Au niveau de la recherche d’informations

Nous avions émis des hypothèses relatives aux caractéristiques des stratégies visuelles des conducteurs lors de manœuvres de franchissement d’intersections. Un conducteur doit continuellement être capable de surveiller l’ensemble des zones pertinentes de la scène routière, d’autant plus qu’il s’agit de franchir une intersection. Nous avons ainsi supposé que l’interférence entre la demande de l’activité de conduite et la demande liée à la conversation téléphonique se traduirait par une dégradation et une modification de la recherche d’informations, marquée notamment par une réduction de l’attention visuelle et une exploration visuelle moins dynamique. Nous nous attendions ainsi à ce que les regards soient davantage dirigés vers l’avant et que la surveillance des zones stratégiques (rétroviseurs par exemple) soit réduite. Pour tester cette hypothèse, nous avons relevé les erreurs dans la surveillance de deux zones d’exploration : les rétroviseurs et l’environnement proche. L’inspection des rétroviseurs nous a permis de vérifier que les conducteurs avaient bien effectué des contrôles avant de s’engager dans l’intersection. L’inspection de l’environnement proche, c’est-à-dire de la branche à venir de l’intersection, nous a permis de déterminer un certain niveau d’anticipation des conducteurs. Globalement, nos résultats valident nos hypothèses et confirment les données de la littérature (Brusque, 2007) dans la mesure où nous avons pu observer une recherche d’information moins active en situation de double tâche. Nous pouvons en déduire que la conversation téléphonique réduit la capacité d’anticiper les événements présents dans l’intersection d’une part, en réduisant la surveillance de l’intersection et, d’autre part, en induisant une baisse de la consultation des rétroviseurs. Recarte et Nunes (2003) avaient préalablement démontré une diminution de la consultation des rétroviseurs avec une augmentation de la charge cognitive. Ainsi, la charge cognitive engendrée par la conversation téléphonique associée à la complexité de la situation de conduite pourrait entrainer une certaine rigidité du regard. Par rigidité du regard nous entendons un nombre supérieur de regards dirigés vers l’avant et de moindres mouvements de tête pour rechercher l’information dans les zones environnantes. Ces résultats peuvent être rapprochés de ceux de Chapman et al. (2002) qui ont identifié des fixations plus longues et des regards essentiellement vers l’avant et dans des zones proches du véhicule. Nos résultats se rapprochent également de ceux de Recarte et Nunes (2000, 2003),ainsi que de ceux de Harbluk et Noy (2002) pour qui cette rigidité du regard pourrait s’apparenter à un effet tunnel causé par la conversation téléphonique. Cet effet tunnel est expliqué par des regards fixes vers l’avant et une réduction du champ visuel. Toutes les informations extérieures à ce champ de vision n’étant pas prises en compte. Toutefois, ce phénomène a été observé sur des circuits de conduite complets. Contrairement à notre expérimentation, il s’agit de parcours en environnement réel incluant différentes situations de conduite notamment des lignes droites, cas dans lesquels il est davantage susceptible de se produire. Pour notre expérimentation, il est difficile de conclure à un effet tunnel malgré une augmentation des défauts de surveillance des zones identifiées. Pour cela, il nous aurait fallu associer des données supplémentaires en analysant plus spécifiquement les mouvements des regards. Nous pouvons toutefois conclure qu’en franchissement d’intersections, une conversation téléphonique empêche le conducteur de prendre en compte les informations essentielles à sa manœuvre.

Le second objectif était de vérifier l’état de ces perturbations en fonction des groupes de conducteurs identifiés. Pour cela nous avions émis l’hypothèse selon laquelle les zones de regards essentielles aux franchissements d’intersections seraient moins inspectées par les conducteurs novices que par les conducteurs expérimentés, aussi bien en situation de simple tâche que de double tâche. Pour émettre cette hypothèse nous nous étions basé sur les résultats de plusieurs études dont celle de Underwood et al. (2002) qui démontrait que l’exploration visuelle changeait et s’améliorait au fur et à mesure qu’un conducteur acquiert de l’expérience. Pour Deery (1999), les premiers trajets des conducteurs novices sont caractérisés par une absence de stratégies de recueil d’informations. L’exploration visuelle n’est pas organisée car ces conducteurs n’ont pas encore mis en place des modes de recherches d’informations qui leurs permettraient d’anticiper les changements dans l’environnement routier (Deery 1999) et ils n’ont pas encore appris à utiliser leur vision périphérique pour optimiser leur recherche d’information (Mourant & Rockwell, 1972 ; Deery, 1999). D’après Falkmer et Gregersen (2001), les conducteurs novices concentreraient leur recherche visuelle plus vers l’avant du véhicule dans des zones proches de celui-ci alors que les conducteurs experts auraient un champ de vision horizontale plus large. Nos résultats ne confirment pas les données de la littérature et ne permettent pas de valider notre hypothèse en raison de l’absence de différence significative entre les conducteurs novices et les conducteurs expérimentés aussi bien en situation de simple tâche que de double tâche.

Nos résultats ont montré qu’une conversation téléphonique perturbait les conducteurs expérimentés, sur une compétence qu’ils sont supposés avoir acquise avec la pratique. En effet, ces conducteurs ont pour habitude de regarder au loin pour mieux anticiper les événements à venir. Toutefois, avec la conversation téléphonique, la portée de leurs regards se réduit et la caractéristique anticipatrice de leurs stratégies visuelles a perdu de son ampleur. Nous avons notamment relevé une baisse significative de la recherche d’informations au niveau de la branche à venir de l’intersection lors de la situation de double tâche. Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse qu’en situation de double tâche les conducteurs expérimentés ont compensé la surcharge attentionnelle induite par la conversation téléphonique en utilisant leur vision périphérique, ce que nous n’avons pas pu mesurer. Cela expliquerait la diminution des regards destinés à surveiller les alentours de l’intersection.

Concernant les conducteurs novices, on observe une baisse de la consultation des rétroviseurs en situation de double tâche. Ce résultat coïncide avec ceux d’autres études montrant également une diminution de la consultation des rétroviseurs. Par ailleurs, Rockwell et Mourant (1972) avaient mis en avant des lacunes dans la recherche d’informations lorsque la charge mentale augmente. Les regards sont davantage dirigés vers l’avant et plus rarement dans les rétroviseurs. Rappelons toutefois que les patterns des mouvements oculaires des débutants changent de façon substantielle durant les premiers mois de pratique. Ils concentrent tout d’abord leur recherche d’information dans des petites aires, proches de l’avant du véhicule et ce n’est qu’après quelques mois de pratique que le nombre élevé des fixations vers la zone précédent le véhicule diminuent en fréquence. Dans le cadre de la présente expérimentation, nous n’avons pas observé de différence quant à la surveillance de l’intersection entre simple et double tâche pour les conducteurs novices. Ce résultat pourrait être lié à la manière de prendre de l’information des conducteurs novices qui est plus « rigide » (Falkmer & Gregersen 2001) et donc plus moins modifiée en situations nouvelles. Nos résultats peuvent être rapprochés de ceux de Chapman et al. (2002) qui ont montré que les caractéristiques des stratégies visuelles des conducteurs novices illustrent leur incapacité à s’adapter aux fluctuations des situations. En effet, lorsqu’ils évoluent dans un environnement non familier et/ou complexe, ils sont incapables d’accorder la quantité de ressources nécessaires à l’exploration de la scène routière pour prélever les informations pertinentes.

Nous pouvons, de plus, nous interroger sur notre mode d’analyse. En effet, le fait de considérer comme correcte la surveillance de l’intersection, même lorsqu’elle est tardive, pourrait expliquer cette absence de différence chez les conducteurs novices, étant donné qu’ils ont pu observer l’intersection lorsque celle-ci a commencé à faire partie de l’environnement proche.