L’ordre du récit : l’interférence temporelle dans la trame chronologique

Quand on dit que le récit autobiographique est centré sur la vie individuelle du narrateur, cela n’exclut pas les histoires de l’entourage de celui qui écrit. Ce cas est envisagé quand le narrateur met l’accent sur une période de sa vie sentimentale et, plus précisément, sur sa vie conjugale, dont l’Autre constitue une partie. Nombreux sont les histoires intercalées dans Claire. Tout d’abord, toutes les indications intradiégétiques signifient certes que le livre traite le récit de la vie de celui qui raconte : « Je cherche une idée qui serait la conclusion de mon expérience »129 ; ou encore : « […] écrire un livre où je raconte ce qui m’est advenu pendant quelques années »130. Cependant le titre permet de conclure que l’histoire de la femme dont le nom est inscrit sur la couverture va occuper inévitablement "la part léonine" de ce que Jean écrit. Comment agit-il donc pour mettre en forme ces événements et pour conserver la chronologie du récit de sa vie ? Pour donner aux événements rappelés une forme organisée, l’autobiographe suit souvent un déroulement linéaire, celui du temps chronologique. Dans ce cas, les diverses scènes rapportées se succèdent dans le texte selon l’ordre temporel dans lequel elles ont lieu dans la réalité. Mais le fil d’une histoire qui adopte, dans ses grandes articulations, une disposition conforme à cet ordre n’exclut pas pour autant la présence d’un grand nombre de ruptures. Elles peuvent être soit les interprétations au présent données par celui qui raconte, soit une narration des événements d’un passé plus lointain par rapport au temps du récit raconté, ou bien encore des événements qui expliquent par avance la fin de l’histoire. Quant à Claire, il est un roman autobiographique à la structure apparemment traditionnelle. Il repose sur une narration rétrospective. Il commence par la première rencontre de Jean avec Claire et s’arrête à la mort de celle-ci. Le livre est divisé en neuf sections, suivies d’un épilogue. Tout l’ensemble correspond à un ordre logique et cohérent. Comme roman autobiographique suivant ce type d’ordre, le récit combine l’imparfait et le passé simple. Le narrateur n’anticipe jamais sur la fin de son histoire. Le lecteur doit attendre la dernière ligne du récit pour savoir ce qu’il adviendra de la relation de ce couple. L’histoire de cette liaison se déroule telle qu’elle est apparue à Jean au moment de l’écriture. La narration de sa vie avec Claire pendant une période déterminée implique que Jean obéisse au déroulement rétrospectif et linéaire. Mais, « le miracle du retour en arrière se paye toujours de la rechute dans le présent, qui le suit inévitablement »131. Le charme de son texte provient par conséquent de la confrontation entre les scènes au passé et la réinterprétation faite par lui dans le présent de l’écriture : le fil de son histoire est souvent interrompu, comme nous l’avons indiqué, par certaines entorses qui sont tantôt des explications données sur les faits racontés132, tantôt des remarques au présent de narration sur plusieurs thèmes133. Cependant, l’écriture des souvenirs n’exclut pas des retours aux événements d’un passé plus lointain.

Pour mieux comprendre le jeu du temps adopté dans la présentation de l’histoire, il convient de se référer à l’étude de Gérard Genette sur l’ordre temporel d’un récit : la confrontation entre l’ordre temporel de succession des événements dans le discours narratif et l’ordre temporel de leur disposition dans l’histoire. Le rétrospectif rencontré avec Claire est celui de "l’analepse mixte"134. Il s’agit d’analepse externe, qui se prolonge jusqu’ à rejoindre et dépasser le point de départ du récit premier : le jour où Jean vient d’avoir l’idée d’écrire ce livre pour raconter ce qu’il a vécu pendant les années qu’il a partagé avec Claire.  Dans la première section de son livre, la phrase « J’écris ce livre pour laisser d’elle un souvenir » souligne le présent de Jean - niveau du récit premier. À ce niveau, après qu’il a exprimé le motif de l’écriture, Jean retourne en arrière, à un épisode bien évidemment antérieur au point de départ temporel du « récit premier », au temps de sa première rencontre avec Claire - il détermine ainsi la portée de ce récit analeptique. Mais avant le début de ce dernier récit, le narrateur remonte à un passé plus lointain encore pour raconter, sous la forme d’un court récit rétrospectif, l’histoire de Claire, qui lui a été rapportée par son père : « Claire fut élevée au couvent de Gemmi […]. C’est à Singapour que ceci me fut raconté par Arthur Crouse, le père de Claire, qui me parla de sa fille le jour où je fis sa connaissance. » Sur ces mots le récit s’arrête pour céder la place au premier souvenir relaté directement par Jean. Il raconte le récit de sa relation avec Arthur Crouse, le père de Claire, dont il a fait la connaissance à Singapour durant son séjour à Bornéo, c’est-à-dire avant sa première rencontre avec Claire en France. Après dix huit pages de ces deux "analepses externes", où le passé domine, le temps de l’analepse linéaire commence et la véritable aventure va être racontée : Jean relate, sous une forme chronologique et narrative traditionnelle, le développement de sa relation avec Claire depuis le premier jour jusqu’au moment de la mort de celle-ci. Désormais, à plusieurs reprises, le fil de ses souvenirs est interrompu, au cours de la première section, pour reprendre à nouveau l’histoire de Claire et pour insérer un nouveau segment consacré à sa vie passée135. Sous la forme de bribes de souvenirs de sa vie de jeunesse, Jean remonte au passé lointain et insère, au cours du récit analeptique qui est l’axe de son livre, l’histoire de sa famille136, celle de son premier mariage et l’événement du suicide de sa première femme137. Après chaque histoire, il reprend à nouveau le fil de son aventure, entrecroisé du présent de la narration et des récits de son entourage, qui viennent rejoindre la ligne principale de l’histoire : le récit de son ami Fernand et de sa femme Adèle138, qui le mène à celui de Lorna. Cette dernière occupe une place importante dans l’histoire et laisse dans l’ombre l’héroïne. Le temps du récit analeptique se prolonge pour rejoindre et dépasser, dès la huitième section du roman, le point de départ du récit premier. Ainsi on lit : « Ce jour là, je m’en allai dans la forêt, au lieu de peindre, poussé par une pensée qui me forçait à marcher très vite. Je venais d’avoir l’idée d’écrire ce livre […]. En décembre, […], je commençai mon livre »139. Avec ce mouvement, le passé récent et le présent sont utilisés comme des temps dominants du récit :

‘« Après le déjeuner, Mathilde venait allumer du feu dans cette chambre […] Ce dimanche, j’ai laissé mon travail »140 ; « C’est peut-être une parole de Claire qui m’a donné l’idée de relire ce que j’ai écrit depuis quelques mois […] Ramassant mes feuillets, j’emporte mon manuscrit et j’appelle Claire. Je lui propose de nous asseoir dans le jardin pour cette lecture, […] J’entends au plafond les pas de Mathilde »141 ; « Elle me parle d’un être que je n’ai jamais vu »142 ; «  Claire a un visage animé et reposé, […] pendant ces promenades qui me semblent imprudentes je la soutiens par le bras… »143 ; « Claire s’est levée plus tôt ce matin, quand je descends l’escalier, j’entends couler l’eau dans la baignoire et Claire chante. »144 ; « Avec un glissements doux, une automobile s’arrête devant la maison, une porte claque, j’entends des voix inconscientes, deux hommes montent l’escalier. Je suis inutile. »145

L’insertion de tous ces événements au cours de la narration n’est pas moins importante que les faits qui constituent le pôle essentiel de l’histoire : l’événement de la connaissance du père de Claire par Jean n'est relaté qu’afin de souligner l’enchaînement des étapes qui mènent ce dernier à sa relation avec Claire. Il en va de même avec l’insertion du récit de la visite de Jean à sa mère et de leurs conversations durant les derniers jours de la vie de celle-ci. Elles sont racontées pour mettre en évidence le motif qui pousse Jean à épouser Claire, avec qui il connaît le vrai sens du bonheur. De même, l’histoire de l’apparition de Lorna après une rupture de vingt ans et les souvenirs que les personnages rappellent sont insérés afin de mettre en valeur le changement dans la manière dont le héros conçoit la vie et le bonheur. Cette compréhension de la mise en forme des événements racontés amène tout naturellement à en chercher les motifs.

Notes
129.

Ibid., p.218.

130.

Ibid., p.192.

131.

May, Georges. Op.cit, p.52.

132.

Claire, pp. 19 et 21-22. 

133.

Comme l’inquiétude pp. 79 et 143, la vie et les hommes pp. 154, 115, et 108, la vieillesse p.41, et l’amitié p.27.

134.

Selon la division de Gérard Genette.

135.

Voir Claire pp. 24, 25.

136.

Ibid., p.69.

137.

Ibid., p. 44.

138.

Ibid., p.71.

139.

Ibid., p. 192.

140.

Ibid., p.195.

141.

Ibid., P. 204

142.

Ibid., p.210

143.

Ibid., p. 216.

144.

Ibid., p.223.

145.

Ibid., p.227.