2. Les facteurs cinématographiques : dialogue, monologue et effet de réel

Comment un roman écrit avec un pronom impersonnel arrive-il à refléter le bonheur et l’intimité des personnages, notamment quand la narration est confiée à un narrateur dont la mission se borne à la présentation des personnages et à la description extérieure de leurs gestes et de leurs paroles ? Pour percer l’intimité du couple et pour traduire en mots ce qu’il ressent - bonheur ou malheur - Chardonne, en tant que planificateur de la structure du récit, s’efforce de montrer les événements et le sentiment de personnages au lieu de les raconter. Il délimite la fonction du narrateur. L’histoire semble s’engendrer d’elle-même car, en apparence du moins, personne n’est là pour la relater. Absent du récit, le narrateur disparaît entièrement derrière les personnages. Sa mission se borne à présenter les personnages, à les faire agir et à les regarder vivre devant ses yeux et devant ceux de son lecteur : quand Albert et Berthe se parlent ou même quand Jean et Pauline discutent, c’est leur histoire qui se dessine, leurs émotions qui s’expriment, des êtres humains qui se mettent à vivre.

Aussi bien dans L’Épithalame que dans Les Destinées sentimentales, Chardonne a le souci d’écrire les deux histoires selon un plan dramaturgique très dialogué, dans lequel le texte peut être considéré comme un scénario. Les passages dialogués sont semblables à ceux des séquences filmiques. En effet, toute scène romanesque ou filmique n’est pas nécessairement dialoguée. Elle se décompose en deux ensembles : d’une part des informations rapportées par le narrateur, grâce aux propositions introduisant, concluant ou séparant les paroles des personnages et, d’autre part les paroles elles-mêmes - dialogue ou monologue - écrites au style direct, avec lesquelles on ressent toute la frustration et le sentiment de personnages. Les intrusions du narrateur dans le dialogue apportent plusieurs informations de nature différente. Examinons, à titre d’exemple, un passage de L’Épithalame, construit autour d’une conversation entre Berthe et Albert  et un autre autour de Pauline et de Jean. Les informations relatives au dialogue sont ici soulignées. Elles offrent au lecteur la construction du bonheur et de l’intimité qui se tisse au fil des répliques du couple :

‘«  Albert s’assit sur le lit et prit la main de Berthe qu’il caressa.
- J’ai vu Raymond aujourd’hui. Il a engraissé. Nous avons parlé de l’amour. Ou plutôt, moi, j’ai parlé de l’amour…
- Est-ce que tu peux en parler ? dit Berthe doucement, retirant sa main.
- Oui… très bien… Et je sentais en pensant à nous combien je t’aimais. Non pas de cet amour qui semble profond avant qu’on se connaisse… Tu as l’air effrayée… Je t’aime plus que tu ne crois…
Il la regardait, et contemplant cette femme dont il connaissait si bien la nature, il éprouva une émotion qui le surprit ; un afflux de tendresse montait jusqu’à ses yeux un peu mouillés de larmes. Il voulut marquer ce grave moment d’une parole d’abandon et de vérité.
- Oui, fit-il en caressant la main de Berthe, qu’il sentait un peu craintive sous ses doigts, je veux que tu saches… que tu aies mon amour tout pur, sans reflet faux. Je veux écarter de lui, même ce qui lui ressemblait autrefois, avant qu’il n’apparût. N’est-ce pas le signe d’un amour profond que je puisse dire… que j’aie besoin de dire : " Autrefois, je ne t’aimais pas ?"
Berthe retira sa main avec un mouvement d’effroi. Elle se réfugia au milieu du lit et demeura silencieuse, comme abattue de souffrance. Puis elle cria, le visage caché sous ses bras nus :
- Tu ne peux pas me l’ôter ! ton amour d’autrefois m’appartient !
- Tu ne m’as compris ! dit Albert cherchant à la consoler avec une voix tendre, des caresses, des mots bredouillés.» pp. 290-291.’

Et dans Les Destinées sentimentales on lit :

‘« Pauline l’accueillait joyeusement, mais avec un sourire habituel, une attitude réservée, manifestant son amour par de petites choses d’apparence puérile, mais qui font pour Jean le charme de la vie auprès d’elle : de l’ordre, une jolie robe, une perpétuelle bonne humeur.
contente de me voir, Pauline.
- Mon chéri… je ne t’attendais pas si tôt !... 
Il ouvrit les bras et vint s’asseoir sur ses genoux et cacha sa joie dans son épaule.
- Oui… je suis paresseux aujourd’hui. Je fais l’école buissonnière. J’ai été chez le préfet, et, en sortant, ce beau temps m’a séduit. J’ai flâné dans les rues. J’ai acheté un roman ; je suis venu ici le lire à l’ombre. » p. 299.’

En consignant les dialogues des personnages, le romancier n’oublie pas d’indiquer la tonalité de leurs paroles234. Au cinéma, le sens du dialogue peut-être indiqué par un mouvement de caméra, un regard du locuteur à son interlocuteur. Et, grâce à l’image, à l’aspect physique de l’acteur qui joue le rôle, et à travers sa voix et les répliques prononcées par lui, le spectateur peut caractériser l’acteur, aperçoit ses émotions et voit sur son visage les expressions de douleur, de bonheur ou autres. Dans l’écriture romanesque, Chardonne s’efforce de donner ces informations. Elles sont rapportées pour indiquer l’acte de conversation, décrire la tonalité des paroles de celui qui parle et pour mettre en valeur les actions ou les mimiques d’un personnage. Elles participent véritablement à peindre le portrait de ce dernier et à le rapprocher du lecteur. L’intervention d’une voix extérieure est ainsi nécessaire pour transporter en mots ce que l’œil du lecteur ne peut pas voir ou pour résumer les paroles que le personnage ne peut pas prononcer et qui sont pourtant essentielles.

Pour montrer les pensées les plus intimes du personnage et pour lui permettre de s’exprimer librement, Chardonne utilise le monologue intérieur, rapporté directement par le personnage sous forme d’une citation exacte de son discours intérieur. Il envahit la conscience du personnage en lui donnant la parole directement et en livrant sa voix intérieure et son flux intérieur, sans intervenir, sans expliquer, sans analyser. L’esprit et la parole de ce dernier deviennent l’objet principal de l’écriture. Les exemples qui illustrent bien ce procédé sont adoptés dans le deuxième livre de L’Épithalame : les héros vivent une autre phase de leur vie commune. Les masques qu’ils utilisaient durant le premier livre, pendant leur idylle, sont tombés. Chacun doit s’accoutumer avec les humeurs étranges de l’autre. Quand ils discutent, chacun sent qu’il ne peut pas amener dans sa conversation avec l’autre le sujet qui le préoccupe. Chacun éprouve la difficulté de dire ce qu’il veut. Tous deux ont oublié le langage facile des jours heureux. Chacun ne trouve que le dialogue avec lui-même pour se plaindre de l’autre, pour se juger et pour retourner à soi-même :

‘« D’un coup d’œil, Albert aperçut des signes de nervosité sur le visage de Berthe. «  Elle est toujours bizarre quand nous sortons ! » se dit-il avec une exaspération aiguё. Puis il songea qu’il plaidait le lendemain pour Gentillau. Mais tandis qu’il se répétait : « Il me faut du calme ce soir », il se représentait l’irritante image aperçue dans l’ombre, et ils étaient déjà liés par les tiraillements d’un mutuelle aversion. Il se rapprocha de la portière comme si Berthe occupait trop de place à côté de lui ; regardant passer les lumière de réverbères, il se disait : « Surtout pas de scènes ce soir. J’ai besoin de dormir. »
Excédée par le silence d’Albert et flairant d’instinct le mot qui le piquerait profondément, Berthe dit :
- Tu penses à Mme de Boistelle ? Tu l’as suffisamment regardée pourtant.
- Ah ! Voilà ce qui te tourmente depuis dix minutes ! Cette jalousie insensée ! crie Albert les poings crispés [...] Ah ! le mariage est charmant ! Poursuivait Albert d’une voix énergique et mordante. A la maison, ouvrez un livre, on vous reproche votre silence ; dehors, si on parle à une dame, c’est une trahison. Et c’est pour la vie ! Pour toute la vie !
«  Je sais bien qu’il m’avoue sa vraie pensée. Tout en lui le disait déjà, et je ne voulais pas le comprendre ! songeait Berthe, affolée de douleur, se pressant contre la paroi de la voiture pour s’éloigner d’Albert. Est-ce que j’existe pour lui dans le monde ? Est-ce qu’il m’a seulement regardée ce soir ? À la maison, il ne pense qu’à son travail, à tout ce qui le détourne de moi. Il m’apporte sa fatigue. Et c’est depuis le premier jour de notre mariage qu’il me fuit ! Hier soir encore, quelle dureté ! Quelle haine dans les yeux ! Je ne suis rien dans sa vie. Il appartient à tout ce qui n’est pas moi. Jamais cette tendresse, cet élan, où on sent l’amour. J’ai froid auprès de lui. Tout est décoloré par son esprit sérieux et positif, en réalité : égoïste, grossier, sec. Il veut un ménage de bourgeois ! »
Elle songea à tout ce qu’elle avait rêvé de cette union née d’un long passé de flamme.
«  Il l’a détruite ! il a eu plaisir à la détruire parce qu’elle était rare. Au fond, il n’aime que la souffrance. Il ne sait pas goûter la joie. Ce qu’on respire auprès de lui de si étouffant, c’est cet esprit de malheur ! Il m’a attirée dans un piège d’illusions ; je n’en sortirai pas ; il faudra souffrir toujours ! » pp. 231-232.’

Dans le cadre du même roman, il est nécessaire d’indiquer que la division de L’Épithalame en deux livres a ses motifs dans l’esprit du romancier. Par le jeu pronominal adopté en conséquence du discours direct des personnages, Chardonne cherche à mettre en évidence la transformation advenue dans l’intimité du couple : dans le premier livre, qui raconte la relation amoureuse des héros avant le mariage, Chardonne laisse les amants au contact de leur entourage. L’emploi du "vous" dans leurs conversations marque l’absence d’intimité entre les deux. Avec le deuxième livre, qui se focalise sur la vie conjugale d’Albert et de Berthe, le roman adopte le pronom "tu" dans leurs dialogues. Les personnages vivent ainsi une autre phase de leur vie commune. Ils sont eux-mêmes vis-à-vis de soi et face à l’autre.

Dans Les Destinées sentimentales, plus que dans L’Épithalame, la narration comprend outre des scènes dialoguées, qui aident les personnages à s’exprimer et à verbaliser leurs émotions, des scènes descriptives. Elles sont utilisées pour produire des « effets de réel », grâce aux détails que le roman donne au cours de l’histoire. Tous sont indiqués : les gestes, les mouvements ordinaires des personnages, leur identité et la relation qui les unit, leurs vêtements et leurs accessoires, les mœurs et les habitudes de la société bourgeoise235, les expressions qui se dessinent sur leur visage quand ils parlent, les décors où se déroule l’action, ainsi que la description des personnages accessoires et la place qu’ils occupent dans la scène236. Chaque passage du récit met ainsi sous les yeux du lecteur une image vivante et panoramique. En examinant à titre d’exemple quelques scènes des Destinées sentimentales, - dont la première se focalise sur M. Pommerel et sur son fils Arthur, et dont la deuxième est un passage des scènes du bal chez Arthur Pommerel, tandis que la dernière est axée sur les mouvements des ouvriers dans la Fabrique de Barnery, il apparaît clairement que le support visuel alimente la trame narrative. C’est la description même qui construit le mouvement du texte :

‘« Dans le bureau de M. Pommerel, une table était réservée à son fils, mais Arthur ne s’y arrêtait qu’un instant, avant le déjeuner, au retour de sa promenade matinale. Il arrivait en longeant les quais, au pas léger et bien frappé de son grand cheval gris qui portait la tête haute ; c’était une bête bien née, l’œil éveillé, les jambes fines, le dos droit, la crinière rasée. Devant la maison paternelle, Arthur descendait de cheval, appelait un ouvrier, lui donnait les rênes, regardait sa bête en passant la main sur le cou humide qui se tendait sous la caresse ; puis les jambes un peu engourdies, un chapeau mou aux bords rabaissés, la culotte bouffante, il entrait dans le bureau, frappant de son stick ses bottes dures.
En apercevant son fils, M. Pommerel était content, et un coin de sa bouche, entre les favoris, se relevait avec le sourcil droit en un sourire oblique, comme prolongé par un mèche grise et vaporeuse, ébouriffée sur un côté de la tête. […]
Il lui montrait une lettre intéressante, ou bien lui présentait un verre de cristal, dont le fond évasé contenait un peu de cognac qui répandait une odeur exquise et chaude de bois précieux. Il prenait un autre verre, s’écartait un peu de la table, une jambe tendue en avant, une main derrière le dos, le corps légèrement penché, et respirait, le regard fixé sur les yeux d’Arthur par-dessus les bords du verre, avec une expression concentrée, comme s’il cherchait à pénétrer un mystère.
« Sens-tu l’odeur du thé…celle du tilleul… et, parmi ces parfums légers, un arôme fruité… par exemple la prune… et comme un soupçon de vanille……. » pp. 17-18.

«  Devant une glace ancienne, qui lui renvoya son image ternie, elle [Pauline] se regarda gravement, sans plaisir, dans sa robe rose rayée de blanc, inquiète de son air sérieux, un peu tendu, et d’une minuscule cicatrice qu’elle dissimulait sous l’épaulette. Elle s’assura que le corsage adhérait bien aux épaules, rejoignit son oncle et pénétra dans la salle illuminée par un grand lustre de cristal taillé, étincelant de feux électriques, surprise des yeux habitués aux faibles éclairages de la petite ville. Dans l’atmosphère encore légère et fraîche, on sentait une odeur de baume, parfum des mimosas, des œillets, des lilas blancs en globes. Mme Arthur Pommerel, en velours pourpre, un panache de trois plumes d’autruche noires dans les cheveux, une rivière de diamants sur la gorge, se tenait près de l’entrée. Marcelle et Anna, les filles de Thomas Pommerel, en tulle blanc, une guirlande de roses pompon autour du décolleté, un ruban de soie rose serré à la taille, promenaient des danseurs qu’elles présentaient aux jeunes filles et aux mères assises autour de la salle. Les hommes en habit, les officiers en uniforme se massaient près des portes. On entendait un orchestre invisible. » p. 23.

« On était fier de travailler chez Barnery, parce qu’il possédait les plus grands bâtiments, employait beaucoup de monde et fabriquait la plus belle porcelaine. L’homme en blouse noire qui, d’une preste caresse circulaire, avec une chiquenaude qui tinte, trie les assiettes sans défaut ; l’homme en blouse blanche, debout devant une motte de pâte tourbillonnant sur un tour, qui élève entre ses mains une pyramide fluide et fait éclore sous la pression des doigts l’ébauche d’une tasse ; la femme qui imprime un décor sur la porcelaine et le moufletier qui le fixe au feu, surveillant par une petite ouverture la gueule rose du four ; le peintre qui trace un cercle sur une coupe tournante, la main rigide cramponnée au pinceau ; la brunisseuse qui polit un filet d’or avec une agate ; le batteur de pâte, l’useur de grain, l’émailleur, le manœuvre, tous, dans les longs ateliers silencieux, participaient à une grande aventure. » p. 70.’

Tout comme un scénariste qui écrit la scène avec le plus possible d'informations pour la préparer à être jouée, le romancier s’efforce de déterminer le rôle que chaque personnage joue dans la scène : les mouvements et les gestes sont tous décrits avec précision ; et pour qu’il ressemble le plus possible à un être réel, il attribue aux personnages des dimensions  physiques et psychologiques en décrivant en détails leurs traits caractéristiques.237

Notes
234.

Les trois points insérés dans la parole prononcée par M. Pommerel, dans l’exemple donné, expliquent la nécessité de la pause que le personnage doit ménager dans sa parole.

235.

Voir p. 20. Le narrateur y décrit les habitudes des femmes et les vêtements qu’elles portent.

236.

Voir p. 19. Le narrateur donne des informations sur les gens à Barbazac, le lieu où se déroulent les événements du premier livre du roman « Des étrangers dans les bureaux, Anglais et Suédois, qui valsent si bien… »

237.

Pour décrire M. Bavouzet, comptable chez Barnery, le narrateur donne en détails les traits caractéristiques de cet homme : « petit homme roux, l’air empressé et affable, les yeux futés et souriants, de petites mains déliées, une mince moustache blonde, un gilet clair à dessins discrets, et dont les dehors un peu féminins cachent une forte volonté » p. 239.