B) L’enchaînement des faits dans L’Épithalame et dans Les Destinées sentimentales

Dans une suite de scènes sans liens apparents ni commentaires extérieurs aux personnages, un ordre chronologique est adopté dans L’Épithalame pour raconter la progression dans la relation de deux êtres. Pour la première fois dans une œuvre chardonnienne, le roman traite de l’éveil de l’amour chez une héroïne adolescente. Il peint le bonheur chez un couple dont l’histoire commence dès la naissance de leur idylle. Il comporte deux livres, dont chacun raconte une phase de la vie à deux entre Berthe et Albert. Chaque livre est constitué de plusieurs sections divisées en brèves scènes où le lecteur partage l’existence des deux personnages, selon une succession temporelle couvrant une dizaine d’années. Le premier livre est un récit de ravissement réciproque entre deux êtres hors de la vie conjugale et une « encyclopédie sentimentale » de leur félicité et de celle de leur entourage. Le narrateur relate l’histoire de la première rencontre entre les héros principaux du roman, la naissance de leur amour et le bonheur qu’ils vivent pendant cette relation. Le roman tout entier se garde du risque de va-et-vient dans la narration. Après les paragraphes qui donnent d’emblée une idée sur l’héroïne - ses pensées, ses habitudes et sa relation avec ses amis d’enfance -, l’histoire d’amour commence : Albert, jeune avocat, voit Berthe pour la première fois à Noizic, chez Fondebaud, « une petite fille très gaie » qui a à peine quatorze ans, « mais [aime] à raisonner »211. Il la voit d’un regard admiratif, qui enchante la jeune fille. Son caractère le séduit, il trouve en elle une jeune fille sérieuse, intelligente et sensible avec « des remarques si surprenantes »212. Il la désire, veut l’élever aux choses de la vie et former son esprit à son goût, crée en elle ce qu’il pense et ce qu’il aime : ses pensées, ses études et ses lectures sont tous dirigées par lui ; il choisit pour elle les livres qu’elle doit lire et l’emmène au Musée du Louvre. Quant à elle, Berthe l’aime aussi, elle sent une douce sécurité auprès de lui, une intimité de pensée qui les enveloppe. Dans son amour elle ressent la force, le bonheur, le goût de la vie et l’éclat de sa jeunesse. Ensemble « ils marchent comme s’ils voyageaient tous deux dans un pays lointain au milieu d’inconnus »213, elle contemple les choses avec un sourire de bonheur, un sentiment de plénitude et d’élévation intérieure. Elle subit son influence avec jouissance. Avec les autres, elle parle à sa façon et avec lui, elle ne trouve rien à dire ; toute parole semble inutile devant son amour ; elle se laisse emmener comme sans penser, avec un sentiment d’abdication. Des rendez-vous secrets chez son ami Castagné commencent à s’établir entre eux. Tous les deux croient s’aimer. Autour d’eux les circonstances sont favorables à la réussite de leur amour et à leur union sous le même toit.

Le premier livre s’achève sur les fiançailles de Berthe et d’Albert. Il laisse ainsi la place au second livre pour suivre, comme souvent dans l’œuvre de Chardonne, l’histoire du couple dans la vie conjugale, où le malentendu, les illusions et les contradictions marquent le comportement des personnages et où la passion fait peu à peu place à l’habitude. Dans la vie partagée, chacun redevient lui-même et la vraie personnalité se révèle : Albert, que le premier livre présente comme un homme amoureux, se révèle, après le mariage, un mari silencieux, chez qui l’amour n’exclut pas d’autres préoccupations. En Berthe, il cherche une autre femme, différente de celle qu’il a connue. Pour leur vie commune, il s’impose une discipline de vie austère. La vraie personnalité d’Albert étonne Berthe. Elle réclame toujours le bonheur dans le mariage, comme toutes les jeunes filles à cet âge. D’Albert, elle ne veut que l’image d’autrefois, mais elle « [voit] se disperser et se dissoudre l’image où si longtemps s’était fixé son amour »214. Au lieu du bonheur et de l’amour qu’elle a rêvé de vivre avec l’homme qu’elle aime, elle ressent un appauvrissement dû au regard impitoyable qu’il porte sur elle. Une crise est née dans leur amour. Pour fuir cette déception, il se réfugie dans le travail tandis qu’elle se retire quelques mois à la campagne, où elle s’évade dans des sorties pleines d’entrain avec André, un ami d’enfance. La séparation des époux apaise les esprits et favorise le retour à l’harmonie entre eux.

Un contenu et une forme exceptionnels, nouveaux et différents des livres précédents sont présentés dans Les Destinées sentimentales : un narrateur extérieur raconte le long parcours à deux - Pauline et Jean - dont l’histoire s’étend sur trente ans et dans laquelle les événements se déroulent dans un cadre social symbole d’un monde appelé à disparaître. Le décor provincial et bourgeois colore les pages du roman et donne le même plaisir que la lecture d’un roman balzacien, dont le lecteur suit les personnages sur plusieurs années. Le roman se découpe en trois livres annoncés par des titres, et chacun est divisé en chapitres. Aventure sociale et aventure sentimentale nourrissent l’intrigue. Les événements économiques et historiques sont introduits au cours de la relation amoureuse du couple, comme une tentative pour offrir au monde de l’amour une sorte de contre-épreuve. Cependant, le drame humain du couple reste plus important que les pages historiques ; le roman utilise le couple comme un fil conducteur pour aborder l’autre thème et pour donner au lecteur l’impression que ce qu’il lit est la réalité même. Comme dans L’Épithalame, le narrateur suit l’histoire d’amour entre Jean et Pauline dès le premier regard et l’évolution de leur relation pas à pas : naissance de l’amour, construction du ménage, apprentissage du bonheur, naissance du fils et changements des conditions de leur vie. Il les accompagne dans leurs affaires et dans leurs rapports sentimentaux et sociaux. Tout au long des trois livres qui composent Les Destinées sentimentales - La femme de Jean Barnery, Pauline, et Porcelaines de Limoges- il "photographie" le bonheur tranquille de la vie à deux et fait revivre, à travers l’histoire de deux familles - l’une fabricante de porcelaine et l’autre productrice d’une célèbre marque de cognac - la société bourgeoise. Le lecteur accompagne le destin de ces entrepreneurs mêlé à l’histoire amoureuse des héros principaux. Chaque livre du roman concerne une phase de la vie du couple : le premier livre, en tant que cadre représentatif du décor et des personnages, relate l’histoire de Jean avec sa femme Nathalie et la naissance de l’amour entre Jean et Pauline ; le deuxième, qui réalise le désir recherché par Chardonne dans toutes ses œuvres, peint le bonheur parfait dans la vie conjugale en isolant le couple "dans un cocon", dans leur chalet suisse, loin de la vie sociale. Dans ce livre, l’action se focalise sur Pauline en tant qu’axe essentiel du couple, tandis que Porcelaines de Limoges, qui met en lumière les mouvements et les actes de Jean, élargit le cadre romanesque et introduit le couple dans l’arène sociale pour lui permettre de goûter une autre saveur du bonheur.

Jean Barnery, l’un des rejetons d’une grande lignée de fabricants de porcelaine à Limoges, est un pasteur, marié et père de famille à Barbazac, en Charente. Sa relation conjugale avec Nathalie est une lourde déception. Pour lui, le divorce est la seule voie de salut. Il rencontre Pauline, parente de l’autre branche familiale, une jeune fille de dix sept ans, issue d’une famille déchirée, recueillie depuis peu par son oncle Philippe Pommerel, négociant en cognac et membre influent de la société protestante. L’idée du mariage la gène ; elle refuse sa main à plusieurs prétendants. Dès sa première rencontre avec Jean, l’amour frappe son cœur. Elle aime à s’entretenir avec lui, mais elle découvre son coupable et impossible amour pour un homme pasteur et père de famille. Son existence chez son oncle s’écoule paisiblement, mais elle préfère se réfugier désormais à Paris, où elle mène une vie solitaire mais active pour l’oublier, et s’empêcher de l’aimer. Quant à lui, il l’aime, cependant, il s’interdit de la troubler par un regard chargé de passion. Chacun conserve son amour dans son cœur.

Un autre sentiment soutient Jean, plus fort encore, véritablement dominant : le désir de réparer ses torts envers sa femme et sa fille et de rendre le bonheur à Nathalie. Il tente de reprendre sa vie conjugale, mais toute tentative de paix échoue : « Quand Jean veut sauver Nathalie, elle le perd. »215 Après l’échec de sa réconciliation, il divorce d’elle en lui abandonnant, comme rachat de ce péché ou comme compensation pour lui assurer une large aisance, leur fille Aline et toute sa fortune : la moitié du capital de la maison Barnery. Il renonce à sa fonction de pasteur après avoir reconnu qu’il n’est pas fait pour ce "sacerdoce". Il tente de rejoindre Pauline à Paris. Cependant, il hésite longtemps à l’appeler ou à la retrouver. Epuisé et malade, elle vient le voir dans sa chambre modeste d’un hôtel parisien, et tous deux se parlent ouvertement. Pour sa santé, elle l’encourage à partir se reposer à Rens, en Suisse où elle viendra le voir régulièrement. Afin d’éviter le scandale et de conserver le respect de leurs proches, ils se marient, malgré le reproche des autres216. Ils passent paisiblement leur vie conjugale dans leur petit chalet, en Suisse, où ils jouissent ensemble de la beauté de la nature et de leurs promenades quotidiennes dans le bois, en vivant sur les intérêts d’une somme d’argent que Jean avait prêtée à la maison Pommerel. Leur bonheur s’accomplit avec la naissance de leur fils, Max. Plusieurs années passent et le couple vit un amour partagé et un bonheur si parfait « qu’on dirait une légende »217. Mais, avec la mort de Robert Barnery leur existence délicieuse se trouble : par une nécessité morale et par une sorte de sentiment de responsabilité familiale envers Nathalie et envers le nom qu’il porte, Jean doit répondre à l’appel de sa famille et se rendre à Limoges pour prendre la direction de la maison Barnery. Il doit retirer à Frédéric, le fils aîné de Robert, sa responsabilité de gérant de la fabrique et à Nathalie les actions qu’il lui a données à condition qu’elle en conserve la propriété et en perçoive les dividendes. Pauline suit son mari à Limoges en sacrifiant certaines formes de leur vie et de leur bonheur sans contrainte en Suisse.

En France, commence pour Pauline une vie qu’elle n’avait pas imaginée : elle est seule tout le jour comme dans sa jeunesse, éloignée de Jean, songeur et toujours fatigué à cause de ses longs voyages et de ses affaires et ensuite à cause de la guerre, qui le coupe entièrement de la vie familiale. Pauline sent que les points d’attache entre eux sont rompus. Sans s’irriter, elle s’accoutume rapidement aux changements de son existence et prend conscience de la nécessité de s’adapter à une nouvelle vie dont le vide, la monotonie et la solitude créent chez elle un sentiment nouveau : après avoir goûté le bonheur dans l’amour de Jean, elle ressent un plaisir extrêmement vif auquel son mari n’est pas mêlé. Elle contemple la jeunesse qu’elle ne vit pas. Une faiblesse passagère la conduit vers une aventure fugace avec un jeune homme, René Fayet. Elle s’éprend un moment de lui, et a conscience qu’elle se dégage de l’amour d’un seul homme218. Cependant, Jean est infiniment présent dans son cœur. Son amour reste toute sa vie. Elle ne trouve plus rien hors de lui. Plus tard, des conversations intimes avec son mari lui donnent l’espoir de retrouver les moments délicieux qu’ils ont vécus en Suisse. Ainsi, leur existence change mais leur amour et leur bonheur demeurent parfaits et solides. Enfin, le roman conduit à une conclusion malheureuse : la fabrique connaît une crise. Jean est victime d’un accident qui l’oblige à rester chez lui pendant une longue période. De son lit, Jean contemple sa vie pour conclure qu’il l’a consacrée à une œuvre qui s’écroule et à présent il trouve qu’ « il est étrange d’avoir été un homme dont on ne se souvient plus »219. Il constate que l’homme doit « mettre un peu de son âme dans beaucoup de choses »220pour ne pas permettre au travail de lui voler les moments heureux de sa vie. Il comprend enfin que la seule valeur qui vaille c’est « l’amour… il n’y a rien d’autre dans la vie… rien »221.

Toute l’habilité de Chardonne est utilisée pour produire une série d’œuvres qui diversifient leur appareil d’expression - écriture personnelle, intimité de la confidence, tableaux découpés de type réaliste - et qui se rapprochent désormais dans leur contenu. Dans L’Amour du prochain, Chardonne déclare : « Quand j’écrivais mon premier roman, je ne me doutais pas que tous mes livres dans la suite auraient à peu près le même sujet. Aujourd’hui je sais que je ne pourrais décrire un personnage d’homme s’il n’est pas en contact avec une femme dans le mariage. »222 C’est uniquement avec ce statut que le personnage lui paraît vivant. Pour cette raison, le personnage principal se présente sous une figure à deux visages : deux êtres liés dans une seule entité, celle du couple. Cependant, certaines œuvres sont fondées sur le concept de la supériorité masculine, où l’héroïne reste un fantôme dont le portrait est peint à travers la pensée de celui qui écrit. Des hommes différents sont mis sous les yeux du lecteur : tantôt un époux essentiellement amoureux, tantôt un être pris par l’amour de l’action et du travail et chez qui le sentiment ne recouvre pas l' affectivité. Chacun, s’il n’a pas vécu la même histoire ou s’il ne l’a pas poussée jusqu’aux mêmes conséquences, a éprouvé des sensations ou des sentiments similaires. Le lecteur se trouve d’emblée sur un plan d’égalité avec le narrateur de chaque livre. Tous prennent la vie conjugale comme thème de leur écriture. Tenir un journal intime, écrire un roman personnel, avouer son intériorité à un ami ou transposer l’expérience des autres sous le masque d’une histoire fictive n’est que la trace d’un manque chez le narrateur ou la réponse à une sorte de besoin chez les personnages. Mais le bonheur n’est pas seulement l’objet d’une quête du narrateur ou l’aveu des personnages à un confident, c’est l’objet d’une quête du romancier à partir de l’adaptation des procédés narratifs qu’il utilise pour produire l’effet du bonheur.

Notes
211.

L’Épithalame, p.13.

212.

Ibid., p. 21.

213.

Ibid., p. 106.

214.

Ibid., p. 200.

215.

Ibid., p. 154.

216.

193 Marcelle n’admet pas leur mariage et en adressant quelques mots à Pauline, lui explique son attitude : « Je ne peux pas te pardonner … Est-ce parmi nous que tu as trouvé de pareils exemples ? » Les Destinées sentimentales, p. 204

217.

Ibid., p. 225.

218.

Le même orage sentimental se trouve dans Romanesques et dans L’Épithalame : l’aventure d’Armande avec Bobb et celle de Berthe avec André.

219.

Les Destinées sentimentales, p. 364.

220.

Ibid., p. 286.

221.

Ibid., p. 442.

222.

L’Amour du prochain, p. 26.