A) Éva : le journal d’un amoureux trompé

Éva ou Le Journal interrompu est un drame écrit avec le pronom "je". Par le titre, on peut comprendre qu’il s’agit d’un type de présentation, en direct, de la vie de celui qui écrit. Rien, ou presque, ne se passe dans ce roman. Il est « un drame tout intérieur »25, situé dans le cerveau d’un amoureux. Aucun événement extraordinaire ne vient bouleverser la vie de Bernard, le diariste. Il décrit son amour sans s’intéresser aux faits. « L’événement extérieur n’est conté que dans la mesure où il a un retentissement dans son âme. »26

Ce livre se divise en quatre parties, dont chacune représente une étape de la vie du diariste avec sa femme. La première partie donne l’essence de tout le roman sous forme de notes accumulées au fil des jours. À partir de ces notes, Bernard raconte son quotidien avec une femme qu’il aime et dont il croit être aimé. Son amour est le seul bonheur qui soit au monde27. Il consigne ses tentatives pour rendre sa femme heureuse et la voir en bonnes dispositions. Pour la contenter, il éloigne d’eux leurs proches qui trouvent dans la personnalité d’Éva certains défauts : une femme « susceptible, sans gêne, égoïste, enfant gâtée, tyrannique, fantasque »28. Il écoute ces critiques, mais elles lui paraissent explicables et naturelles. Il ne les voit pas du même œil que les étrangers. Il essaie de trouver, sans lassitude, un prétexte pour expliquer et excuser chaque travers. Il ne se soucie, au long de son écriture, que de dissiper le malaise et la nervosité de sa femme. Il s’occupe de son humeur et de son repos fragiles. En raison de certaines particularités du caractère d’Éva, il accepte le retranchement du monde et la vie à Paris sans amis, à l’exception d’Étienne. La tentative de celui-ci pour ouvrir les yeux de Bernard sur les défauts de sa femme, conduit à une rupture dans leur amitié.

Éva, qui reste tout au long de l’histoire une femme invisible mais omniprésente, a été élevée dans les principes d’une famille très puritaine. Pendant sa jeunesse, elle a aimé un étudiant en médecine de Lausanne, entrevu quelquefois quand elle était avec sa famille. Elle n’a jamais parlé avec lui. Elle en est devenue amoureuse et elle en plaisante aujourd’hui. Dans sa relation conjugale, elle demeure froide. Bernard l’aime encore pour cela. Pour expliquer la froideur de ses sens, il trouve le prétexte de sa maternité et la fatigue des tâches domestiques.

Dans la deuxième partie, Bernard consigne ses notes dans sa nouvelle maison à Épône, près de Paris. Dans un bref paragraphe rétrospectif, à la troisième personne, il note qu’il a laissé passer trois ans avant de reprendre son journal. Après cette interruption, il continue avec le même style et le même accent, comme si le temps ne s’était pas écoulé. Dans cette partie, ses notes sont tantôt des réflexions qui viennent à son esprit au moment de l’écriture, tantôt des événements passés qui se sont déroulés avant le moment de la narration. Elles concluent une autre étape de sa vie avec sa femme : joie et nouvelle vie dans une maison construite d’après le goût d’Éva, où l’on met tout ce que l’on possède ; nouveau poste convoité depuis longtemps, que Roussi lui a attribué, et qui exige de lui des voyages fréquents et des absences répétées.

Bernard répète souvent qu’il est heureux29, rarement amer, mais fréquemment perplexe en raison du comportement étrange de sa femme. Sa joie se mêle d’une peine qui lui vient de la coquetterie démesurée d’Éva. Parfois, elle est tranquille et bien à son aise dans sa nouvelle demeure30. Parfois, elle est distraite, indifférente, nerveuse et triste. Pour la rendre heureuse, Bernard reste à côté d’elle en lui sacrifiant tout son temps. De son côté, Éva ne s’intéresse jamais à son mari ni à ce qu’il fait pour elle. Face à ses propres occupations, Bernard ne rencontre que de l’indifférence.

Un conflit éclate entre les époux quand Éva lit ce cahier. Elle est nerveuse en raison de l’image que le journal donne d’elle. Après ce malentendu, elle avoue qu’elle ne peut pas s’accoutumer à vivre à Épône. Elle veut retourner dans son pays natal. Bernard se résigne à satisfaire ce désir. Il accepte avec joie de vivre dans la pauvreté en quittant tout, sa maison et son poste. Pour gagner sa vie, il va compter sur un emploi de caissier dans une petite fabrique à Montcorget.

Dans la troisième partie, l’histoire se déroule à Montcorget. Durant l’hiver, Bernard consigne ses notes. Il décrit la monotonie de sa vie difficile dans ce village. Dans son pays natal, Éva se montre sous une nouvelle personnalité : une femme pleine de vivacité. « Elle est levée tôt, bien portante, amusée de sa misère. »31 Son humeur difficile d’autrefois se transforme. « Tout l’enchante, la neige, le printemps et le bruit de la fontaine »32. L’exiguïté de leur chalet la rapproche de son mari : « un lit remplit leur chambre et elle connaît, plus tard, le plaisir promis aux jeunes époux »33. Mais cela ne dure pas ; surtout lorsque apparaît Germain, le médecin de Lausanne. Il a soigné Éva et se rend quelquefois à Montcorget. Il vient souvent voir le couple. Éva avoue à son mari, avec sincérité, que Germain est l’étudiant dont elle lui avait parlé et qu’elle croisait jadis. Dès cet instant, Bernard est dans un combat intérieur : tantôt il est rendu heureux par l’amour de sa femme, qui est tout pour lui : « sa force, son monde, le goût de la vie, hier, et demain »34 ; tantôt, il est agacé, surtout quand le comportement d’Éva lui révèle un être entièrement différent de celui qu’il a connu.

L’image que Bernard a peinte d’Éva commence à ne plus être conforme à la réalité. « Elle a la faculté de changer de personnalité »35. Elle souffre de leur pauvreté, dont elle est la cause. Leur situation si humble lui est pénible. « Sa joie, au début de leur retour à ce village, n’était qu’une feinte et une volonté de supporter dignement une épreuve très dure. »36 Avec l’apparition de Germain dans leur vie, Bernard constate chez Éva un changement d’attitude à son égard. Cependant, il écarte toute idée qui puisse déformer l’image de la femme qu’il aime. Il réfrène toute marque d’agacement pour sauver son amour en s’excusant des doutes sur ses propres raisons. De nouveau, Éva redevient triste, malade et silencieuse. Elle doit subir une opération. Germain est le médecin qui la sauve.

Dans la quatrième partie, les personnages se déplacent entre Montcorget et la maison de santé -Mon Repos- où Éva est restée après l’opération. Bernard continue à consigner des notes où se mêlent événements, impressions et commentaires personnels. Rien ne change dans son amour pour Éva. Après l’opération, il éprouve le besoin de lui déclarer son sentiment et de lui expliquer ce qu’il a ressenti pendant sa maladie, mais « son air d’ennui » l’en empêche. Elle est plus triste qu’auparavant. Comme d’habitude, il trouve une excuse pour expliquer cette tristesse : « c’est la fatigue, sans doute, qui lui donne cet air d’ennui, ce visage immobile, ces yeux de désespoir. »37 Désormais, Bernard a peur de Germain et de son pouvoir sur Éva. Ce dernier, qui a lutté pour l’arracher à la mort, propose de la transférer dans une maison de santé où elle devra rester longtemps, sous prétexte que cela ne coûtera rien à son mari. Ce dernier est contraint à consentir à tout ce que le médecin ordonne. Par les lettres de sa femme, il sait que Germain lui rend visite quelquefois à Mon Repos.

Dans sa solitude à Montcorget, Bernard se regarde. Il analyse sa conduite avec sa femme. Pour la rendre heureuse et éloigner d’elle tout comportement ennuyeux de son côté, il décide de refréner, chez lui, toute marque de tendresse et de bonté, de réprimer ses mouvements naturels et d’agir artificiellement avec elle. À la fin, une scène dramatique a lieu entre Bernard et Éva. Il annonce à sa femme son départ pour la France, chez sa mère. Eva cherche à le retenir, les yeux remplis des larmes.

Quelques lignes, ajoutées après une interruption de huit mois dans l’écriture, expliquent la séparation du couple. Éva va se remarier. Bernard "relègue" ce cahier.

Notes
25.

Éva, p.9.

26.

Guitard-Auviste, Ginette. La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, Grasset, paris, 1953. p. 222.

27.

É va, p. 19.

28.

Ibid., p. 34.

29.

« Je suis heureux. Je me le dis souvent » É va, p. 73.

30.

Ibid., p. 67.

31.

Ibid., p.100.

32.

Ibid., p. 101.

33.

Ibid.

34.

Ibid., p. 130.

35.

Ibid., p.121.

36.

Ibid., p. 116.

37.

Ibid., p. 134.