3. L’ellipse : procédé délibéré au cours de la narration

Il est évident que l’abandon des détails de certains événements au cours de la narration n’est pas dû à une faiblesse ni à une négligence de la part de l’écrivain. Certes, l’ellipse est adoptée dans certaines œuvres dans le but d’éviter une rupture de l’unité de ton en passant sous silence un incident qui ne s’accorde pas à l’ambiance générale du récit. Elle permet ainsi au romancier de donner, par des raccourcis, un rythme à son texte en éliminant tout ce qui ne sert pas directement la narration. Cependant, dans certains cas, l’ellipse est utilisée parce qu’elle vise à un effet dramatique ou s’accompagne d’une signification symbolique; cette dernière est alors la réponse à un désir du romancier de mettre en évidence une idée recherchée dans ses œuvres. Bien que certaines œuvres de Chardonne adoptent, outre les scènes dialoguées, des scènes descriptives qui notent avec une extrême précision les gestes et les comportements des personnages, l’ellipse trouve sa place dans les romans : Chardonne est contraint de faire des coupures et d’adopter ce procédé pour donner les traits du bonheur à son œuvre. Bien qu’il soit impossible d’éviter les malheurs dans une histoire dont la vie des personnages s’étend sur de longues années, le romancier se garde de s’arrêter aux détails de tous les événements malheureux qui frappent les personnages. La mort reste un accident fugace dans son écriture, même si l’événement concerne un personnage principal comme Rose dans Le Chant du Bienheureux. L’histoire se contente d’une lettre de Lucien et de deux télégrammes pour annoncer subitement et sans détails la mort de Rose. Le récit passe sous silence l’accident comme on en cache la vérité à Pierre238. En outre, aucun détail sur la mort subite de Monsieur Degouy, le père de Berthe, ni sur celle de Monsieur Pacaris, le père d’Albert, bien que le livre fasse participer ces deux pères aux événements principaux qui déterminent la relation de leurs enfants239. De même, le roman passe sous silence la mort de M. Pommerel après lui avoir accordé une place importante en tant que personnage décisif dans La Femme de Jean Barnary : un homme privilégié dans la fabrique de cognac qui constitue un pôle important de l’intrigue, homme efficace dans sa relation avec sa nièce Pauline et avec son neveu Jean et dans son influence sur la relation de ce dernier avec Nathalie. Son décès est annoncé, indirectement, dans le dernier livre du roman, au cours de la conversation entre Pauline et Jean. Le lecteur conclut à la mort de Pommerel quand il lit qu’Arthur Pommerel succède à son père dans la fabrication du cognac et qu’il a les habitudes de son père240. Plusieurs passages de L’Épithalame ont décrit Michel, l’enfant d’Odette, cependant, c’est une simple phrase concise, glissée au cours d’une scène décrivant la quotidienneté de Berthe qui annonce d’une façon inattendue la mort de celui-ci 241 :

‘« À cette époque, le petit Michel mourut après une maladie de quelques jours » p. 330.’

De même, la mort brutale d’Édouard, le mari fidèle d’Emma (la sœur de Berthe) est relatée dans un bref dialogue entre Berthe et André, alors que la narration est focalisée sur plusieurs scènes décrivant les moments intimes de cette famille :

‘« Il est mort d’une pneumonie ? Il a pris froid dans son jardin. Á cinq heures, il coupait du bois, il s’est couché. C’est inimaginable. » p. 338.’

Dans l’œuvre écrite à la première personne, l’auteur se dérobe pour donner la plume au personnage qu’il a créé. Cependant il reste le responsable de la mise en forme de son œuvre. Ainsi, dans Claire, en tant que roman autobiographique qui adopte « un ordre chronologique résultant d’un tri, sinon […] d’un procédé de censure »242, Chardonne amène Jean - qui cherche à ressentir le bonheur qu’il a vécu avec Claire - à dépasser dans son écriture la période qui couvre l’entrée de sa femme à l’hôpital et l’événement de sa mort. De même, au motif de conserver les traits du bonheur dans Éva, où l’auteur aboutit pour la première fois à la trahison de la femme, Chardonne pousse Bernard à passer sous silence certaines périodes de sa vie avec Éva. Il considère nécessaire de ne pas permettre au diariste de parler de sa vie intime avec sa femme, de ce qui concernela relation de cette dernière avec Germain, et de ne pas publier tout ce que Bernard a écrit après une interruption de huit mois correspondant à la période de sa séparation d’avec Éva. Par cette décision, Chardonne empêche son héros de parler de ce qui provoque la souffrance et déforme les moments du bonheur imaginaire qu’il a peint dans son journal. Il veut cacher au lecteur ce qui paraîtrait choquant, inhumain et artificiel, ou ce qu’on ne peut complètement expliquer243. Ce procédé, qui fait d’Éva un « journal lacunaire »244, met aussi l’ellipse au service de la pudeur qui caractérise l’œuvre chardonnienne245.

En privant le lecteur d’un élément d’information nécessaire à l’économie romanesque, l’ellipse permet au romancier d’attiser la curiosité du lecteur, tenu d’imaginer les renseignements manquants : même si le premier livre de L’Épithalame donne à Marie Brun le rôle d’un personnage décisif et influant sur la personnalité de Berthe, sa relation avec Essener et la nouvelle de sa mort - due au suicide - restent des événements concis. Son décès est évoqué d’abord au cours d’une conversation entre Albert et Berthe dans le premier livre246 et de nouveau à la fin du deuxième livre au cours d’une des promenades de Berthe et d’André, à Noizic. En revanche les détails de sa relation avec Essener restent dans l’ombre, provocant sans aucun doute la curiosité du lecteur comme celle de Berthe :

‘« Elle (Berthe) voulait qu’Emma lui parlât de Marie Brun, et elle se persuadait qu’il fallait distraire sa sœur par des questions. Mais Emma restait silencieuse. Un visage nouveau, le moindre contact de l’extérieur qui interrompait ses habitudes, ravivaient sa douleur ;247… - Essener est un homme dangereux […] Un homme qui aime les femmes.
- Et Marie Brun ?
- Elle a été longtemps sa maîtresse. Il l’a aimée à sa manière, en la faisant souffrir, et il a aimé en même temps un jour ou deux, toutes les femmes qu’il rencontrait. Vous savez qu’elle s’est tuée. Ce coup l’a beaucoup affecté. Il s’est retiré du monde par dégoût de soi, consacrant à la pauvre femme une fidélité posthume très farouche. » p. 377.’

Pour rendre les conditions convenables à l’union de Pauline avec Jean, et pour créer un couple qui colore le roman de leur bonheur conjugal, Chardonne utilise le scandale de Nathalie comme une cause essentielle pour donner à la séparation de cette dernière d’avec Jean des motifs raisonnables. Mais, par pudeur et par désir d’éviter de provoquer la souffrance du héros et de gâcher la joie qui l’attend avec Pauline, Chardonne prend garde à ne pas relater les détails de la relation de Nathalie avec Dalhias. Il se limite à quelques passages concis dispersés dans le premier livre du roman pour faire allusion à cette relation voilée248 : le narrateur extérieur, dont la voix et celle du romancier sont mêlées dans l’oreille du lecteur, évoque ce scandale au début de l’histoire, mais ce qu’il relate reste incertain. Chardonne comme M. Pommerel « sait combien un jugement sur autrui doit être médité. »249

‘« La femme du pasteur Barnery était partie et son mari vivait seul depuis deux ans. On disait que Dalhias en était cause. Mais, sur ce scandale voilé, et peut-être imaginaire, les récits variaient selon l’humeur des gens, … on assurait que la femme du pasteur s’était tuée, ou bien qu’elle vivait à Paris avec Dalhias, ou encore qu’elle allait revenir et qu’il ne s’était rien passé » p. 28.’

Ensuite, c’est à M. Pommerel de remplir la mission de la narration de cet événement mais sans qu’il lui soit permis d’aborder l’histoire en détails. Bien que ce dernier informe le lecteur que des lettres et des rendez-vous secrets ont existé auparavant entre Nathalie et Dalhias, la vérité n’est pas dite et tout ce que Jean et M. Pommerel savent reste caché :

‘« - As-tu oublié le scandale que nous avons eu tant de peine à cacher ? Ces lettres…
- Oui, je sais… vous avez raison.
- Souvent, à propos de toi, je me suis dit : " Si ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la, et jette-la loin de toi"…Ce n’est pas le mal que Nathalie pouvait commettre, qui me fâchait le plus… la honte pour notre église… le scandale… mais le mal qu’elle produisait en toi, le mal subtil, la véritable perversion que son contact… car nous ne sommes pas assez forts pour garder près de nous un ennemi qui veut notre perte… Je te dirai toute ma pensée… je regrette d’avoir trop souvent écarté ce sujet entre nous. Il ne faut pas craindre d’en parler, au moins une fois, pour n’y plus revenir… Je te dirai que les légèretés de Nathalie ne m’ont jamais beaucoup inquiété. Malgré ses airs évaporés, les rendez-vous, les lettres, et tout ce que nous savons, je suis persuadé qu’elle n’a jamais songé à un autre homme. » pp. 58-59.’

En dernière analyse, pour permettre à l’esprit du lecteur de conserver l’image des ménages heureux, présentés autour du couple principal de L’Épithalame, le roman passe sous silence plusieurs événements malheureux : après la peinture du bonheur d’Odette avec son mari Castagné et leur intimité durant plusieurs années, le romancier se garde de raconter en détails l’adultère de Castagné et sa trahison à l’égard de sa femme.

Après ces données narratives, l’adaptation de ce procédé nous permet de justifier que dans l’œuvre romanesque de Chardonne, tout malheur n’est qu’un événement auquel la narration n’accorde aucune importance. Le romancier supprime volontairement les éléments violents ou mélodramatiques.

Notes
238.

Voir Le Chant du Bienheureux, pp. 111-112

239.

Voir L’Épithalame, p. 147.

240.

Voir Les Destinées sentimentales p. 377

241.

Voir L’Épithalame, p. 250.

242.

May, Georges. L’Autobiographie, op. cit, p. 74.

243.

Éva, p. 151.

244.

Cette expression est utilisée par Jean Rousset dans son livre Le Lecteur intime. De Balzac au journal, p.150.

245.

Bien que le romancier s’intéresse à la vie conjugale de ses personnages, ces derniers ne sont jamais poursuivis dans leur intimité. Chardonne choisit toujours les moments qui décrivent la vie du couple sans exiger l’émotion du lecteur. Sur ce même point, Chardonne lui-même donne son commentaire en disant  « Je ne parle jamais de l’amour "physique" dans mes livres parce que je ne suis pas un expert dans la matière. », Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, Grasset, 1969, p.235. 

246.

L’Épithalame, p.83.

247.

Ibid., p.375.

248.

Les Destinées sentimentales, p. 28.

249.

Ibid., p. 50.