Pour donner aux événements racontés une forme intelligible et organisée, Chardonne préfère suivre, dans les quatre romans racontés par une voix extérieure, un déroulement linéaire, celui du temps chronologique. Tous les événements sont relatés au temps passé par rapport à celui de la narration. Dans une histoire qui traite des événements passés dans la vie des êtres, la première section du récit constitue habituellement le cadre de la présentation des personnages et du décor. Ce procédé narratif est utilisé pour informer le lecteur sur certains ressorts de la vie antérieure des personnages qui participent au dénouement de l’intrigue. Mais, il peut arriver que la multiplication des figures secondaires et l’entrecroisement d’autres intrigues avec l’intrigue principale rendent plus complexe, dans certains romans, l’ordre du récit267. Indépendamment de l’écriture cinématographique adoptée dans Les Destinées sentimentales, le romancier recourt à la récupération - le retour en arrière - comme autre procédé narratif268 : le roman ne commence pas l’histoire de la relation du couple principal, chronologiquement, dès sa naissance comme c’est le cas dans L’Épithalame ou dans Les Varais, mais il le fait à partir des souvenirs rappelés par Pauline. Le lecteur est ainsi informé sur la première fois qu’elle a vu Jean269. De même, pour présenter ce dernier et peindre son portrait comme personnage principal du récit, Chardonne cèdela place, dans la première section de La Femme de Barnery, à la conversation directe entre M. Pommerel et son visiteur Gaёtan pour retourner en arrière afin de renseigner le lecteur sur la vie passée de cet homme : qui est sa famille ? Pourquoi est-il devenu pasteur ? Qui est sa femme et pourquoi l’a-t-il épousée ? Ces mêmes informations sont reprises en détails dans la deuxième section pour raconter chronologiquement l’histoire de Jean avec Nathalie, dont la succession des événements constitue, parallèlement à l’histoire principale de Jean avec Pauline, l’intrigue d’un autre roman sur le couple. Cependant, le fil de cette histoire n’exclut pas l’insertion des autres récits dans sa trame : à partir du récit de l’enfance de Jean, l’histoire de son oncle Robert Barnery est racontée. Cette dernière conduit le fil de la narration un peu plus avant, à l’histoire de la Fabrique et, par conséquent, à celle de l’évolution de l’industrie de la porcelaine, permettant de relater ensuite l’histoire de Capet, caissier chez Barnery et père de Nathalie, la femme de Jean. Cette dernière histoire rapproche le récit de sa trame principale : la naissance de Nathalie, la peinture de son portrait comme personnage efficace, ses visites chez Barnery, l’enchantement de Jean par la beauté de cette fille, la décision et les motifs du mariage, la crise dans leur relation et le scandale provoqué par la conduite de Nathalie, la séparation, le retour de Nathalie, l’impossibilité de leur réconciliation, enfin la décision du divorce. Cette entorse à la chronologie des événements n’est pas un artifice permettant au romancier de prolonger le récit. Rien de ce qu’introduit Chardonne dans l’œuvre n’est gratuit : si le retour aux événements des années antérieures lui permet d’accomplir la peinture du portrait du personnage, il participe aussi à donner une explication à la félicité que ce dernier trouve dans la vie future, et à narrativiser les faits qui contribuent à faire apparaître les figures du bonheur qu’il cherche à refléter : Jean trouve son bonheur avec Pauline, qui incarne l’image de la femme parfaite, capable à donner le bonheur à l’homme qui l’aime. Leur accord ne peut être conçu que par ce retour au récit de l’enfance de Jean, son désaccord avec Nathalie et les conditions de sa rencontre avec Pauline.
C’est un motif identique qui oblige Chardonne à adopter le même procédé dans Les Varais et à retourner à la vie passée des héros. Examinons à titre d’exemple le passage qui explique l’attirance de Marie vers Frédéric dès leur première rencontre : il semble clair que, par ces informations qui relatent la vie passée de Marie, Chardonne cherche à donner une explication au bonheur que cette dernière va trouver dans sa vie conjugale, et à ce qui la pousse à s’épuiser et à perdre sa vie aux côtés de Frédéric durant son étrange maladie270. Il cherche aussi à présenter l’amour comme l’un des éléments essentiels qui constitue le bonheur.
‘« Elle [madame Pagès] sortait pour les laisser causer ensemble, mais, quand ils étaient seuls, ils ne disaient que des paroles insignifiantes et embrouillées, qu’ils prononçaient sur un ton très bas, très doux, rougissants, et comme distraits, étonnés, heureux.Il importe de se demander, en dernier lieu, si l’analyse de la construction narrative est suffisante pour comprendre le bonheur que le romancier et ses personnages cherchent à trouver. Certainement non. L’étude adoptée dans cette partie relève la présence d’une seule figure qui n’est jamais absente des œuvres de Chardonne : celle du bonheur conjugal. Le couple est en quête de cette félicité, et en quelque sorte, Chardonne la lui prépare. Cette compréhension amène tout naturellement à chercher quels éléments dans la vie à deux contribuent, selon l'auteur, au bonheur de ses personnages.
Quand un nouveau personnage entre dans la trame du récit - par exemple, Paul (le mari de Julie), M. Brochard (le chef de maison où Pauline travaille à Paris), M. Bonnable (le patron de l’hôtel à Rens), le pasteur Grisar, Rose (la bonne de Pauline et Jean, Fernande (la sœur aînée de Nathalie)… etc.-, le romancier ne le laisse pas en marge, mais écrit quelques lignes pour donner une idée sur sa vie : qui est cette personne ? Qui est sa famille ? Quelle relation l’unit-elle avec les héros ? Comment a-t-il fait sa fortune ?... etc. Toutes ces informations exigent le retour en arrière dans la narration et elles brisent ainsi la trame linéaire du récit.
Le roman subit l’influence de va-et-vient dans la narration en raison de l’entrecroisement des intrigues secondaires avec celle de l’histoire de Jean et Pauline : l’histoire des affaires sociales, celle de la guerre et l’histoire de Jean avec sa première femme.
Voir Les Destinées sentimentales, p. 37
Madame Pagès, qui est très proche de Marie, essaie, après avoir observé la maladie grave de Frédéric, de la convaincre de le quitter : « Tu habites avec un baroque, un fou ! […] Tu es là comme une pauvre caille transie ! Il te tourmente, il te fait peur. Je ne viens pas souvent, mais cela me suffit pour savoir que tu es une martyre. Et je me demande comment cela finira ! Eh ! Il te déteste cet homme ; il est dangereux. […] Je veux que tu l’en ailles. Tu es encore jolie. On n’a qu’une vie, ce n’est pas pour souffrir. » pp. 134-135.