Composition narrative d’Éva

• Le statut du narrateur

En recherchant la fonction jouée par le Moi dans Éva, il s’avère clairement qu’il peut être déterminé selon trois statuts : narrateur, narré et lecteur. En tant que narrateur, l’étude de la structure et du fonctionnement du journal fictif met en évidence le passage du "je" au "je-il" entre les niveaux extradiégétique et intradiégétique, où auteur et narrateur ne coïncident pas. À l’intérieur du journal, un autre glissement du "je" au "je-il" est marqué : celui du narrateur qui parle de lui-même en tant que protagoniste. Ce dernier, dans Éva, relate et écrit une histoire avec le pronom "je" qui représente son Moi. Tout au long de son écriture, le point de vue est unique - c’est celui d’un seul personnage - mais il change au fil du temps. Il est, à chaque note, situé différemment dans l’écriture. Ce diariste demeure anonyme pendant la majeure partie de l’histoire qu’il raconte. La définition de son identité se trouve remplie peu à peu, constituant l’image qu’il donne de lui-même :

‘« Je suis un homme heureux. Je possède le seul bonheur qui soit au monde. J’aime la femme avec qui je vis et qui est ma femme. » p. 19.’

Dans un paragraphe de la deuxième partie, ce pronom personnel "je", qui indique le narrateur - Bernard -, se transforme en "il". Le diariste fait de son Moi un personnage de roman. Il raconte ce que le "je" a fait pendant une interruption de trois ans. Il parle de son Moi comme d’un autre, comme si un narrateur extérieur venait le remplacer. Il observe et juge son autre Moi, qui se montre devant lui comme un étranger :

‘« Il suffirait que j’ajoute : « Lorsqu’il lisait le journal de Benjamin Constant, le dimanche matin, il était à Paris dans son bureau tendu de rouge, la fenêtre ouverte sur une cour […] Après une interruption de trois ans, il continua son journal. Il avait fait construire une maison à Épône, prés de Paris […] Se regardant dans une glace qu’on venait de poser, il remarqua son visage, plus rose, encore enfantin, mais dont il ne reconnaissait pas bien les traits, comme s’il était souffrant. Il ne comprenait pas encore qu’il avait vieilli. » p. 64-65.’

En écrivant l’histoire de sa vie conjugale et par l’image qu’il donne de son Moi, Bernard est la matière narrée de son journal. Il se définit comme sujet et objet de ce qu’il écrit. Il tente de transposer son expérience dans ce journal en donnant un reflet de sa vie.

Les conventions du journal exigent qu’il soit écrit pour soi et à propos de soi. Mais le narrateur du journal, ainsi que celui des autres types de romans écrits à la première personne, n’est pas nécessairement « autodiégétique ». « Un homme qui parle de lui sans transposition, de ses humeurs, de ses aspirations déçues ou réalisées, de ses amours et de ses haines, parle aussi bien d’un autre. »44 Il a toujours des raisons qui le poussent à insérer le récit de ce dernier dans son écriture : ce qui est dit sur celui-là participe toujours, plus ou moins directement, à la définition de sa personnalité et à la construction de l’image qu’il a envie de voir de lui-même ainsi que des autres. Ils sont presque toujours un miroir qui révèle divers aspects du diariste. Ainsi, si Éva est le compte rendu quotidien de Bernard, qui concerne les événements d’une période de sa vie avec la femme qu’il aime, il est absolument évident que ce qu’il écrit donne naissance à un autre objet, qui est Éva. Tout se concentre, en premier lieu, sur cette femme. Il parle d’elle plus que de lui-même. Elle devient le centre du roman. On ne la connaît qu’à travers la description subjective de son mari. Mais cette préoccupation emphatique s’avère rapidement concentrée sur la personnalité de Bernard lui-même.

Son journal est aussi le lieu où sont consignés les micro-récits sur les habitants de Mon Repos qu’il rencontre pendant son installation avec sa femme. Même si ces récits constituent une partie de sa quotidienneté, ils contribuent, indirectement, à sortir de la monotonie de l’histoire de ce couple.

Au niveau intradiégétique d’Éva, Bernard, en tant que narrateur et objet initial de son écriture, est aussi lecteur de son journal. Au début de son histoire, il prétend écrire pour lui seul sans avoir le désir de publier ce qu’il écrit. Il écrit sans penser à un auditoire45. Il donne ainsi à son écriture les traits du journal authentique. Cependant, avec la deuxième partie, le narrateur relit quelques lignes qui étaient déjà notées. Ce procédé lui permet de juger son écriture et de donner des commentaires sur lui-même au moment de l’écriture :

‘« Relisant ces lignes, j’ai jeté les yeux sur les pages précédentes. On ne dirait pas que trois ans ont passé entre quelques phrases. C’est le même accent, le même homme qui semble écrire tout d’un trait, dans le même instant » p.64.’

À la fin, après une lecture complète des quatre parties de son cahier, Bernard est un lecteur d’Éva plus que son narrateur :

‘« Je viens de relire mon journal. Je ne veux le conserver, mais il peut intéresser quelques personnes » p. 151.’
Notes
44.

Girard, Alain. Le Journal intime, PUF, Paris, 1963, p. 485.

45.

Éva, p.18.