Deuxième chapitre
Procédés narratifs divers

1. Une signification positive pour le titre

Un roman ne peut se passer d’un titre. Intituler l’œuvre romanesque est une question essentielle et obligatoire : le livre y puise une partie de son mystère et de son pouvoir de séduction. Son choix n’est pas arbitraire : le titre est choisi en fonction de la lecture du texte qu’il annonce. Son importance est accentuée par son emplacement stratégique - le début du texte - d’où il peut anticiper sur la situation narrative de base du texte. Il en présente des éléments qui constituent une sorte de résumé du récit. Il renvoie à des unités de sens empruntées au texte lui-même et qui reflètent certaines données importantes de sa structure profonde : le thème traité ou bien encore les éléments constitutifs du monde narratif, aussi divers que les protagonistes, que sont le temps, le lieu et l’objet que l’œuvre représente et sa caractérisation formelle. On admet ainsi que le ressort du titre se cache dans le texte et non pas ailleurs. Une relation existe entre le thème du titre et ce que l’auteur en écrit. Entre référence et annonce se détermine la fonction du titre romanesque. À partir de ces données, on peut se demander comment Chardonne procède pour mettre le titre au service de l’histoire qu’il raconte et par conséquent au service de l’objet qu’il cherche, quelle fonction sémantique et quelle structure thématique il attribue au titre pour lui permettre de produire l’effet du bonheur.

Par une analyse sémantique structurale d’un ensemble de titres de romans chardonniens, deux remarques peuvent être faites : d’une part, certaines œuvres dépendent, dans leur titre, d’un élément constitutif de l’univers romanesque ; d’autre part, le titre présente presque globalement une situation positive, puisque l’ensemble des éléments constitutifs du titre symbolise ou connote le bonheur, la femme, le mariage ou l’amour. Chardonne s’efforce d’intituler un nombre important de romans ou quelquefois un chapitre de l’œuvre à partir d'un personnage éponyme : le livre cite dans le titre le nom par lequel l’agent est désigné pour renseigner le lecteur sur le personnage principal du récit, comme c’est le cas avec Éva, Claire, Pauline et Jeanne. Tous ces titres ne se réfèrent pas au thème de l’œuvre mais mettent en valeur l’un des éléments de l’univers diégétique qu’ils servent à intituler. Ils attirent l’attention du lecteur sur les figures féminines, qui constituent l’axe essentiel du roman. Cependant, chaque roman en même temps est l’histoire des autres, respectivement celle de Bernard, de Jean et de Pierre. Si la femme constitue un élément essentiel dans l’œuvre romanesque de Chardonne et un "ravitailleur" de bonheur pour le héros, toutes les composantes de ce personnage doivent être prises en compte, y compris le nom qu’il porte.

Le nom propre au personnage possède dans le texte romanesque le même statut que chacun des éléments narratifs. Il participe de l’ancrage du personnage dans le réel, et présente la personne qui le porte en lui assignant un rang et des qualités : il procède d’un choix, transmet du sens et correspond, dans une certaine mesure, à la nature de l’objet dénommé. Le recours au nom du héros éponyme dans le titre de l’œuvre chardonnienne n’est jamais gratuit. Analysons le titre Claire : le prénom d’une femme qui désigne le personnage central du roman. Supposons qu’il porte un sens et possède une valeur sémantique : "répand de la lumière". La lecture du texte permet de comprendre la connotation de ce titre. Chardonne n’a pas besoin d’insister sur la description de son héroïne : l’emploi du nom dans le titre a averti le lecteur que Claire est « cette lumière dans la lumière »223,  «  une vision de majesté et de lumière, un fantôme de réalité d’une substance inconnue pareille à la vapeur radieuse d’un cerisier en fleur au clair de lune. »224, « une sorte de féerie du cœur. »225 Elle connote la beauté et la lucidité de l’âme. Elle est telle femme qu’on peut décrire comme « une véritable créature humaine »226, comme une femme parfaite qui peut donner le bonheur à l’homme qui l’aime.

Dans Éva ou Le Journal interrompu, Chardonne choisit un autre type de titre. Il adopte le procédé classique qui organise la division du travail selon un principe clair : un titre principal, qui indique le nom du héros - Éva - et un titre secondaire, qui informe le lecteur sur l’indication du thème - Le journal interrompu -227. Ce titre est très probablement symbolique : Éva n’est-elle pas un reflet de la figure d’Éve, la première femme qui partage l’existence d’Adam et constitue un axe essentiel de sa vie ? N’est-elle pas cette figure archétypale de la femme fatale dont le destin est de provoquer le malheur, la ruine, voire la perte de l’homme qui croise son chemin ?

Parfois, Chardonne utilise un titre où le personnage, comme élément constitutif, est indiqué par la situation positive dans laquelle il est impliqué. Un seul aspect de sa personne est présenté au lecteur, comme celui de Pierre dans Le Chant du Bienheureux. Chardonne donne à ce roman le titre d’une de ses parties. Ce dernier anticipe sur le bonheur de cet homme, que le texte doit raconter et exprimer. Cependant, la lecture de la première moitié de l’histoire permet de comprendre l’ironie de cette connotation. Pierre initialement, n’est pas un homme heureux ou plus précisément, ne peut pas vivre le bonheur qu’il possède. Dans le dernier quart du livre, l’histoire prend une autre direction et le titre va trouver sa signification : Pierre est libre de toute responsabilité, que ce soit envers sa femme ou envers Jeanne. À l’âge mûr, il cesse de travailler pour se reposer. Dans sa maison isolée, où il partage sa vieillesse avec sa jeune fille, il parvient à comprendre le sens du bonheur, un sens emprunté à l’idée bouddhique, qui libère l’homme des causes de la souffrance, du désir lié intimement à la vie, l’empêche de s’émouvoir tristement, et lui conseille « d’accomplir son œuvre sans se soucier des fruits »228, « comme un oiseau perdu dans la forêt, fidèle au retour du printemps » 229. Pierre, comme cet oiseau qui n’a aucun souci, veut chanter cette compréhension dans un livre qu’il a l’intention d’écrire sous le titre "Rosine ou Le Chant du Bienheureux"

Chardonne utilise aussi le lieu de l’action comme un titre pour identifier l’œuvre et pour désigner son contenu. C’est le cas adopté dans Les Varais. Dans ce roman, même si le titre s’attache à un objet marginal et moins central, il symbolise le bonheur : Chardonne apprend au lecteur ce que ce domaine représente pour Marie. Il est « le soleil de l’amour, une terre de félicité »230. C’est dans ce lieu qu’elle connaît le bonheur dont elle a rêvé et c’est dans ce même domaine qu’elle perd tout.

Comme titre à l’histoire d’Albert avec Berthe, Chardonne donne L’Épithalame : "un chant nuptial", ou plus précisément un chant en l’honneur du mariage. L’ampleur du sens de ce mot invoque l’ampleur du bonheur de la vie conjugale231. L’intrigue doit comporter deux phases : préparer les événements et les personnages à une vie conjugale et vivre l’événement du mariage. La lecture de l’histoire présente un roman composé de deux livres. Le premier raconte l’histoire de la relation amoureuse entre Berthe et Albert, l’évolution de leur félicité dans cet amour et les tentatives d’Albert pour préparer l’esprit de Berthe à être la femme qu’il veut. Le second traite la vie de ce couple après le mariage. Tout comme un poème lyrique composé pour un mariage comporte deux parties. Le titre anticipe ainsi sur le texte : par la structure qu’il a choisie pour cette histoire, Chardonne est ce poète qui prépare dans le premier livre la composition d’un poème pour le mariage des personnages principaux ou des personnages secondaires232.

Le titre de Romanesques se présente à lui seul comme ambigu. Son sens définitif n’est relevé que dans le rapport dialectique du titre avec l’histoire qu’il intitule : le véritable objet de ce livre est l’analyse d’une passion entre deux personnages qui vivent sous le même toit une existence imaginaire qui n’a aucune relation avec la réalité. Parmi les sens de ""romanesque" proposés par les dictionnaires, on trouve celui de "rêveur", s’appliquant à des êtres qui ne vivent pas dans la réalité. La lecture de l’histoire présente des personnages amoureux qui ne peuvent pas vivre le meilleur de leur existence. Armande et Octave sont hors d’eux-mêmes de façon quasi-totale : chacun se crée son monde où il s’installe loin de l’autre avec son imagination et fait de lui comme de l’autre une personnalité fictive. Tout au long de l’histoire, on découvre les hallucinations et les reproches illusoires formulés contre l’autre que tous les deux avouent au confident. La fin de l’histoire raconte comment l’un et l’autre voyagent aux rivages de la mort - la tentative de suicide d’Octave et la dépression nerveuse d’Armande - et comment ils rentrent ensuite dans la vie ordinaire, sans n’avoir plus aucune trace des idées qu’ils avaient de leur vie d’autrefois. C’est pourquoi, en les voyant dans l’intimité, leur confident se demande si ce n’était pas lui l’halluciné, s’obstinant à conserver dans sa mémoire sceptique une suite d’événements qui n’ont peut-être pas existé. C’est pourquoi il les décrit à la fin comme des "fantasmagories"233.

De plus, pour l’histoire de Jean et de Pauline, Chardonne introduit dans le titre l’événement ou la situation que le récit décrit : il met l’accent sur les sentiments de ses héros. Les Destinées sentimentales désigne le sentiment et l’amour. Ce n’est pas d’amour-passion qu’il s’agit, mais de cet amour qui est valorisé comme un bonheur dans la vie à deux. Il informe le lecteur sur la relation entre l’homme et son partenaire et sur celle entre l’homme et son ouvrage : dans la préface de ce roman Chardonne écrit « tout est sentiment chez l’homme, son amour pour son ouvrage, sa confiance dans l’objet qu’il façonne, son souci de la qualité ».

Que le titre ait été choisi avant ou après l’écriture de l’œuvre, Chardonne, par ces mots significatifs qu’il choisit pour intituler son œuvre romanesque, n’a d’autre intention que de produire l’effet du bonheur.

Notes
223.

Romanesques, p. 54.

224.

Claire, p. 52.

225.

Rousseaux, André. « Le Diamant de Jacques Chardonne » dans Littérature du vingtième siècle, Tome 1, Albin Michel, 1938, p. 123.

226.

Martin du Gard, Maurice. « Jacques Chardonne peinture de l’amour » dans Les Libéraux de Renan à Chardonne, Plon, 1967, p.81.

227.

Nous avons abordé cette question dans le premier chapitre : « L’Écriture à la première personne ».

228.

Le Chant du Bienheureux, p.152.

229.

Ibid., p.152.

230.

Les Varais, p. 36.

231.

À moins que le choix du mot ne s'explique par un autre sens, plus pessimiste. En effet Laurence Cossé, un des amis de Jacques Chardonne préfère voir « un nom de maladie » dans ce titre : car il trouve chez Albert l’inaptitude à aimer qui est une sale maladie.

232.

Chardonne présente Odette et Castagné comme des personnages secondaires. Il s’efforce dans le premier livre de mettre en évidence la préparation d’Albert pour unir les deux sous le même toit. Dans le second livre, il les présente comme un couple secondaire qui vit l’expérience conjugale.

233.

Romanesques, p. 222.