Bien que Mme Guitard-Auviste voie dans Romanesques l’évolution de « l’histoire de Jean et Claire si celle-ci n’était pas morte dix ans après »164, le lecteur se trouve de nouveau face à un couple dont l’histoire aborde un problème différent de celui que l’on rencontre dans l’intimité des personnages de Claire, d’Éva ou des autres romans de l’auteur. L’histoire s’organise, cette fois, autour du bonheur de deux amoureux qui s’affrontent dans la vie conjugale.
Dans Éva et dans Claire, l’écriture intime est là pour permettre à Bernard comme à Jean de s’expliquer sur eux-mêmes, d’exprimer leurs sentiments sur les femmes qu’ils aiment et de consigner la félicité de leur vie conjugale exclusivement à partir du point de vue de celui qui écrit : l’époux. À l’inverse, dans Romanesques, comme si la présence du couple isolée dans sa vie privée n’est pas suffisante pour refléter leur vie intérieure, l’intimité d’Octave et de sa femme Armande est partagée par la présence d’un troisième personnage qui s’introduit pour jouer le rôle du narrateur-témoin et, par conséquent, celui du confident - « un personnage adjuvant »165. En procédant d’une manière provocante, il fait parler les protagonistes et les amène à exprimer à voix haute le fond de leurs pensées et de leurs sentiments. Ils lui révèlent l’un après l’autre, séparément, leurs réflexions les plus intimes, l’amour qu’ils ne peuvent manifester à l’égard de l’autre et « les secrets qu’ils n’ [ont] jamais pu connaître »166 :
‘« - Quelle singulière femme !... La plus heureuse du monde et pourtant triste… Non… Le mot n’est pas exact…Vous avez seulement l’air triste… Il y a en vous comme un secret… à peine… un soupirLa fonction de ce confident devient encore plus importante, notamment dans le dernier quart du roman, quand Octave le charge d’une mission pour Armande.
Comme un récit traditionnel, le livre se divise en sept sections pour raconter selon un ordre chronologique l’histoire de ce couple. Le roman dépend dans sa plus grande partie des dialogues directs entre les personnages principaux et leur confident. Cependant il n’exclut pas les commentaires de ce dernier sur ce qu’il voit ou sur ce qu’il entend :
‘« Je m’aperçus qu’Octave avait conscience de ses sacrifices. Pourtant il ne concevait pas toute sa dévotion pour Armande. Justement, ses renoncements pour elle n’étaient pas un sacrifice. Il demeurait ici parce qu’il ne pouvait plus partir, voyager sans elle, s’intéresser à rien dont elle fût absente. Je ne reconnaissais plus l’homme d’autrefois ; je ne trouvais plus trace de ses manies si ancrées, de ses penchants que j’avais crus définitifs ; il était entièrement soumis à sa femme. » p. 72. ’Dans les vingt pages de la première section, on n’entend que la voix du confident. Il peint l’image d’Octave, le héros principal du roman. L’image décrite se constitue, comme un puzzle, à partir des morceaux de sa vie passée, de ses habitudes et de son métier : un homme si sensible, inadapté et rétif à l’amour. D’une femme, il exige trop ; il en attend le bonheur : « À une femme fidèle, il préfère une femme heureuse »167. L’image s’accomplit à partir du discours rapporté qui relate la rencontre, après une longue rupture dans leur amitié, entre Octave et un ami d’enfance dont on entend la voix dans les premières pages : comme Jean dans Claire, Octave rencontre sur le tard Armande, une femme belle, « rare »168, « miraculeuse »169, « signe de la magie »170 et qui est « la perfection pour lui »171. Il l’a aimée et elle est rapidement devenue tout pour lui. « Elle peut remplacer tous ses moyens d’existence »172. Ils se sont mariés, vivent une intimité parfaite depuis onze ans et chacun éprouve toujours pour l’autre une grande passion. Cette intimité durable engendre la surprise chez l’ami : « Y a-t-il vraiment un amour réussi, une femme et un homme comblés ?»173 Pendant deux pages on n’écoute que la voix de celui-ci, son point de vue sur ce qu’il a entendu de son ami à l’égard de sa femme. Sa curiosité fait de lui un narrateur-témoin qui suit l’histoire de ce couple afin de connaître la personnalité de cette femme capable de donner l’amour et le bonheur à un homme durant cette période et de comprendre comment la félicité peut durer avec un homme d’une espèce singulière comme Octave, qui n’admet que la forme originelle de son sentiment :
‘« J’étais curieux de savoir comment deux êtres s’accommodent d’une situation si exceptionnelle. Je ne connaîtrais pas le commencement de l’idylle, mais c’est sa durée qui m’intéressait. Je ne pouvais arriver trop tard.»p. 32.’Dans la deuxième section, le narrateur rencontre Armande pour la première fois. Sa plume commence à peindre l’image de cette héroïne : une femme rare ainsi que son mari la décrit. Par leurs conversations, il découvre qu’« elle a pour Octave une affection profonde »174 et « un amour surhumain presque insoutenable »175.
En vivant dans leur intimité, cet ancien ami d’Octave, anonyme tout au long du récit, peut obtenir la confiance d’Armande tout comme celle d’Octave. Il devient rapidement le confident au plein sens du terme : tous les deux ne lui cachent rien de leurs sentiments, ils peuvent tout lui dire et s’expriment librement devant lui :
‘« Je suis fier d’aimer une femme depuis si longtemps. Je l’ai aimée tout de suite…mais il m’a fallu des années pour le savoir…Crois-moi : elle est un miracle, et, sans elle, je n’aurais pas si bien senti ce prodige de l’existence que beaucoup ignorent parce qu’ils dorment ; je ne me serais pas douté peut-être que nous habitions un globe enchanté.» p.81.Cependant, à partir de leurs aveux, chacun apporte la preuve de son besoin de partager ce qu’il ressent avec l’autre. Pour Octave, l’amour est « une compensation à quelques manques, un besoin vital »176. Il trouve le bonheur dans l’amour qu’il a pour sa femme. Il a besoin de vivre cet amour et de parler de son bonheur. Il ne s’agit ni d’un rêve ni d’une illusion mais de sentiments concrets qu’il lui faut sentir dans les yeux des autres, et surtout dans ceux de leur seul visiteur à Dimours, le confident. En effet, ce dernier s’aperçoit, dès leur première conversation, qu’Octave est amoureux177. Il ressent le bonheur de cet homme accaparé par l’amour de la femme qu’il aime. En le jugeant, il découvre que son ami, qui a la volonté d’une complète soumission, est enchanté par Armande. Il ressent, ensuite, les mêmes sentiments chez l’épouse.
Par leurs confessions, il découvre la singularité de la vie de ce couple dont la félicité est claire « dans un regard, un geste, une certaine manière qu’ils [ont] ensemble. »178Tous les deux suppriment « les voiles qui cachent l’absence de l’amour »179 . Tout ce qui peut séparer l’homme de la femme -vie personnelle, affaires, liberté, relations- Octave l’a écarté pour vivre un amour pleinement réussi avec Armande. Cependant, aucun ne peut exprimer cet amour à l’autre ni le lui manifester. Ils vivent « unis et divisés »180 sous le même toit : deux chambres séparées dans une grande maison à Dimours. « Ils ne sont jamais ensemble, ni le jour ni la nuit »181 . Ces deux êtres qui s’aiment trouvent dans cet ami un moyen pour purger leurs passions. Il devient le miroir qui reflète leur bonheur aussi bien que leurs déceptions. Il est présent au milieu du couple pour jouer le rôle du psychologue qui écoute leurs confessions en analysant la situation en toute objectivité.
Replié sur lui-même dans son univers personnel, arraché à leurs amis et à leurs habitudes dans cette maison isolée et lointaine, chacun s’aperçoit, avant l’apparition de ce confident, qu’il est seul. Chacun poursuit une construction imaginaire, de l’autre, de son esprit, en se faisant de lui une image très différente de celle de la réalité. Le confident est obligé, à présent, d’écouter les déceptions des deux, « [leurs] griefs illusoires et les vapeurs de [leur] imagination »182 : face à la grande dévotion et à l’exaltation d’Octave pour sa femme et à ses renoncements pour elle, le confident écoute « des reproches iniques »183 d’Armande, saisie d’une déception certaine dont elle ne sent pas bien la cause. Elle se plaint d’être délaissée par un mari « égoïste, froid, infidèle, agressif et absent »184. Quant à lui, sujet à des colères terribles, provoquées parfois par un prétexte futile, il maudit soudainement devant son ami la femme dont il s’émerveille constamment. Il se plaint de son ingratitude et des sacrifices qu’elle exige. Puis, cette fureur retombe, la paix revient et tout est complètement oublié. Désormais, chacun accumule contre l’autre, sans en être convaincu, des griefs puérils utilisés pour se plaindre de l’autre auprès de son confident en prétendant qu’il n’est plus aimé,185 ou que le sentiment de l’autre subsiste mais est attiédi186. Le confident les écoute tour à tour en silence, convaincu de ce qu’ils disent sans y croire vraiment, et sans être avare de ses conseils ni de ses explications pour éclairer l’autre :
‘« - Les changements que tu crois sentir chez Armande ne te concernent pas. Ils viennent de son âge…C’est une phase…Le monde extérieur l’intéresse davantage. » p. 88. ’Il est convaincu de l’existence, chez les deux, des défauts susceptibles de créer cet état d’incompréhension entre eux - les colères d’Octave face aux reproches de sa femme-, mais tout cela n’exclut pas leur amour.
Pour bien connaître Armande, le confident a besoin d’écouter l’histoire de sa vie passée. La troisième section de ce livre est consacrée à quelques pages écrites par Armande pour lui raconter des périodes sélectionnées de sa vie : elle a connu une enfance solitaire, vivait avec les fées, habitait un monde merveilleux. Jeune, elle était jolie et trouvait toujours des instants de bonheur, rêvait à l’amour en étant sûre de le connaître un jour. Une femme veuve, de son premier mari accepte d’être aimée sans aimer. Elle a connu l’amour avec Octave. Elle vit avec lui sans enfants, souffre de la monotonie de l’existence. Cette femme mûre éprouve toujours un grand penchant pour la jeunesse qu’elle n’a pas vécue.
À côté de la mission du confident à laquelle sa curiosité l’a poussé, cet ami exerce un rôle actif dans la mesure où il sert de messager. Il se trouve chargé d’une mission auprès d'Armande : Octave se livre à une idée singulière venue à son esprit ; « il désire l’affranchissement d’Armande. Il veut lui permettre une vraie liberté, comme une jeune fille sans mari »187. Il pousse sa femme dans une aventure avec un jeune garçon, Babb. Etonné par cette décision, le confident formule quelques objections à ce projet et il en montre les risques. En vain. Il découvre qu’Octave est poussé par la curiosité de connaître Armande, de pénétrer sa nature et par la force du grand amour qu’il éprouve pour elle mêlé à l’envie de « garder auprès de lui une femme heureuse »188. Le résultat auquel cette aventure conduit n’est pas celui que l’on imagine. Le confident déduit que « Armande est toujours Armande »189, elle est une femme sage. « [Elle] est avant tout une mère, même si elle n’a pas eu d’enfant »190. Elle ne trouve dans cette aventure, qui était une occasion pour rajeunir, qu’une satisfaction et une compensation à une maternité qu’elle n’a pas vécue.
Des ruptures dans les rencontres du confident avec le couple permettent aux événements d’évoluer et de dépasser ainsi la monotonie dans la narration : le confident commence par raconter son voyage pour l’Espagne afin de laisser momentanément de côté l’histoire du couple. À son retour, il découvre le changement dans l’intimité d’Armande avec son mari et la disparition des colères d’Octave. Il passe quelques mois sous silence pour raconter les conséquences du projet d’Octave et, à nouveau, exerce sa mission : écouter les confessions et donner des conseils. Octave, qui s’est félicité de la relation entre Armande et Bobb avoue soudainement qu’elle le contrarie et qu’elle devient une injure. La jalousie s’empare de son cœur et provoque sa colère. Il s’est trompé sur Armande en prétendant : « Si elle avait pour [lui] le moindre amour, elle ne pourrait pas tant sourire avec les autres, elle ne pourrait pas les supporter ! »191. Armande, triste et blessée de se voir abandonnée par son mari, va se tromper à son tour sur les sentiments de l’homme qu’elle aime. L’imagination d’Octave, qui lui inspire qu’Armande ne l’aime pas, le pousse à éprouver de l’amour par celle-ci. Il avoue à son confident qu’il ne croit pas qu’elle l’aime ; « s’ [il mourait] on le saurait peut-être »192. Une promenade secrète de nuit, sur le bateau de Babb, qu’Octave ne sait pas conduire, inquiète Armande. Elle pense à une tentative de suicide. Elle ne peut pas supporter l’angoisse de son départ et éprouve un choc nerveux. Ces deux derniers événements graves et peut-être feints changent la vie du couple et l’amènent à connaître une réelle intimité, comme si tous les événements n’avaient pas existé : Armande oublie non seulement ce qui s’est passé la veille, mais aussi depuis des années193. Octave paraît paisible, se penchant amoureusement sur Armande. Le confident, étonné par cette intimité, s’interroge sur la sincérité de sa propre conscience : il se demande si ce n’est pas lui qui a imaginé cette suite d’événements qui n’ont peut-être pas existé. Il décide de s’éloigner quelques mois. La vie du couple se poursuit dans cette même intimité. Quelques années plus tard, le confident leur rend visite et, malgré la pauvreté et la vieillesse, les voit tranquilles, tendrement unis, heureux dans leur chambre, place Dauphine.
La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 148
Dosmond, Simone. « Les Confident(e) s dans le théâtre comique de Corneille », dans Papers on French Seventeenth Century Literature, 1998, pp. 167-175.
Romanesques, p. 20
Romanesques, p. 95.
Ibid., p. 31.
Ibid., p. 85.
Ibid., p. 82.
Ibid., p. 73.
Ibid., p. 30.
I bid., p. 67.
Ibid., p. 88.
Ibid., p. 66.
Ibid., p. 30.
Voir ibid.
Ibid., p.106.
Ibid., p.31.
Ibid., p. 84.
Ibid., p. 51.
Ibid., p.107.
Ibid., p.68.
Ibid., p.70.
Ibid., p. 68.
Ibid., p. 71.
Ibid., pp. 152,153.
Ibid., p. 178.
Ibid., p.190.
Ibid., p.201.
Ibid., p.188.
Ibid., p. 207.
Ibid., p. 220.