Si É va porte le titre de "journal", il est nécessaire de savoir s’il s’agit d’un vrai journal ou d’un journal fictif38. Toutes les études spécialisées dans le domaine du journal en tant que genre littéraire le définissent principalement par trois caractéristiques : le statut de celui qui raconte, l’emploi des temps, qui explique la relation entre le temps de l’écriture et celui des événements, et enfin le destinataire du journal39.
Pour le définir, Béatrice Didier met l’accent, tout d’abord, sur ce que le journal authentique n’est pas. Elle le différencie des autres types de fictions écrites à la première personne, et essentiellement de l’autobiographie et des mémoires. Ces deux derniers sont rédigés après l’événement et souvent très longtemps après. Ils sont axés respectivement sur la vie personnelle et sur la dimension historique. En revanche, en l’absence d’une absolue simultanéité entre le fait et l’écrit, le diariste, lui aussi, se souvient de ce qui s’est passé quelques heures et même quelques jours plus tôt, et le relate.
Comme l’autobiographie, le journal se caractérise par l’identité de l’auteur et du narrateur. Ce dernier est « celui qui agit et celui qui se regarde agir, et qui écrit… »40. Ce qu’il consigne « repose tout entier sur la croyance dans l’individu, et dans le moi »41. Il est perpétuellement à la fois sujet et objet de son discours. Mais ce "je" qui parle sans cesse de son moi peut cependant parler d’un autre et s’adresser à quelqu’un d’autre qu’à lui-même.
Ph. Lejeune, dans sa tentative pour donner une définition à l’autobiographie, détermine des conditions selon lesquelles il différencie l’autobiographie des genres voisins. Il estime que le journal intime se distingue de l’autobiographie par la position du narrateur, et particulièrement à partir de la perspective rétrospective du récit42
Valérie Raoul, dans Le Journal fictif dans le roman français, cherche à trouver une définition au journal fictif par rapport au vrai journal. Ce dernier, dépend d’un narrateur qui écrit à la première personne et surtout à propos de lui-même et principalement pour lui-même. Il écrit au jour le jour, c’est-à-dire que son récit rend compte du passé récent et du présent, le futur étant quant à lui inconnu au moment de l’écriture. Il est le producteur d’un compte rendu écrit. Une coïncidence entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation y est marquée. Le diariste parle des lieux et des événements réels. Comme narrateur protagoniste, il existait avant que le journal n’ait été écrit. On peut trouver aussi d’autres informations sur lui en plus de ce qui est contenu dans le journal. En outre, ce même journal peut parler de personnes et d’événements réels, mais l’auteur prétend être quelqu’un d’autre.
Ces mêmes éléments se trouvent incarnés dans le journal fictif : un narrateur -fictif cette fois-ci, créé par l’auteur- est asservi à la même mission que celui du vrai journal sans être le véritable producteur du texte. De cette manière, V. Raoul prend le narrateur comme critère pour discerner le fictif du vrai journal. À l’inverse, au niveau intradiégétique du récit, les trois points indiqués plus haut distinguent ce dernier des autres types de fictions écrites à la première personne.
Ainsi, au niveau extradiégétique du texte, É va est un journal fictif : Jacques Chardonne, l’auteur, donne la parole à un personnage créé par lui qui est Bernard. Ce dernier relate et rédige, à la première personne et au fil des jours, l’histoire d’une période définie de sa vie conjugale. Le récit d’É va est ponctué par l’écoulement des événements que Bernard prend soin de signaler régulièrement.
En général, ce genre, connu plus tard en France, se définit comme une forme suprême de l’écriture de soi. Il échappe à toute loi esthétique et s’interdit les incursions dans le domaine de l’imaginaire.
Philippe Lejeune dans son livre Le Journal intime. Histoire et anthologie, cherche, dans la première partie, les mêmes points : « Qui tient un journal ? » Cette question est posée pour définir le statut de celui qui raconte. Puis sous le titre « le journal et le temps », il chercher la relation entre temps de l’écriture et temps de la narration. Et sous le titre « le journal et la personne », il met l’accent sur l’identité du destinataire, Textuel, Paris, 2006.
Didier, Béatrice. Le Journal intime, PUF, paris, 1976, p.9.
Ibid., p. 117.
Voir Philippe Lejeune. Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, p. 14.