Reconnaître une œuvre autobiographique est l’un des problèmes qui se pose au lecteur, surtout en l’absence d’une indication claire sur la couverture109. Ph Lejeune appelle autobiographie « le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence quand elle met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».110 À partir de cette définition, quatre catégories sont soulignées : forme du langage, sujet traité, situation de l’auteur et position du narrateur. Elles sont essentielles pour distinguer ce genre d’autres productions qui utilisent la première personne comme un critère dans l’écriture : journal intime, mémoires, biographie, roman personnel (roman autobiographique).
Avec Claire, presque tous les éléments de la définition concordent avec le texte. C’est principalement un récit dont la perspective dominante est rétrospective : le roman, à l’exception de l’épilogue, est composé tout entier comme un récit rétrospectif, croisé quelquefois avec le présent de l’écriture. Le sujet est centré sur la vie du narrateur et sur sa relation avec Claire durant une période passée de leur vie : « Je venais d’avoir l’idée d’écrire ce livre où je raconte ce qui m’est advenu pendant quelques années »111, écrit le narrateur dans la huitième section de son histoire. Il importe de mentionner ici que si la définition de l’autobiographie met l’accent sur la vie individuelle et l’histoire de sa personnalité comme sujet, il n’est pas nécessaire que le livre raconte la totalité de la vie de l’autobiographe. Il y a « des autobiographies qui n’embrassent, volontairement ou pas, qu’une tranche de la vie relativement limitée »112. Dans Claire, on lit :
‘« Je ne décrirai pas le début de nos relations. Pour l’essentiel […] si j’évoquais dans le détail ces premiers temps, je corrigerais certaines impressions d’autrefois, que je sais fausses aujourd’hui. » p.22.En dépit de cette confrontation entre Claire et les critères de la définition, un seul point, essentiel, concernant l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, ne se trouve pas dans le texte : la personne qui dit "je" et qui raconte sa vie n’est pas une personne réelle. Ce "je" ne se réfère pas de façon explicite à Jacques Chardonne, mais à un personnage de fiction créé par l’auteur. Il ne s’agit donc pas d’une autobiographie, mais d’une fiction autobiographique. Au niveau interne du texte également, aucune différence n’apparaît, au premier abord, entre Claire comme roman autobiographique - fictif, écrit à la première personne - et Claire comme autobiographie. L’identité de l’auteur et du personnage-narrateur ne se manifeste pas dès le début. Le "je" textuel ne porte pas de nom ; le narrateur reste anonyme jusqu’à la troisième section du livre. À partir d’une scène dialoguée entre le narrateur et sa mère, le lecteur découvre que celui qui raconte l’histoire est Jean, et non pas Jacques Chardonne. Celui-là devient, au niveau intradiégétique du texte, l’autobiographe d’un livre qu’il commence à écrire « pour laisser de [Claire] un souvenir »113. Jean est donc à la fois auteur, narrateur et personnage de son propre livre.
Ginette Guitard-Auviste, une des spécialistes qui se sont penchés sur l’étude de la vie de Jacques Chardonne et son art, indique dans son livre, Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, qu’il y a une ressemblance entre la vie de Chardonne et les événements que Claire raconte. Jean, comme narrateur, relate, à la première personne, une série d’expériences très proches de celles qu’a vécues son créateur. Dans ce cas, avec l’existence de ce nom fictif différent de celui de l’auteur, le lecteur peut penser, en se fondant sur des informations extérieures, que l’histoire vécue par le personnage est exactement celle de l’auteur : « Au cœur de son livre, Camille -la seconde épouse de Chardonne- règne dans toute sa splendeur et sa tendresse […] Marthe - sa première épouse - , dont Chardonne n’est toujours pas divorcé, pèse sur le destin de l’héroïne du roman. »114 Le texte ainsi produit n’est-il pas une autobiographie ? « La matière narrative est rarement exempte d’ancrages personnels. Tout romancier, même celui qui se prétend le plus impersonnel, met un peu de lui-même et de son vécu dans son œuvre »115. Il puise, dans certains cas, dans son expérience personnelle pour rédiger son œuvre. Quand Flaubert, par exemple, écrit « Madame Bovary c’est moi », il signifie par là qu’au cœur de sa fiction c’est un morceau de sa vie qui est livré au lecteur, que son personnage a été bâti avec ses souvenirs.
Ph Lejeune, pour sa part, appelle "roman autobiographique" « tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a identité de l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer116. Une fiction autobiographique, ajoute-t-il, peut se trouver « exacte », le personnage ressemblant à l’auteur ; une autobiographie peut être « inexacte », le personnage présenté différant de l’auteur ».117 Jean peut donc porter en lui autant qu’il veut de la vie et du caractère de Jacques Chardonne, mais tant qu’il n’a pas son nom, ce qu’il écrit restera son histoire personnelle.
La déclaration d’intention autobiographique (l’identité de l’auteur, narrateur) peut être établie dans certains cas par l’emploi du titre. Ce dernier ne laisse aucun doute sur le fait que la première personne renvoie au nom de l’auteur. Ex: Histoire de ma vie, Autobiographie.
Lejeune, Philippe. Le Pacte autobiographique, op.cit, p. 14.
Claire, p.231.
May, Georges. Op.cit, pp.145-146.
Claire, p. 8.
Cité par Ginette Guitard-Auviste dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, Albin Michel, 1993. p. 116
Dictionnaire du roman, op.cit, P.22.
Cité dans ibid., p. 25.
Ibid., p.26.