Quand il tient la plume, Bernard déclare son projet d’écrire un journal dans lequel la sincérité soit le premier trait91. Il projette son écriture pour lui-même sans avoir l’intention que son journal soit destiné à un autre92. Ses notes sont centrées sur sa personne et sur l’aspect privé de sa vie avec Éva. Même s’il évoque des circonstances qui mettent en cause autrui, même s’il s’anime à propos de la rencontre d’une autre personne ou d’une conversation, ce ne sont pas les événements en eux-mêmes qui intéressent Bernard, mais « seulement leur résonance, ou encore leur réfraction dans sa conscience »93. Ni Étienne, ni sa nouvelle maison, ni l’offre de Roussi n’ont pour lui d’existence propre : « L’objet n’a pas de réalité en tant que tel. Il n’est qu’une occasion qui éveille le sujet à la vie. »94 Son journal est un compte rendu de soi à soi, ce qui explique son caractère intime, réservé, voire secret. Mais ce caractère disparaît lorsque Éva lit le cahier95 et, ensuite, quand Bernard décide de le publier.
En ajoutant quelques lignes après une interruption de huit mois, Bernard voit sa vie se transformer en récit dans le journal. Ses dernières lignes changent les notes en une histoire à partir du dénouement émouvant qu’il donne : Éva a quitté son mari et elle se remariera. Par ces lignes, les notes du diariste, écrites au cours de son journal, deviennent comme des signes prémonitoires de cet événement. Elles représentent Bernard comme un homme trompé ou qui a voulu être trompé. À plusieurs reprises, les conditions de la vie lui offrent des moments de lucidité sur son aveuglement face à la personnalité de sa femme, mais il s’attache, volontairement, à tout ce qui peut l’aveugler. À la fin l’image qu’il a peinte de sa femme apparaît comme illusoire. Elle n’est qu’une image désirée par lui, à laquelle il tente de conformer la femme qu’il aime. Éva n’a pas changé, tout comme Étienne l’affirme, mais une nuance a échappé à son mari : elle ne l’a jamais aimé96. Bernard est donc "Massicot", l’ami dont Étienne a parlé dans la première partie :
‘« Il (Étienne) m’a dit " Te souviens-tu de Massicot ? " Puis, il ajouta : "Je l’ai revu plusieurs fois, ces jours-ci. Il habite Paris, maintenant. Il est marié et enfoncé dans sa famille ; il n’en reste rien. C’est un homme aveugle et sourd. On ne peut plus lui parler. Il ne voit que son bonheur, cette espèce de bonheur facile que permet toute médiocrité, que le hasard vous octroie et qu’on ramasse dans sa niche […]"Ce dénouement amer ne change rien aux conceptions de Bernard. Il ne l’empêche pas de rechercher le bonheur apporté par l’amour d’une femme. Il décide d’écrire « un roman où il montre le bonheur qu’une femme peut donner à un homme, le seul bonheur qui soit au monde »97. Par ce projet, il éloignera le trait intime de sa prochaine écriture.
Après l’étrange comportement d’Éva, Bernard n’a plus le désir de conserver ce journal. Il décide de le publier mais en s’imposant comme condition d’achever le récit au début de la maladie d’Éva et d’ajouter une note précisant qu’elle est morte98. Par cette décision, Bernard omet la spécificité de son journal comme un outil intime : il va changer la vérité. Éva devient un personnage imaginaire créé par le narrateur. En outre, il introduit l’auteur authentique dans la fiction : Bernard remet ce journal à Étienne, qui le donnera à "C…". Ce dernier a la liberté d’en tirer ce qu’il veut ou de le publier tel qu’il est. Ce "C…"99 éditeur fictif, n’est pas nommé, mais il est implicite qu’il est Chardonne, l’auteur dont le nom est inscrit sur la page de titre d’Éva.
Le bonheur apporté par l’amour d’une femme n’était qu’une illusion dans une écriture personnelle comme le journal, censé refléter la vie réelle dans son instantanéité. Chardonne, en suivant son personnage Bernard, tente à présent de le chercher, avec Claire, dans la fiction autobiographique.
Voir ibid., p. 17.
Ibid., p.18.
Girard, Alain. Op.cit, p.4.
Ibid.
Éva, p. 88.
Ibid., p.150.
Ibid., p.151.
Ibid.
Ce procédé, qui consiste à dissimuler un nom de personnage qu’on désigne par une lettre suivie de points de suspension, est essentiellement destiné à renforcer l’illusion référentielle en donnant l’impression qu’on convoque dans la fiction un personnage réel dont l’identité mérite d’être masquée. Voir Yves Stalloni. Dictionnaire du roman, Armand Colin, 2006, p. 172.