6-6/ Discussion

Cette expérimentation, centrée sur la recherche d’informations en franchissement d’intersection, devait permettre de mettre en évidence des particularités concernant la perception des conducteurs novices. Une de nos hypothèses opérationnelles visait à s’interroger sur les modalités de recherches d’informations de ces conducteurs. En nous basant sur les données de la littérature, nous avions supposé que leur inspection de la scène routière serait caractérisée par des regards dirigés essentiellement vers l’avant occultant ainsi la prise en compte des éléments issus des zones périphériques, la recherche d’information gagnant en pertinence et en dynamisme avec l’expérience de conduite.

Pour vérifier cette hypothèse, nous nous sommes tout d’abord appuyés sur les situations de simple tâche pour comparer la recherche d’informations des conducteurs novices à celle des conducteurs expérimentés. Les résultats obtenus à un niveau global ne nous permettent pas de valider notre hypothèse. En effet, malgré une tendance chez les conducteurs novices à davantage rapporter d’éléments issus des zones proches du véhicule, il n’y a pas de différences significatives entre les deux groupes de conducteurs. Une contradiction avec la littérature que nous pouvons expliquer d’un point de vue méthodologique. En effet, la littérature nous a montré que les conducteurs novices allouaient beaucoup de ressources attentionnelles au contrôle basique du véhicule ; montrant ainsi que les sous-tâches de l’activité de conduite ne peuvent être effectuées par ces conducteurs sans contrôle conscient. Ainsi, l’absence de contraintes opérationnelles (gestion des commandes du véhicule) dans notre expérimentation a facilité l’allocation des ressources attentionnelles de ces conducteurs sur la seule tâche de perception. Pour cette raison, il n’est pas surprenant de ne relever aucune différence significative entre conducteurs novices et conducteurs expérimentés. Nous pouvons ainsi supposer que les erreurs de conduite liées au manque d’expérience, qui sont enregistrées dans la littérature, résultent principalement d’une dégradation au niveau cognitif (au niveau des traitements de hauts niveaux). De plus, dans notre expérimentation le traitement de l’information se traduit par une information prise en compte et reporté alors qu’en situation réelle de conduite, le traitement d’une information englobe sa prise en compte mais également et surtout détermine la réponse c’est-à-dire le comportement à adopter. Il nous est ainsi difficile, au travers de nos résultats, de discuter les étapes suivantes de la chaîne de traitement de l’information. Nous constatons toutefois, qu’à un niveau global, les deux groupes de conducteurs orientent leur recherche d’informations vers les mêmes indices. Il n’y a pas de différence significative entre les conducteurs novices et expérimentés concernant le report d’éléments aussi bien pertinents que secondaires. Cela nous laisse supposer que l’expérience de conduite aurait une influence lors des étapes suivantes de la chaîne de traitement de l’information, à savoir les étapes de diagnostics, d’interprétation et de prises de décision.

Par ailleurs, nous supposions que la recherche d’informations des jeunes conducteurs novices habitués à être continuellement en situation d’attention partagée (en raison de leur utilisation excessive du téléphone portable en toutes situations) ne changerait pas de la situation de simple tâche à celle de double tâche. Autrement dit que les conducteurs novices auraient certaines facilités pour gérer la situation d’attention partagée. Tout d’abord, concernant le type d’informations relevées (pertinentes ou secondaires), il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de différence significative entre les situations de simple tâche et de double tâche, les conducteurs novices reportent les mêmes informations. Dans un second temps, si l’on s’intéresse à la recherche d’information selon sa localisation (zones proches ou zones lointaines), on note encore une absence de différence significative entre les situations de simple et de double tâche. Ce résultat semble confirmer notre hypothèse. Une analyse plus fine selon les caractéristiques des intersections révèle toutefois l’effet de la double tâche. Si l’on regroupe les intersections selon leur complexité. Nous pouvons distinguer : 1) les intersections qualifiées de « faciles » comprenant les intersections en « T » et les intersections en « T » ou en « X » sans véhicule en face (dites Go) et 2) les intersections qualifiées de « complexes » comprenant les intersections en « X » et les intersections en « T « ou en « X » avec véhicules en sens inverse (dites No go). Nous avons pu observer que la situation d’attention partagée réduisait significativement le report d’éléments issus des zones proches quand l’intersection est « complexe ». Nous pouvons donc conclure que l’impact de la tâche ajoutée se traduit par une baisse significative d’éléments répertoriés dans les situations de conduite les plus complexes.

Par ailleurs, le comportement visuel relevé en simple tâche dans des situations complexes telles que les intersections en « X » convergent avec les données de la littérature. Deery (1999) avait montré que les conducteurs novices ne savent pas étendre leur recherche d’informations et se concentrent essentiellement sur les zones proches du véhicule. Chez ces conducteurs, la recherche d’informations est imprécise. Cela laisse supposer que les informations liées à la fois à la manœuvre de franchissement d’intersection et à la réalisation de la tâche ajoutée « crisperaient » les jeunes conducteurs novices et restreindraient l’étendue de leurs regards. En effet, nos résultats montrent que la recherche d’informations des conducteurs novices est sérieusement dégradée en situations complexes : il y a une baisse significative du report d’éléments issus des zones proches du véhicule lors des intersections en « X » et lors des situations « No go ». En revanche, les conducteurs expérimentés ont une exploration perceptive caractérisée par des stratégies de recueil d’informations en cohérence avec les situations rencontrées. Ainsi, l’absence de différence entre les situations de simple et de double tâche chez ces conducteurs laisse penser que lorsque les stratégies sont déjà construites et mises en place, l’impact de la tâche ajoutée est minimisé. Cela est d’autant plus vrai que dans les situations de conduite dites « faciles » (en « T » ou « Go »), ils reportent plus d’éléments secondaires en simple tâche qu’en double tâche. En situation d’attention partagée, les conducteurs expérimentés réduisent la quantité d’attention destinée aux informations secondaires pour la réallouer à la tâche principale.

Nous avons ensuite vérifié si la situation d’attention partagée avait un impact sur le prélèvement d’éléments pertinents ou sur celui d’éléments secondaires. Une première comparaison, entre situations de simple et double tâche, révèle un report significativement moins important des éléments secondaires, lorsque les séquences sont visionnées en double tâche, quelle que soit l’expérience des conducteurs. Cela est d’autant plus prononcé que les conducteurs franchissent une intersection considérée comme « facile ».

En prenant en considération les caractéristiques des conducteurs, nous nous apercevons qu’il n’y a pas de différence significative sur les éléments reportés par les conducteurs novices. Les différences observées au niveau général sont dues essentiellement aux conducteurs expérimentés. Nous avons observé que les conducteurs expérimentés reportent plus d’éléments secondaires en situation de simple tâche que de double tâche, dans les situations de conduites dites « faciles ». Ce résultat peut s’expliquer par le fait que les conducteurs expérimentés savent repérer les informations pertinentes d’un simple regard, il leur est inutile de s’attarder longuement sur les informations perçues. De cette manière, ils ont la possibilité de surveiller d’autres éléments, utiles ou non à la décision de franchir l’intersection.

Nous avons également vérifié s’il y avait un effet d’expérience sur la recherche d’informations au niveau du type d’information relevée. Nous avons pour cela émis l’hypothèse selon laquelle les conducteurs novices rapporteraient davantage d’éléments secondaires alors que les conducteurs expérimentés sauraient focaliser leur attention sur les éléments pertinents de la signalisation. Les résultats ne nous permettent pas de valider cette hypothèse dans la mesure où l’on n’observe aucune différence entre les groupes de conducteurs, aussi bien pour le report d’éléments pertinents que celui d’éléments secondaires, et cela aussi bien en situations de simple que de double tâche. Pour expliquer cette absence de différence entre les deux populations ; nous pouvons revenir sur l’aspect méthodologique. En effet, les conducteurs novices ont pu compenser leurs difficultés perceptives en reportant un maximum d’éléments de la scène routière qu’ils ne prendraient pas forcément en compte en situation réelle de conduite. Il semblerait qu’ils aient davantage considéré l’expérimentation comme un exercice de mémorisation que comme une mise en situation de conduite. De ces éléments, nous pouvons malgré tout établir la conclusion suivante : la tâche ajoutée n’a pas eu d’impact sur l’identification des éléments, tous les éléments ont le même degré de « pertinence » pour les conducteurs novices.

En nous basant sur les résultats de notre première expérimentation, nous avions supposé que la recherche d’informations des conducteurs novices ne changerait pas significativement en double tâche. Nos résultats nous permettent de valider cette hypothèse dans la mesure où la nature des informations relevées par les conducteurs novices ne présente pas de différence significative qu’ils soient en situation de simple ou de double tâche. Les informations sont relevées sans distinction selon leur pertinence pour la tâche de conduite. Deux explications peuvent être mises en avant. Etant donné que les conducteurs novices ont des difficultés pour hiérarchiser les informations en fonction de leur pertinence, il n’est pas étonnant de n’avoir aucune différence significative entre les situations de simple et de double tâche. Leur recherche d’informations est désorganisée et s’effectue « au hasard », la tâche ajoutée n’a donc pas d’effet, car l’exploration visuelle n’est pas structurée à la base. En effet, après l’obtention du permis de conduire, l’apprentissage de la conduite n’est pas terminé et les conducteurs novices sont encore au stade du développement des compétences. C’est pour cette raison qu’ils ont des difficultés pour diriger leur recherche d’informations et différencier les éléments perçus selon leur importance. De plus, une de nos hypothèses visait à tester si la recherche d’informations des conducteurs expérimentés serait moins pertinente en situation de double tâche qu’en situation de simple tâche. Nous ne pouvons pas valider notre hypothèse étant donné que le report d’éléments pertinents entre les situations de simple tâche et de double tâche ne diffère pas significativement.

Aussi, pour expliquer cette absence de différence entre les situations de simple et double tâche, nous pouvons également, nous interroger sur la situation de double tâche en elle-même. En effet, une tâche secondaire de faible difficulté n’a pas d’incidence sur les performances de conduite (Strayer & Johnston 2001). Si l’on se réfère à la théorie de Norman et Shallice (1980 ; 1986), une tâche ajoutée ne devrait pas interférer avec l’activité de conduite si les deux tâches sont « faiblement » coûteuses. L’activité de conduite serait gérée par le système de contrôle automatique, tant que la tâche ne demande pas de ressources particulières, laissant ainsi le système exécutif central libre pour s’occuper de la tâche secondaire. Toutefois, si les deux tâches viennent à surcharger le système, les performances se dégraderont. Ainsi, le fait de ne pouvoir confirmer les données de la littérature peut également provenir du fait que les deux tâches que nous avons proposées aux participants ne présentaient pas de difficulté majeure. Ils ont pu les gérer conjointement sans forcément présenter d’altération significative de leurs performances.

Nous voulions, à partir de nos hypothèses, déterminer comment un conducteur pouvait anticiper le franchissement d’une intersection en prélevant les informations pertinentes, dans des zones pertinentes. Nous voulions de plus, vérifier que la qualité des prises de décision et l’anticipation seraient fonction de l’expérience de conduite. Nous avons relevé un impact différent de la situation de double tâche selon la complexité de la situation de conduite et notamment selon le type d’infrastructure. Ceci nous conduira à explorer de nouvelles pistes de recherche et à émettre de nouvelles hypothèses propres cette fois-ci aux mécanismes de hauts niveaux.