IV/ Problématique et hypothèses

4-1/ Problématique et hypothèse générale de la thèse

Lors d’un trajet, qu’il soit de courte ou de longue durée, derrière l’objectif principal de se rendre d’un point à un autre, un conducteur doit continuellement s’adapter afin de faire face aux différentes situations de conduite qui se présentent à lui. Un franchissement d’intersection, par exemple, ne demandera pas les mêmes compétences de conduite et contraindra le conducteur à porter une attention particulière et soutenue vers ce qui peut se produire autour de lui. Contrairement à un simple déplacement en ligne droite, la manœuvre de tourne à gauche est particulièrement complexe pour un conducteur en raison de la gestion du flux à double sens qu’elle nécessite. Selon Elvik et al. (1989), ce type de configuration routière est propice aux accidents. Ces situations supposent une adaptation continuelle de la part du conducteur et nécessitent la mise en place de processus cognitifs permettant la coordination des informations perçues avec les actions à entreprendre. Le rôle de ces processus est essentiel car l’efficacité de la chaîne de traitement de l’information dépend directement de la quantité de ressources attentionnelles disponibles. Schématiquement, l’attention du conducteur est mobilisée selon deux types de processus coexistant. D’un côté, des stimulations non attendues dans l’environnement s’imposent au conducteur par leur prégnance. De l’autre côté, la recherche d’informations est délibérée et est fonction des connaissances dont il dispose. Dans ce cas, le traitement des informations pertinentes est privilégié et un traitement sélectif est assuré afin d’inhiber les informations distractrices.

Comme nous l’avons évoqué au paragraphe 1-1-1, ces deux processus sont liés. A chaque instant le conducteur émet des hypothèses sur les évolutions de la situation afin de se préparer à d’éventuels changements, mais il peut à tout moment être confronté à des événements inattendus dont le traitement sera automatique. Pour Neboit (1980), une information subit un traitement en quatre étapes. Dans un premier temps, l’exploration perceptive permet au conducteur d’intégrer l’ensemble des indices nécessaires à la tâche de conduite. Ces informations sont ensuite classées en vue de leur identification. Puis, les informations perçues sont évaluées en vue de leur compréhension. Le conducteur peut ainsi anticiper les événements futurs et par conséquent l’évolution d’une situation identifiée. L’ensemble de ces trois étapes conduit à l’étape décisionnelle qui permet la planification des actions. Selon Endsley (1995) et Rasmussen (1986), la qualité de ce traitement dépend des connaissances que le conducteur a acquises au cours de sa pratique et qui lui permettent d’orienter son attention sur les éléments pertinents de l’environnement. La confrontation entre les représentations du conducteur et les éléments de la scène routière permet un traitement automatique de l’information (Rasmussen, 1986). Ainsi, le conducteur pourra réagir plus rapidement, procéder à des anticipations et surtout avoir un comportement adapté aux différentes situations rencontrées.

La société actuelle, avec les progrès technologiques qui la caractérisent, génère des « mutations » dans de nombreux domaines. Dans le domaine des transports, les avancées technologiques peuvent à la fois être bénéfiques mais également « néfastes » pour le conducteur. L’introduction massive des nouvelles technologies dans les véhicules multiplie les situations d’attention partagée. Il faut alors s’assurer que leur usage ne surpasse pas les capacités de traitement des informations des conducteurs.

Dans ce contexte, les systèmes embarqués sont de plus en plus accessibles pour tout type de véhicule et offrent une multitude d’options pour le conducteur. Ces systèmes visent, entre autres, à la prévention d’accidents via une assistance au conducteur. L’objectif est de faciliter la tâche de conduite par la prise en charge de certaines sous-tâches de l’activité, telles que le maintien de la trajectoire, le respect des distances de sécurité, etc... L’utilisation de ces systèmes peut aider les conducteurs à rouler à une allure modérée, à maintenir des distances inter-véhiculaires respectables (Shinar & Schechtman, 2002) et ainsi les aider à adopter un comportement sécuritaire. Comme nous l’avons vu au paragraphe 1-3-3, les systèmes d’information tels que les systèmes de navigation apportent également une aide au conducteur dans la planification et le suivi d’un itinéraire spécifique. Des bénéfices sur l’activité de conduite ont été démontrés avec l’usage de tels systèmes. En comparant l’utilisation d’un système de navigation et l’utilisation d’une carte papier sur les performances de conduite, Wochinger et al. (1997) ont notamment montré que le traitement des informations était facilité avec un guidage de type étape par étape (« turn by turn10 indications »). Ce type d’indications réduit la charge mentale et le nombre d’erreurs de navigation.Notons toutefois que l’introduction d’un système de navigation peut aussi perturber l’activité de conduite. Selon le type d’interaction avec le conducteur et selon les différentes caractéristiques de présentation des informations, leur utilisation peut induire un coût supplémentaire. Ce surcoût est notamment visible lorsque le conducteur doit lire un message complexe sur l’écran ou lorsqu’il doit traiter des informations complexes. La rapidité des processus de traitement ainsi que le niveau de distraction dépendent ainsi du mode de présentation des informations données au conducteur.

Les avancées technologiques se traduisent également par une omniprésence des moyens de communications. Cela concerne tout particulièrement les téléphones portables, quisont devenus un accessoire incontournable de la vie quotidienne et occupent une place privilégiée dans les véhicules.Avec la multitude d’options (SMS, accès internet, courriel, jeux..) qu’ils proposent, ils sont utilisés quelle que soit l’activité en cours. Lorsque nous téléphonons au volant, l’impact de la conversation peut s’avérer néfaste. Il peut devenir difficile de maintenir un niveau de performance acceptable pour les deux activités et en particulier pour la tâche principale de conduite, en raison des limites de nos ressources attentionnelles (cf. 1-3). En termes de sécurité routière, ce phénomène nécessite d’être pris en compte. En effet, l’activité de conduite est souvent considérée comme banale et peu « productive » poussant certains conducteurs à mettre leur temps de parcours à profit en effectuant d’autres tâches en parallèle. Lorsqu’un conducteur maintient une conversation téléphonique, son attention est détournée de la tâche de conduite et le risque d’accident est multiplié par quatre (Redelmeier & Tibshirani, 1997) en raison de la surcharge mentale qui empêche la chaine de traitement de l’information de s’effectuer correctement et de maintenir des performances de conduite acceptables.

Si de nombreux travaux ont montré comment une tâche ajoutée dégrade l’activité de conduite, peu de recherches ont identifié l’impact du partage attentionnel chez les conducteurs novices. Aussi, il est intéressant de déterminer comment cette population, caractérisée par un fort taux d’accidents (D. D. Clarke, Ward, P., Truman, W, 2005) et par des compétences de conduite faiblement développées, se comporte en situation de double tâche. Whelan et al. (Whelan, 2004) ont identifié un manque d’expérience au niveau de la qualité de la perception du risque, du traitement de l’information ou encore de la conscience de la situation. Ce manque d’expérience n’a pas permis aux conducteurs novices de développer les automatismes essentiels à l’activité de conduite. Ils ont des difficultés à anticiper les évolutions de l’environnement et à contrôler efficacement leur véhicule en cas de situations d’urgence (Lerner, 2001). En analysant les différences individuelles lors de la réalisation de tâches secondaires, Lansdown (2002) a notamment montré des temps de réaction plus longs chez les novices liés à leur incapacité à automatiser certains processus cognitifs (Lansdown, 2002; Summala et al. 1998).

Avec un intérêt particulier pour les jeunes conducteurs novices, ce travail vise à déterminer la nature de la dégradation des performances et à identifier les mécanismes altérés par la réalisation d’une tâche ajoutée. Il s’agit de s’intéresser à une population dont les compétences de conduite sont, ont l’a vu, faiblement développées mais dont l’utilisation du téléphone portable fait partie du mode de vie. En effet, ces conducteurs n’excluent pas, voire considère comme « normale », son utilisation au volant. On caractérise souvent les jeunes conducteurs comme des utilisateurs « intensifs » du téléphone portable. Ils sont ainsi habitués à suivre une conversation téléphonique en effectuant simultanément d’autres activités. Inconsciemment ou non, il est probable qu’ils aient développé des stratégies afin de libérer des ressources attentionnelles pour effectuer une autre tâche simultanément. Aussi, considérant que l’exercice répété favorise le développement de compétences spécifiques et d’automatismes, il sera intéressant de déterminer comment un jeune conducteur novice évolue lorsqu’il doit non seulement gérer une activité complexe et pas tout à fait maitrisée, telle que la conduite automobile, tout en maintenant une conversation téléphonique. Il s’agit de vérifier comment les dégradations de performances de conduite, généralement observées lors d’une conversation téléphonique, sont accentuées ou non en raison de cette familiarité avec la gestion de ce type de situations de double tâche.

De nombreuses études ont montré une dégradation de l’activité de conduite lorsque le conducteur a une conversation téléphonique au volant. Cette altération des performances témoigne des difficultés à traiter les informations. Nous nous interrogerons sur comment ces difficultés de traitement engendrent une moindre capacité à projeter les situations à venir. Comment un conducteur pris dans une conversation téléphonique dont le champ visuel est réduit (Recartes & Nunes, 2000), qui ne traite pas tous les éléments de la signalisation (Strayer & Johnston, 2001) et dont les temps de réaction sont allongés (Strayer & Johnston 2001), peut maintenir une capacité d’anticipation face aux évolutions de l’environnement routier et mener à bien les différentes manœuvres (dépassements, franchissements d’intersections) qu’il doit effectuer. Nous considèrerons cette capacité au travers des données comportementales et des modalités de prise d’informations. Celles-ci nous servirons à comprendre comment les difficultés de traitement de l’information se répercutent sur l’activité de conduite.

En nous appuyant essentiellement sur les manœuvres de franchissement d’intersections, nous avons émis l’hypothèse générale selon laquelle la réalisation d’une tâche ajoutée diminuera les capacités des conducteurs à prévoir / projeter les éventuelles évolutions de l’environnement routier et à prendre en compte les éléments importants de la scène routière. En effet, lorsqu’il téléphone, l’attention du conducteur est détournée du contexte routier et le traitement des informations n’est pas effectué correctement, cela induit des comportements inappropriés si un événement imprévu survient (Strayer & Drews, 2004).

Cette hypothèse générale peut se décomposer de la manière suivante :

  • En raison de leur inexpérience de la conduite, les jeunes conducteurs novices auront davantage de difficultés à prévoir les événements à venir que les conducteurs expérimentés. Ainsi, la confrontation entre les performances des conducteurs novices et celles des conducteurs expérimentés devraient mettre en évidence des différences selon les caractéristiques des conducteurs.
  • En raison de l’habitude des conducteurs novices à utiliser des nouvelles technologies (tel que le téléphone portable), nous supposons que l’impact des situations d’attention partagée sera moindre chez les conducteurs novices que chez les conducteurs expérimentés.

Pour répondre à ces interrogations, nous avons procédé en deux étapes, grâce à la mise en place de deux expérimentations successives.

Notes
10.

Guidage présenté sous forme de pictogramme, c’est-à-dire sous forme de flèches simplifiées qui indiquent les intersections les unes après les autres