Deuxième partie
La question du bonheur dans l’œuvre romanesque de Jacques Chardonne

Premier Chapitre
Les figures du bonheur dans la relation de couple

1. Le bonheur par la beauté de la femme

La beauté, dans l’œuvre romanesque de Chardonne, est un don précieux qui a le goût du bonheur et dans lequel les personnages reconnaissent le "surnaturel humain"271. Tout visage féminin dans son écriture est beau et charmant aux yeux de l’homme272. Il l’émerveille dès le premier regard.273 Sans échanger un mot avec la femme, il  conçoit pour elle un profond amour. Dès qu’il la voit, « elle laisse à [son] cœur le vif éclair mordant d’un visage indistinct. »274 « Il a hâte de se saisir de cette chair [et de ce visage] qui lui donnent un plaisir inépuisable, une volupté continue, chaste, mystérieuse, souterraine, et où tant de choses sont confondues »275. En les possédant, l’homme a la promesse de son plaisir ; il se sent alors fier et heureux. De son côté, elle prend conscience de sa beauté quand l’homme qu’elle aime lui dit qu’elle est jolie. Même si sa beauté la gêne, parfois, à cause des regards des hommes qui la poursuivent276, la femme est heureuse d’être belle. « Sa beauté est son soleil »,277 faisant d’elle une femme trop recherchée, trop difficile et qui reste, pour l’homme, hors de toute réalité278. Auprès de l’homme qu’elle aime, elle est sûre d’elle-même et « connaît son métier de femme. »279  Elle sait bien comment elle agit « pour lui offrir la minute de sa beauté. »280 Celle qui n’est pas très jolie, est aussi heureuse de ce « peu qu’elle possède, elle sent que cela est vrai et lui appartient ».281 Est-elle belle parce que son amant l’aime ? Ou est-ce qu’il l’aime parce qu’elle belle ? Tous les amoureux posent cette même question282, et ils vont chercher dans la chair de la femme, avec qui ils partagent l’amour ou la vie à deux, le secret de leur harmonie qui suppose de merveilleuses concordances.

Il est évident que la beauté de la femme est à l’origine de l’amour et qu'elle joue un rôle dans les premiers temps de la relation amoureuse. Mais si l’homme aime la femme à cause de sa beauté, « combien un joli visage s’efface vite ? »283 Quand on écoute l’homme chardonnien parler de sa femme, on conclut qu’ « elle le touche d’abord par sa forme la plus personnelle, par sa chair, mais perçue comme un parfum, comme une idée qui agit sans relâche et ignore l’assouvissement. »284 Sa beauté donc, ne s’éteint pas. Le temps ne peut pas affaiblir le goût que l’homme a pour elle. En vivant ensemble, et sous l’influence de l’amour285, le mari arrive bientôt à trouver belle, telle qu’elle est286, la femme avec qui il partage son existence et dans laquelle il trouve "la surprise de son bonheur"287. Il se réjouit souvent « de la contempler, surpris par cette gravité de la beauté. »288 En elle, il n’aime pas seulement sa douceur et sa jeunesse. « Si l’ancienne image de la femme qu’il aime s’évanouit, il en possède une autre, plus belle, vraie, idéale pourtant et comme préservée des années, parce qu’elle est formée de charmes intérieurs quoique toujours illuminée par le souvenir de la première vision. »289 Quelquefois, il se montre inquiet du visage de celle qu’il aime. Il l’observe d’un œil soucieux et perçant, tâche de confronter la femme d’aujourd’hui qu’il a l’habitude de voir et celle d’autrefois qu’il a vue jeune et merveilleuse. Mais, souvent, il ne peut pas parvenir à les distinguer, comme si les années ne laissaient aucune trace sur elle. L’une et l’autre sont semblables à ses yeux, chères à son cœur290. « Il est heureux de la trouver pareille à son souvenir. » 291 Lisons comment Bernard, sous l’influence de l’amour, voit invariablement la beauté d’Éva :

‘« J’ai tâché de me rappeler le visage d’Éva que j’ai connue quand elle était une jeune fille en tailleur beige, marchant très droite dans les rues de Lausanne ; je ne peux pas le retrouver ; j’ignore si elle a changé. Je ne le saurai jamais. Ce que j’aime en elle est bien situé dans sa personne physique, si fragile, qui dépérit tous les jours ; et pourtant cela ne varie pas, cela ne vieillit point. C’est comme une essence matérielle et inaltérable qui la distingue dans une foule, à tout âge, immédiatement reconnue. » p. 28. ’

Parce qu’il l’aime, il nimbe sa femme d’une beauté singulière. À ses yeux, son aimée appartient au royaume de l’incomparable. Sa beauté suffit à tout compenser, à assurer sa félicité292. Prenons à titre d’exemple, Jean dans Claire et Octave dans Romanesques, dont l’amour frappe le cœur à l’âge mûr. Tous les deux voient dans la femme qu’ils aiment, "une allumeuse", un objet de désir toute en chair et en nerfs. Pour Jean, Claire lui plaît complètement. Sa beauté est parfaite. Elle est « une de ces raretés humaines qui justifient la vie »293. Elle est la beauté même, « inscrite sur son visage et dans la forme de ses bras. »294 Il la décrit comme « une statue chatoyante, aux épaules de chair fragile, serrée dans une gaine soyeuse et pourtant épanouie ; comme une vision de majesté et de lumière ; un fantôme de réalité d’une substance inconnue pareille à la vapeur radieuse d’un cerisier en fleur au clair de lune. »295 Quant à Octave, à ses yeux, son Armande est comme « une femme assez rare, très belle296 ; « [un] fruit éclatant et plein de promesse297 ; [une] lumière dans la lumière […], un oiseau dans les feuilles. »298 Il lui arrive d’halluciner en disant des paroles que l’homme ne doit pas dire devant l’étranger : sans pudeur, il se réjouit d’abord, de peindre, à son ami, d’un geste la silhouette droite de sa femme. Ensuite, il se montre heureux et fier de lui décrire le corps qui lui procure un vrai bonheur en définissant sa beauté :

‘« - Si tu veux bien te lever, je te montrerai une belle photographie.
Le dos à la fenêtre, il plaça le cliché contre un fond sombre.
- Tu vois ?
- Oui ….très beau…
- La femme est grande… les épaules larges, un peu hautes à la façon égyptienne, les hanches plus étroites, ce qui donne à la personne quelque chose d’ailé. Le bras est fort, bien moulé et s’achève par une main fine… Je radote… Tu me trouves ridicule… J’en suis fier… Je suis fier d’aimer une femme depuis si longtemps. Je l’ai aimée tout de suite… mais il m’a fallu des années pour le savoir, pour définir cette beauté avec les perceptions infinies d’une conscience tout à fait éveillée… Et tu ne sais pas à quel point je suis ridicule !... Je n’ai de souvenirs que sur ses traces. » pp. 80-81 ’

C’est, sans doute, le grand amour pour la femme qu’ils adorent qui conduit les deux hommes à faire éloge de sa beauté et à la trouver sublime.

En liant l’amour à la beauté de la femme, en vivant ensemble et sous l’influence de l’amour, surtout partagé, le personnage passe de la beauté du visage à la beauté intérieure qui est la véritable beauté de la femme et qui fait d’elle un être parfait capable de donner le bonheur dont l’homme est en quête. En cherchant ce qui frappe certains personnages chez la femme, on découvre que c’est le naturel,299 la spontanéité dans l’allure300, et le charme intérieur301 qui font d’elle une belle femme.

Notes
271.

Voir L’Amour c’est beaucoup plus que l’amour, p. 124.

272.

En discutant avec un ami, Jean dit : « en vérité, c’est qu’une jolie femme est toujours belle. Et vous savez, presque toutes les femmes sont jolies. », Claire, p. 160.

273.

Tous les personnages s’enchantent par la beauté des femmes qu’ils rencontrent : quand Pierre rencontre Rose, avant le mariage et après une longue rupture dans leur relation d’amitié d’enfance, il trouve dans cette jolie personne blonde […] une femme charmante », Le Chant du Bienheureux, pp. 19, 33. ;  Dès le premier regard, Frédéric s’émerveille de la beauté de Marie : « il aperçut dans le jardin une jeune fille qui lui parut très belle… », Les Varais, p. 12.

274.

Le Chant du Bienheureux, p. 66.

275.

Voir Claire, pp. 168-169.

276.

C’est le cas de Marie dans Les Varais et d'Armande dans Romanesques. La première souhaite effacer de son corps les traits de la beauté qui la signalent à tous, et provoquent des regards pleins de malice et d’audace. Voir, p. 14. La seconde déclare à son confident que sa beauté l’a souvent agacée : « j’avais envie de dire aux hommes, aux plus respectueux : laissez-moi tranquille, ne me regardez pas, allez-vous en ! », p. 57.

277.

Romanesques, p. 58.

278.

C’est le cas de la belle Marie. Frédéric ressent qu’il ne peut jamais s’approcher d’elle. Voir Les Varais, p. 15.

279.

Les Destinées sentimentales, p. 218.

280.

Romanesques, p. 82. Un bon exemple pour exprimer ce cas se trouve avec Berthe après son mariage avec Albert : « elle s’habillait de bonne heure pour le dîner, et mettait une de ses robes d’été de jeune fille, ou une robe toute noire et simple qui lui donnait un air un peu farouche, ou bien une de ses robes de femme, très décolletées et ornées. » L’Épithalame, p. 180

281.

Le Chant du Bienheureux, p. 19.

282.

Pierre se dit : « Est-ce que j’aime Jeanne à cause de sa beauté ? »

283.

Le Chant du Bienheureux, p. 76.

284.

Romanesques, p. 85.

285.

On insiste sur l’existence de l’amour car sans lui l’être beau se montre laid : la beauté de Marie, qui enchante Frédéric dès le premier regard et lui plaît tant, disparaît à ses yeux quand l’aversion et la haine, à l’égard de sa femme remplissent son cœur pendant la crise de leur relation conjugale. (Voir Les Varais, p. 98) ; De même, Bernard qui, tout au long de son journal, voit en Éva une femme belle et merveilleuse et dont la beauté reste pareille à tout âge, la trouve, quand elle le quitte, différente avec un visage étranger qui ne peut plus le toucher. Voir Éva, p. 149.

286.

Chacun des personnages dit une phrase ayant le même sens et disant que « [la femme] lui apparaît. alors telle que depuis il l’a toujours vue. Il n’y a pas une nuance de son caractère, un trait de son esprit qu’il n’ait perçu au premier regard. », Claire, p. 21.

287.

Les Varais, p. 29

288.

Les Destinées sentimentales, p. 79.

289.

Les Varais, p. 30. Sur ce même point voir aussi Le Chant du Bienheureux, p. 81 ; Claire p. 168.

290.

En méditant sur le visage de Claire, Jean s’aperçoit qu’elle a vieilli. Mais il agit comme s’il n’avait rien vu, car ce visage un peu flétri lui est aussi cher. Voir Claire, p. 67.

291.

Le Chant du Bienheureux, p. 71.

292.

En voyant Marie, M. Devermont la juge très jolie. Il lui semble que la vie avec cette belle sera très épanouie. Voir Les Varais, p. 23.

293.

Claire, p. 8.

294.

Ibid., p. 7.

295.

Ibid., p. 52.

296.

Romanesques, p. 29.

297.

Ibid, p.86.

298.

Ibid, p. 54.

299.

« Ce qui frappait chez Armande, se dit le confident, était-ce la stature, la beauté, ou cette lumière enfantine des yeux bleus sous les sourcils noirs ? Plutôt, je pense de subtils contrastes : la finesse dans la force, l’élan dans la retenue. Ou encore une allure souveraine qui ne se rattachait à aucune caste, quelque chose d’un peu sauvage, comme il en serait d’une jeune fille qui n’a pas appris encore les formules de sa tribu. La grâce, l’étrangeté de ses moindres gestes, j’en découvris un jour le secret : c’était le naturel. Et je sentis aussitôt combien le naturel est frais, et tout artifice monotone. » Romanesques, p. 46.

300.

Ibid., p. 39.

301.

Voir Vivre à Madère, p. 13.