Situation assessment
Perception

Perceptual failure
Wrong assumption
Inattention
Distraction
Misjudgement
Looked but failed to see

Fail too see pedestrian crossing
Wrongly assume a vehicle will not enter path
Nearly hit car in front when queuing
Distracted by secondary task e.g mobile phone conversation e.g misjudged speed of oncoming vehicle, misjudge speed and distance, misjudge gap
Looked at road ahead but failed to see pedestrian
Observation errors
Memory and recall
Memory
Situation assessment
Memory and recall

Failed to observe
Observation incomplete
Right observation on wrong
Object
Observation mistimed

Failed to observe area in front of vehicle
Failed to observe offside mirror when changing lanes
Failed to observe appropriate area
Looked in drivers side mirror too late when changing lane
Violations
Actions execution, planning, and intention
Action execution

Intentional violation
Unintentional violation

Overtake on the inside, knowingly speed
Unknowingly speed

Source : Production propre à partir de Stanton et Salmon (2009)

Les modèles précédemment évoqués nous exposent les principales données dont on dispose au sujet de l’erreur et offrent une taxonomie des erreurs susceptibles de se produire pendant l’activité de conduite. Ce champ théorique de l’erreur va nous permettre de comprendre les modalités d’apprentissage de l’activité de conduite. Comment l’inexpérience influence le taux d’erreurs. Pourquoi les conducteurs novices sont davantage vulnérables et pourquoi leur taux d’erreurs est plus élevé que celui des conducteurs expérimentés. Pour cela, nous présenterons deux méthodes d’investigation de l’erreur dans le domaine de la conduite automobile afin, d’une part de comprendre son occurrence et d’autres part, de déterminer un moyen d’y pallier quelle que soit la situation de conduite.

En fonction de nos objectifs de recherches, nous ne considérerons pas l’erreur comme un échec. Nous partirons du principe que l’erreur n’est pas irréversible et qu’elle est à prévenir et à éviter. Ses caractéristiques constituent un moyen de l’évaluer et de la corriger, comme le souligne Leplat (1999), « on peut se servir de l’erreur pour la combattre ». L’erreur a ainsi été prise en compte de différentes manières. Nous présenterons ainsi, l’approche comportementale utilisée par Risser (1985) sur laquelle nous nous sommes basés pour l’aspect méthodologique de notre première expérimentation.

Notes
8.

Le phénomène look but failed to see réfère aux situations où un conducteur est impliqué dans un accident alors qu’il regardait dans la bonne direction. Il n’a pas pris en compte le véhicule ou le piéton par exemple avec lequel il a eu cet accident.