Confusion de forme : Claire entre journal et roman autobiographique

« La forme de Claire est, écrit Guitard-Auviste, comme pour Éva, quoique d’une manière plus déguisée, celle d’un journal. Le narrateur, Jean, parle à la première personne.»118 Sur ce point nous avons un avis différent. Plusieurs repères peuvent être donnés pour justifier ce désaccord. En général, l’autobiographie se distingue aisément des autres formes de la littérature intime et, surtout, du journal intime. Elle est avant tout « un récit rétrospectif et global, qui tend à la synthèse »119, alors que le journal intime, comme nous l’avons indiqué précédemment avec Éva, est une écriture quasi contemporaine, plus souvent morcelée ; elle n’a aucune forme fixe. Si Bernard a écrit son journal, cela lui a permis de noter ses impressions et ses actes quotidiens avec exactitude. Il n’en va pas de même pour Jean. Celui-ci recompose sa vie à partir de souvenirs plus ou moins diffus. Tout ce qu’il a écrit dépend de ce qui vient d’être rappelé. Il est la mise en forme des souvenirs : quand ce roman fut publié, pour la première fois, dans La Revue de Paris, il portait comme titre : Claire ou Les Souvenirs du Dernier Homme 120 . Les verbes "se souvenir" et "se rappeler" marquent plusieurs pages du récit. Ce recul et cet écart de temps lui permettent de présenter les événements sous une forme ordonnée :

‘« À présent, je ne me souviens plus de ce que nous avons dit ce jour-là, mais je me rappelle très bien comment je regardais Claire. » p. 20.

« Mais je me souviens très bien des conversations de Mathilde qui me parlait de Claire en chuchotant chaque fois qu’elle me rencontrait. » p.22.

« Je voudrais me rappeler Claire au temps de nos premières rencontres. » p.31.

« Je retrouve difficilement aujourd’hui quelques bribes de ma vie de jeune homme à Paris. » p. 70.

« Je ne me rappelle pas son arrivée à la maison. Dans mon plus lointain souvenir elle est à table chez nous et nous sommes déjà très intimes […] mais je me rappelle nos promenades dans Paris. » p. 77


« Je croyais me rappeler son visage, mais j’avais oublié qu’il portait une courte barbe. » p.157.’

Du plus, « dans le cas du journal comme dans celui de l’autobiographie, celui qui écrit procède dans la même direction temporelle, non pas du passé vers le présent, mais, à contre-courant de l’écoulement de la vie, du présent vers le passé, du moment où il écrit vers le moment où il a vécu »121. À la première page de son livre, Jean écrit : « Je veux garder la femme d’aujourd’hui, trop bien déterminée pour moi […] J’écris ce livre pour laisser d’elle un souvenir. »122 Mais ce n’est que quelques lignes plus loin que le style révèle la nature autobiographique du récit : « Quand je l’ai connue, elle était jeune et j’ai cru que je ne la verrais jamais vieillir. Claire fut élevée au couvent de Gemmi, puis elle habita avec sa mère à Charmont. »123

En étudiant la structure de Claire, il apparaît d’autre part que, même si le texte est un récit rétrospectif où « le narrateur a l’air de raconter ses souvenirs »124, comme l’écrit Jean, il n’est cependant pas dépourvu d’exceptions : d’une part, "le discours" occupe une place dans la narration ; d’autre part, le narrateur fait apparaître le temps de l’écriture en insérant au cours de l’histoire racontée des événements contemporains : son histoire est, à plusieurs reprises, interrompue par le présent de l’écriture, par des remarques sur la femme, la jeunesse, la vie ou le bonheur. Le point le plus important réside dans l’utilisation du « "discours rapporté", tel qu’il est censé avoir été prononcé par le personnage »125. Pour cela, les événements que Jean raconte et les comportements qu’il décrit se présentent comme s’ils étaient quasi contemporains : c’est le cas pour sa visite chez son ami Fernand et sa rencontre avec sa femme Adèle126, le temps de sa rencontre avec Lorna127, ou encore l’histoire de la visite à sa mère pendant les derniers jours de sa vie :

‘« En relisant le télégramme, je pense à la dernière lettre de ma mère […] Cette vieille femme va finir sa vie [...] Le train m’emporte doucement vers le village de mon enfance […] La voiture s’arrête devant le portail familier […] Je n’ose m’en approcher et je frappe au volet de la cuisine. Elise apparaît dans le couloir ; sans l’écouter, je m’avance vers la chambre de ma mère […]
Le lendemain ma mère est encore immobile, la face sans vie au milieu de l’oreiller ; quand je m’approche, elle ouvre les yeux et m’observe d’un singulier regard dur et terne, qui ne semble pas fait pour me voir. Elle me dit qu’elle a bien dormi et me demande si j’ai trouvé dans ma chambre les raisins qu’elle a fait monter hier soir […] Pourtant elle me parle de sa mort […] Ma mère me dit que je devrais sortir par ce temps.. Elle me demande de lui donner son livre de comptes ; elle inscrit des chiffres et tourne les pages avec un air de grande attention. Le cahier s’échappe de ses mains. Je crois qu’elle dort et je me penche sur elle. Aussitôt, elle ouvre les yeux et prononce une phrase qui doit s’adresser à Elise. Sans se douter de son erreur elle continue à parler mais en me regardant : il faut que tu retournes à Paris… on t’attend… Bientôt tu ne me reverras plus je veux que tu me fasses une promesse […]
Cette nuit, on m’a réveillé. Quand je suis descendu, elle était morte. Elle était comme une chose de cristal et de marbre, sans âge, peut-être jeune, pesante, impondérable, plus que jamais fragile. » pp. 55-62.’

Ces lignes mettent ainsi en évidence la tension entre le passé et le présent. C’est probablement cette insertion du présent dans le passé, et le recours du narrateur au discours rapporté qui conduisent Guitard-Auviste à considérer l’écriture de Jean comme des notations de journal.

Parallèlement à ce jeu entre le présent et le passé, une autre justification peut réfuter l’analyse de G. Guitard-Auviste et permettre de considérer le texte comme un roman autobiographique : Jean, comme autobiographe fictif essayant de faire revivre le passé, insère au cours de la narration l’activité de l’écriture de ce livre qu’il commence à cette époque. Il consigne le motif qui l’a poussé à l’écrire. Un paragraphe daté représente cette activité comme un événement passé parmi les autres :

‘« Un matin, allumant ma cigarette après le déjeuner et caressé par une légère brise qui me pénétrait la chair sous mon vêtement de toile, je marchais dans l’allée, regardant entre les arbres une échappée sur la campagne […] Ce jour là, je m’en allai dans la forêt, au lieu de peindre, poussé par une pensée qui me forçait à marcher très vite. Je venais d’avoir l’idée d’écrire ce livre où je raconte ce qui m’est advenu pendant quelques années, comme s’il fallait le restituer. En décembre, quand les rosiers de l’Ile-de-France sont enveloppés de papier, et que les roses de Noël ont des fleurs de porcelaine sous leurs feuilles métalliques, quand les champs sont teintés de violet et de vert sous un ciel gris, je commençai mon livre, comme pour me réchauffer. »128

Quelques pages plus loin, Jean raconte sa tentative de relire ce qu’il a écrit depuis quelques mois et prend l’avis de Claire. Bien qu’il s’efforce de trouver une idée convenable pour terminer ce livre qu’il écrit sur leur vie, l’histoire s’arrête, indépendamment de sa volonté, quand les deux hommes de l’ambulance emportent Claire. Plus tard, Jean prend la plume pour donner une suite à son livre autobiographique. Dans ces pages ajoutées -et en dépit d’un paragraphe écrit à la forme passée au début de l’épilogue -, le temps de l’histoire coïncide avec le temps de la narration, et Jean, qui était autobiographe au cours de la narration de son histoire, s’identifie seulement dans ces quelques dernières lignes à un "diariste".

La justification de l’écriture de Claire comme roman autobiographique conduit donc à certain nombre de questions : comment Jean, en tant qu’auteur et narrateur du livre, procède-t-il pour l’écrire ? Et si Claire se focalise sur une période déterminée de la vie de ce couple, quel est le pourquoi de l’écriture de ce livre et pour quelles raisons cette période racontée est-elle privilégiée par Jean ?

Notes
118.

La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 125.

119.

Lejeune, Philippe. L’Autobiographie en France, Armand Colin, Paris, 1971, p.34.

120.

Voir La Revue de Paris, Trente-huitième année, Tome cinquième, Sept.- Oct. 1931, Paris, livraison du premier Octobre.

121.

May, Georges. Op.cit, p. 147.

122.

Claire, p. 8.

123.

Ibid., p. 9

124.

Ibid., p.205.

125.

Genette, Gérard. Figures III, op.cit, p. 190.

126.

Claire, p.71.

127.

Voir Ibid., pp. 77-83.

128.

Ibid., p. 192.