Comment un roman écrit avec un pronom impersonnel arrive-il à refléter le bonheur et l’intimité des personnages, notamment quand la narration est confiée à un narrateur dont la mission se borne à la présentation des personnages et à la description extérieure de leurs gestes et de leurs paroles ? Pour percer l’intimité du couple et pour traduire en mots ce qu’il ressent - bonheur ou malheur - Chardonne, en tant que planificateur de la structure du récit, s’efforce de montrer les événements et le sentiment de personnages au lieu de les raconter. Il délimite la fonction du narrateur. L’histoire semble s’engendrer d’elle-même car, en apparence du moins, personne n’est là pour la relater. Absent du récit, le narrateur disparaît entièrement derrière les personnages. Sa mission se borne à présenter les personnages, à les faire agir et à les regarder vivre devant ses yeux et devant ceux de son lecteur : quand Albert et Berthe se parlent ou même quand Jean et Pauline discutent, c’est leur histoire qui se dessine, leurs émotions qui s’expriment, des êtres humains qui se mettent à vivre.
Aussi bien dans L’Épithalame que dans Les Destinées sentimentales, Chardonne a le souci d’écrire les deux histoires selon un plan dramaturgique très dialogué, dans lequel le texte peut être considéré comme un scénario. Les passages dialogués sont semblables à ceux des séquences filmiques. En effet, toute scène romanesque ou filmique n’est pas nécessairement dialoguée. Elle se décompose en deux ensembles : d’une part des informations rapportées par le narrateur, grâce aux propositions introduisant, concluant ou séparant les paroles des personnages et, d’autre part les paroles elles-mêmes - dialogue ou monologue - écrites au style direct, avec lesquelles on ressent toute la frustration et le sentiment de personnages. Les intrusions du narrateur dans le dialogue apportent plusieurs informations de nature différente. Examinons, à titre d’exemple, un passage de L’Épithalame, construit autour d’une conversation entre Berthe et Albert et un autre autour de Pauline et de Jean. Les informations relatives au dialogue sont ici soulignées. Elles offrent au lecteur la construction du bonheur et de l’intimité qui se tisse au fil des répliques du couple :
‘« Albert s’assit sur le lit et prit la main de Berthe qu’il caressa.Et dans Les Destinées sentimentales on lit :
‘« Pauline l’accueillait joyeusement, mais avec un sourire habituel, une attitude réservée, manifestant son amour par de petites choses d’apparence puérile, mais qui font pour Jean le charme de la vie auprès d’elle : de l’ordre, une jolie robe, une perpétuelle bonne humeur.En consignant les dialogues des personnages, le romancier n’oublie pas d’indiquer la tonalité de leurs paroles234. Au cinéma, le sens du dialogue peut-être indiqué par un mouvement de caméra, un regard du locuteur à son interlocuteur. Et, grâce à l’image, à l’aspect physique de l’acteur qui joue le rôle, et à travers sa voix et les répliques prononcées par lui, le spectateur peut caractériser l’acteur, aperçoit ses émotions et voit sur son visage les expressions de douleur, de bonheur ou autres. Dans l’écriture romanesque, Chardonne s’efforce de donner ces informations. Elles sont rapportées pour indiquer l’acte de conversation, décrire la tonalité des paroles de celui qui parle et pour mettre en valeur les actions ou les mimiques d’un personnage. Elles participent véritablement à peindre le portrait de ce dernier et à le rapprocher du lecteur. L’intervention d’une voix extérieure est ainsi nécessaire pour transporter en mots ce que l’œil du lecteur ne peut pas voir ou pour résumer les paroles que le personnage ne peut pas prononcer et qui sont pourtant essentielles.
Pour montrer les pensées les plus intimes du personnage et pour lui permettre de s’exprimer librement, Chardonne utilise le monologue intérieur, rapporté directement par le personnage sous forme d’une citation exacte de son discours intérieur. Il envahit la conscience du personnage en lui donnant la parole directement et en livrant sa voix intérieure et son flux intérieur, sans intervenir, sans expliquer, sans analyser. L’esprit et la parole de ce dernier deviennent l’objet principal de l’écriture. Les exemples qui illustrent bien ce procédé sont adoptés dans le deuxième livre de L’Épithalame : les héros vivent une autre phase de leur vie commune. Les masques qu’ils utilisaient durant le premier livre, pendant leur idylle, sont tombés. Chacun doit s’accoutumer avec les humeurs étranges de l’autre. Quand ils discutent, chacun sent qu’il ne peut pas amener dans sa conversation avec l’autre le sujet qui le préoccupe. Chacun éprouve la difficulté de dire ce qu’il veut. Tous deux ont oublié le langage facile des jours heureux. Chacun ne trouve que le dialogue avec lui-même pour se plaindre de l’autre, pour se juger et pour retourner à soi-même :
‘« D’un coup d’œil, Albert aperçut des signes de nervosité sur le visage de Berthe. « Elle est toujours bizarre quand nous sortons ! » se dit-il avec une exaspération aiguё. Puis il songea qu’il plaidait le lendemain pour Gentillau. Mais tandis qu’il se répétait : « Il me faut du calme ce soir », il se représentait l’irritante image aperçue dans l’ombre, et ils étaient déjà liés par les tiraillements d’un mutuelle aversion. Il se rapprocha de la portière comme si Berthe occupait trop de place à côté de lui ; regardant passer les lumière de réverbères, il se disait : « Surtout pas de scènes ce soir. J’ai besoin de dormir. »Dans le cadre du même roman, il est nécessaire d’indiquer que la division de L’Épithalame en deux livres a ses motifs dans l’esprit du romancier. Par le jeu pronominal adopté en conséquence du discours direct des personnages, Chardonne cherche à mettre en évidence la transformation advenue dans l’intimité du couple : dans le premier livre, qui raconte la relation amoureuse des héros avant le mariage, Chardonne laisse les amants au contact de leur entourage. L’emploi du "vous" dans leurs conversations marque l’absence d’intimité entre les deux. Avec le deuxième livre, qui se focalise sur la vie conjugale d’Albert et de Berthe, le roman adopte le pronom "tu" dans leurs dialogues. Les personnages vivent ainsi une autre phase de leur vie commune. Ils sont eux-mêmes vis-à-vis de soi et face à l’autre.
Dans Les Destinées sentimentales, plus que dans L’Épithalame, la narration comprend outre des scènes dialoguées, qui aident les personnages à s’exprimer et à verbaliser leurs émotions, des scènes descriptives. Elles sont utilisées pour produire des « effets de réel », grâce aux détails que le roman donne au cours de l’histoire. Tous sont indiqués : les gestes, les mouvements ordinaires des personnages, leur identité et la relation qui les unit, leurs vêtements et leurs accessoires, les mœurs et les habitudes de la société bourgeoise235, les expressions qui se dessinent sur leur visage quand ils parlent, les décors où se déroule l’action, ainsi que la description des personnages accessoires et la place qu’ils occupent dans la scène236. Chaque passage du récit met ainsi sous les yeux du lecteur une image vivante et panoramique. En examinant à titre d’exemple quelques scènes des Destinées sentimentales, - dont la première se focalise sur M. Pommerel et sur son fils Arthur, et dont la deuxième est un passage des scènes du bal chez Arthur Pommerel, tandis que la dernière est axée sur les mouvements des ouvriers dans la Fabrique de Barnery, il apparaît clairement que le support visuel alimente la trame narrative. C’est la description même qui construit le mouvement du texte :
‘« Dans le bureau de M. Pommerel, une table était réservée à son fils, mais Arthur ne s’y arrêtait qu’un instant, avant le déjeuner, au retour de sa promenade matinale. Il arrivait en longeant les quais, au pas léger et bien frappé de son grand cheval gris qui portait la tête haute ; c’était une bête bien née, l’œil éveillé, les jambes fines, le dos droit, la crinière rasée. Devant la maison paternelle, Arthur descendait de cheval, appelait un ouvrier, lui donnait les rênes, regardait sa bête en passant la main sur le cou humide qui se tendait sous la caresse ; puis les jambes un peu engourdies, un chapeau mou aux bords rabaissés, la culotte bouffante, il entrait dans le bureau, frappant de son stick ses bottes dures.Tout comme un scénariste qui écrit la scène avec le plus possible d'informations pour la préparer à être jouée, le romancier s’efforce de déterminer le rôle que chaque personnage joue dans la scène : les mouvements et les gestes sont tous décrits avec précision ; et pour qu’il ressemble le plus possible à un être réel, il attribue aux personnages des dimensions physiques et psychologiques en décrivant en détails leurs traits caractéristiques.237
Les trois points insérés dans la parole prononcée par M. Pommerel, dans l’exemple donné, expliquent la nécessité de la pause que le personnage doit ménager dans sa parole.
Voir p. 20. Le narrateur y décrit les habitudes des femmes et les vêtements qu’elles portent.
Voir p. 19. Le narrateur donne des informations sur les gens à Barbazac, le lieu où se déroulent les événements du premier livre du roman « Des étrangers dans les bureaux, Anglais et Suédois, qui valsent si bien… »
Pour décrire M. Bavouzet, comptable chez Barnery, le narrateur donne en détails les traits caractéristiques de cet homme : « petit homme roux, l’air empressé et affable, les yeux futés et souriants, de petites mains déliées, une mince moustache blonde, un gilet clair à dessins discrets, et dont les dehors un peu féminins cachent une forte volonté » p. 239.