L’écriture du journal : conditions et motivations

Pourquoi l’écriture du journal ? Et à quoi sert-il ? Ces questions sont communes à tous les diaristes. Ils y apportent des réponses à la fois variées et récurrentes. Tous les aspects de l’activité humaine peuvent donner l’occasion de tenir un journal. Des motifs ou des circonstances propres à chaque homme peuvent expliquer cette activité. Maurice Chapelan, dans Anthologie du journal intime présente le portrait de celui qui tient un journal : il est un « individu solitaire, malheureux, qui ne peut établir de contact avec les autres et se reformer en lui-même »⁶⁵ Ce portrait impose une crise pour donner naissance à un journal. L’écriture devient rapidement une obligation pour calmer l’angoisse du diariste, un instrument pour le soulager. Mais son attachement à cette activité cesse dès qu’a disparu la cause de cette crise.

À la question : « Qui tient un journal ? », Ph. Lejeune répond en affirmant la nécessité de la même condition. Il estime que « cette activité irrégulière est poussée par un besoin […] à n’importe quel âge de la vie. Elle est tenue pendant une crise, une phase de la vie […] elle suit un thème, un épisode, un seul fil d’une existence »⁶⁶. Mais quelle que soit la motivation, le goût de l’écriture et le souci du temps restent pour lui les conditions principales pour le tenue d’un journal.

V. Raoul, pour sa part, s’accorde avec Ph. Lejeune sur ces deux derniers points. Elle indique que les conditions préalables pour tenir un journal sont presque identiques dans le journal fictif et dans le journal authentique : un individu qui a la capacité d’écrire et qui a le temps pour le faire avec la présence des motivations personnelles peut être, sans doute, une personne susceptible de produire ce type d’écriture. Ces aspects sont-ils incarnés chez Bernard comme diariste d’Éva ? Ce dernier, "diariste du dimanche", seul à Paris, délimite autour de lui un espace clos où il est détaché du monde et de la relation à autrui. Il a le mérite de la production littéraire. Auparavant, il a publié un roman. Après quinze ans, il le lit et le considère comme un roman vide d’amour, qui ne lui a pas apporté le succès. Il décide à présent d’écrire ce journal, dans lequel il porte son regard sur sa femme, enregistrant les variations de leur relation conjugale. Il le juge à la fin comme une accumulation d’idées et de réflexions. Dans les dernières pages d’Éva, il projette l’écriture d’un journal, qui recueillera les événements de son existence. Finalement, l’éloignement de Bernard et d’Éva favorise l’écriture d’un roman avec des personnages imaginaires.

Quand Bernard tient son journal, il écrit avec sincérité ce qui lui vient à l’esprit. Il ne sait plus ce qu’il veut dire⁶⁷. Ses pensées se montrent aiguës et vibrantes. Elles semblent se disperser. Tantôt on suit le diariste dans ses régions les plus intimes lorsqu’il se livre par exemple à la description de sa relation avec sa femme : il n’a pas honte d’une réflexion très intime. Tantôt on croit qu’on est éloigné du sujet essentiel, en accompagnant Bernard dans ce qu’il note sur plusieurs thèmes : la pudeur chez la femme, l’amour partagé, l’amitié, la personnalité féminine, etc. Aucune relation de nécessité n’existe entre les faits racontés ; la seule chose qui les relie est leur commune appartenance à l’expérience du diariste. Par ces remarques générales, le lecteur peut apprécier une parole cachée dont le sens apparaît à la fin avec le dénouement.

Comme les spécialistes qui l’ont précédé, Bernard considère que « de grandes œuvres sont nées d’un léger prétexte. Elles découvrent l’écrivain à lui-même »⁶⁸. Par là, le motif et la fonction sont déterminés. Les spécialistes dans l’étude de ce genre utilisent plusieurs termes pour définir les fonctions que le journal remplit : garde-mémoire, journal-confidence, journal-réflexion ou journal-atelier⁶⁹. Mais tous sont consignés dans la classification de Philippe Lejeune quand il répond à la question : « À quoi peut-elle (l’écriture du journal) lui servir ? »⁷⁰. En général, cette activité devient une nécessité si on ne veut pas prendre l’autre comme seul responsable de son bonheur.

À la différence de certains diaristes, la solitude n’est pas le motif de l’écriture d’Éva pour Bernard, au contraire. « Elle lui vide l’esprit. Il n’a plus de pensées, loin d’Éva »⁷¹. Lorsqu’il commence à écrire, il ne semble apparemment pas en crise. Il déclare qu’il est un homme heureux. Il pense posséder le seul bonheur qui soit au monde. Il aime la femme avec qui il vit et qui est sa femme⁷². « Les peuples heureux n’ont point d’histoire, et il faut bien avouer que les journaux sont plus fréquents qui relatent des crises sentimentales que des périodes de plein bonheur, pendant lesquelles parfois la nécessité de l’écriture ne s’est pas fait sentir. »⁷³  Le bonheur ne se raconte pas. « Celui qui l’éprouve ne demande plus rien à la vie. Il n’a plus grand-chose à dire. »⁷⁴ Pourquoi alors tenir son journal ? Est-ce par besoin d’exprimer cet amour et ce bonheur par des mots ? Est-il naturel d’écrire son bonheur au lieu de le vivre ?