2. Le bonheur par l’idéal féminin : image de la femme parfaite

« J’ai l’idée d’un roman. Je veux montrer le bonheur qu’une femme peut donner à un homme »302 écrit le narrateur d’Éva à la fin de son journal. L’année suivante, Chardonne répond à cette intention et la créature féminine commence à constituer, dans ses œuvres, l'élément qui inspire du bonheur, de l'abnégation et de l'amour à son personnage masculin303. « Elle ne représente plus pour [lui] une préférence, un choix, un plaisir distinct et justifié. Elle est entrée en [lui] et mélangée à [son] existence. Elle lui est nécessaire »304. « Aimer une femme, c’est le bonheur, se dit Jean Barnary. Par une femme seulement, [qui répond à l’idéalisation qu’il porte en lui], le mari adhère à la vie, saisit un objet réel, connaît la beauté et il a une raison d’être » 305  

Le personnage chardonnien a la liberté de choisir. Quand il choisit, il aime vraiment. Seule la femme élue compte pour lui, le reste du sexe féminin n’est plus rien306. « Elle remplace tous ses moyens d’existence »307 : « en son absence, il ne trouve pas sa joie, tout le monde l’ennuie. »308 Son âge lui permet de savoir au juste ce qu’il aime. L’expérience de la vie affine son tact. Son amour suppose un cœur apte à le recevoir et une complète soumission, non point par servitude mais suivant la vocation du cœur :

‘« Il veut une femme, une seule, et qu’il aime, et qui ne soit pas une servante ou une simple relation mondaine maintenue à distance par la bonne éducation, comme cela se voit ailleurs, mais qui soit son égale, capable de le comprendre et de parler sur tout, et en rapport intime avec lui. »309

Dans son choix, entrent en jeu des qualités déterminées pour celle qui va partager son existence. D’une œuvre à l’autre, mieux encore dans un même roman mais avec des personnages différents, l’époux recherche des qualités identiques chez la femme avec qui il partagera l’existence et à côté de laquelle il trouvera le bonheur : « une femme à son goût, qui lui plaît complètement »310, bien élevée, intelligente311, très douce, belle, dont le statut reflète souvent le prestige, le charme et la loyauté de la femme bourgeoise. Ce sont les conditions, dans une telle société, qui donnent à la femme chardonnienne l’idéalisation : une femme sage312, respectueuse des traditions, dans un état de dépendance et d’infériorité par rapport à l’homme, mais néanmoins moteur des décisions importantes313 : quand Jean a connu Claire, quoiqu’elle fût jeune, c’est sa raison qui l’a frappé, sa sagesse qui l’a exalté314. De même, c’est l’esprit d’Éva qui enchante Bernard :

‘« Si je veux définir ce que j’aime surtout chez Éva, je dirai que c’est l’intelligence. Celui qui n’a pas été ravi par l’esprit d’une femme aimée doit encore apprendre sur l’amour et sur l’intelligence » p. 29’

« Le principal, pour un homme, écrit le narrateur d’Éva, est la femme qu’il aime ; il en retire tout le bonheur et toute la souffrance possibles. Elle donne à tout un goût fade, âcre ou délicieux. »315 Octave, dont la conception du bonheur s’explique à partir de deux éléments : l’amour et la femme316, trouve en Armande, qui apparaît tard dans sa vie, « une protection et une ouverture directe sur la vie »317, « un être exquis qui est pour lui la perfection »318. Elle l’enchante ; il voit en elle un miracle319 et un signe de la magie du monde320. Sans elle, il ne sent pas si bien le prodige de l’existence321 : tout ce qu’elle dit est intéressant pour lui. Quand elle parle, ce n’est pas le sens qui le frappe mais son accent. Cependant, à son confident il la plaint322. Rose, dans Le Chant du Bienheureux, et selon les jugements des autres, est une femme qui possède de grandes qualités : charmante, très intelligente et d’une race fine. Elle choisit Pierre, un fils d’une famille ruinée, pour partager avec lui son existence. Elle ne cesse pas de l’aimer. Elle, qui a connu le luxe en vivant dans "Grimaud", demeure qu’elle a hérité de sa famille et sur laquelle elle a veillé, accepte, pour son mari, de vendre cette grande maison et de vivre avec lui et ses enfants dans une autre modeste comme "Guerrevieille". Et quand elle découvre la relation de son mari avec Jeanne, elle ne la lui reproche pas323. Cependant, Pierre n’est pas heureux de sa vie avec elle. Il la juge souvent comme une femme sotte et autoritaire. Quels sont donc les caractères de la femme qui peuvent satisfaire l’homme et quelle personnalité peut le rendre heureux ? En d’autre termes : quelle est l’image de la femme parfaite dans laquelle l’époux chardonnien trouve son bonheur ? Dans l’œuvre de Chardonne, on « appelle une femme parfaite, une merveille, celle qui n’est pas obsédée par elle-même, par son dû, son idée du bonheur, qui a une discipline[…], une femme si simple, qui ignore la jalousie, […] une femme sans défauts.»324 Pour Chardonne, Pauline, dans Les Destinées sentimentales, représente l’image de son idéal féminin. Elle est la femme que l’homme rêve de rencontrer. « Elle est vraiment la moitié de l’homme qu’elle aime »325. Une personne pleine d’énergie326, grave, pensive, mûrie, qui « n’a jamais tort. Elle n’est jamais vieille, elle est toujours la plus charmante, la plus sage, la plus noble. Elle n’impose rien »327. Aux yeux de Jean Barnary, elle est toujours meilleure que lui. « Il ne la voit que sensée, noble, courageuse et irréprochable »328, « elle n’est plus pour lui la femme un peu vague confondue à une vie agréable, mais le refuge, l’âme qui survit aux choses éphémères329, et qui donne du goût à la vie330 et remplit l’existence d’une chaleur vivante. « Elle est la perpétuelle création de la vie et de l’amour qui introduit le réel dans l’existence. »331 En bref, « elle est sa vie, la couleur, l’attrait et l’âme de toutes choses. »332 C’est auprès d’elle qu’il connaît le bonheur et l’amour qui l’apaisent de sa souffrance d’autrefois :

‘« Pauline avait calmé en lui une sensation de souffrance, la blessure de la vie. Elle lui permettait d’exister. Il revenait sans cesse auprès d’elle avec une sorte de soumission ; il avait besoin de l’entendre, de l’approuver, de l’admirer toujours. » p. 195.’

Pour son entourage, Pauline est parfaite : elle se conforme docilement aux habitudes des autres avec qui elle vit, surtout aux habitudes et aux sentiments religieux de son oncle. Elle respecte les rites de la maison dans laquelle elle passe une phase de sa vie :

‘« Avant le dîner, M. Pommerel lisait à voix haute quelques pages de la Bible, puis disait une prière, tandis que Pauline s’agenouillait devant une chaise, le corps courbé, mais l’esprit absent, irritée du repas qui allait suivre ; elle ignorait la sincérité de M. Pommerel et la paix qui lui venait de cette humilité régulière. » p. 35.’

Ce qui est beau dans la personnalité de Pauline et ce qui la rend parfaite pour Chardonne comme pour son personnage et, par conséquent, pour son lecteur, c’est le portrait que le roman présente d’elle : d’une part, le lecteur se trouve face à une héroïne bourgeoise qui travaille, à une époque où les femmes dans ce milieu ne travaillaient pas [Pauline décide de quitter la maison de son oncle où elle vit à son aise et de partir pour gagner sa vie à Paris. Elle envisage une vie nouvelle au milieu des employés et des ouvriers] ; d’autre part, à une époque où l’on mariait encore les filles et où leur destin leur échappait, on voit Pauline choisir un homme. Il est beau de voir cette femme l’attendre, avoir envie d’indépendance en laissant derrière d’elle les reproches de son entourage et surtout ceux de sa cousine, l’amie de sa jeunesse, si proche d’elle :

‘« Je n’admets pas… lui avait écrit Marcelle. Je ne peux pas te pardonner… Est-ce parmi nous que tu as trouvé de pareils exemples ? » p. 204.’

Les personnages dans l’écriture de Chardonne, comme nous avons indiqué plus haut, sont sensibles à la beauté des femmes. Le visage de la femme qu’ils choisissent est d’une incomparable finesse ; cependant « la beauté de Pauline n’est pas sur son visage, mais comme enfermée dans sa voix, dans sa chair ; on ne la devine que de tout près »333. Pourtant elle a quelque chose d’idéal pour chaque homme et particulièrement dans sa capacité d’aimer, qui étonne et captive son mari. « Aimer, [chez elle], c’est donner. »334 Dans son amour pour Jean elle ne demande rien. « Elle donne… elle l’aime comme on aime une chose dont on n’attend rien. Son amour pour lui est subtil et pur. »335 Quand elle rencontre Jean, il est pasteur et marié. Elle le choisit et, par amour pour lui, elle met son destin en commun avec le sien, respectant chacun de ses choix. Elle tient à vivre en Suisse avec lui sans rien, loin de tout contact social. Elle accepte de le suivre dans une vie où elle sait qu’elle ne sera plus jamais la première336, acceptant une existence difficile, celle de contraintes incessantes.

L’idéal féminin à travers la capacité d’aimer n’est pas un signe propre de l’héroïne des Destinées sentimentales ; l’idée émerveillait souvent Chardonne, même avant la création de Pauline. Dans Les Varais,  il a présenté Marie, une femme parfaite par l’amour qu’elle voue à l’autre, par la tendresse à laquelle elle fait une si large place : dès le début de sa vie conjugale, Marie devine l’affection qu’éprouve Frédéric pour son père. Par une inclination personnelle, elle aime tout ce qui plaît à son mari. Une bonne relation est née entre elle et son beau-père. Elle le rend heureux en se promenant avec lui à travers sa propriété et en lui permettant de rappeler avec elle les belles années qu’il a vécues dans son domaine:

‘« Souvent elle avait envie d’embrasser ce bon vieillard, si aimable. Intimidée devant son visage durci et piquant, elle arrangeait sa mince cravate noire sur le plastron empesé, ôtait la cendre de cigarette de son gilet, et, tout à coup, posait tendrement les lèvres contre la peau unie du crâne. » p. 25’

Pour Frédéric, qui n’a jamais parlé à une femme avant le mariage et à qui les femmes, en général, font peur, Marie est la seule femme qu’il aime et, à côté d’elle, il goûte la saveur de la vie. Avant le mariage, son existence sans but ne signifiait rien et se bornait à lui-même. Marie comble sa vie de bonheur et anime de sa présence tout le domaine. À ses yeux et avant qu’il perde sa conscience, Marie est une femme merveilleuse et « une lumière dans la maison »337. Une épouse forte, capable de « rendre facile ce qui demeure si laborieux pour lui […], douée de perceptions surhumaines, en relations secrètes avec la vie, et capable de tout éclairer »338. C’est seulement auprès d’elle qu’il peut s’expliquer sur ses inquiétudes et trouver du réconfort. En elle, il découvre son moi et retrouve sa propre pensée, même la plus retirée et la plus inexprimable. Pour lui, elle a tout donné, son amour et ses biens : quand il est tombé malade, elle l’a veillé, angoissée, assise près de son chevet, cherchant à comprendre ce qui survient dans l’homme avec qui elle connaît le bonheur.

« Ce qui fatigue [pour une femme], c’est de penser à l’autre, de s’accorder au pas de l’homme qu’ [elle] aime, c’est de prendre garde à ses paroles qui ont toujours trop de sens, à son silence que l’on veut comprendre. »339 De même, lorsqu’une femme entre dans l’existence d’un homme, celui-ci n’est plus seul, il n’est plus libre : « un être existe qu’il faut sans cesse consulter d’un regard très subtil ; il n’agit plus que par accord, rien n’est exactement borné à soi »340. Alorsla vie à deux n’est pas facile. Les époux aux goûts variés, aux buts et aux intérêts divers, ne peuvent pas trouver facilement les satisfactions qu’ils attendent dans le mariage. C’est pourquoi dans ses œuvres, Chardonne, pour montrer des couples heureux, cherche à mettre devant les yeux de son lecteur la réponse à certaines questions : comment les époux gèrent-ils le quotidien ; comment dépassent-il les obstacles, l’un avec l’autre, l’un grâce à l’autre, l’un dans l’autre ; comment peut-on, avec deux corps différents, former pourtant un seul être ? Le bonheur dans la vie conjugale dépend de la personnalité de celui avec qui on partage son existence. « Il est facile lorsque un homme diffère peu des autres hommes, une femme diffère peu des autres femmes et quand il n’y a aucune raison de regretter le choix que chacun a fait. »341 Certaines femmes, que Pauline a connues, avant leur mariage, franches, libres, soulevées par l’approche de l’amour, dans leur vie conjugale, se perdent ; elle les voit « accablées d’enfants, cachant on ne sait quoi. Certaines, atteintes de plaintives neurasthénies, soulagent leur angoisse par des confidences embrouillées »342.  Pour que son personnage atteigne le bonheur par la femme qui partage sa vie, Chardonne s’efforce de créer des femmes différentes : des héroïnes à l’âge jeune, mais prématurément mûries343. Pauline est une femme qui sait parfaitement bien comment elle agit et comment elle rend son mari heureux : d’ordinaire, durant leur vie conjugale, elle l’accueille joyeusement, avec un sourire habituel, un air d’entrain et une attitude réservée344. Elle manifeste son amour par de petites choses d’apparence puérile, mais qui font pour Jean le charme de la vie auprès d’elle : ses gestes provoquent chez son mari une impression de repos moral, de sécurité et aussi de séduction :

‘« Pauline mit sa cape, s’approcha de Jean et dit …
" Tu vas te reposer. Il le faut." 
Il obéit à cette voix ferme et s’allongea sur le lit. Elle étendit sur lui une couverture, mit un oreiller sous sa tête et, posant sa main sur les yeux de Jean : "Reste-là sans bouger, sans penser, pendant un quart d’heure. Et puis je t’apporterai un livre. Tu fais trop d’exercice. Tu vas laisser la course, l’essoufflement et la natation. Ce matin tu mangeras une côtelette." Quand elle revint auprès de lui, il la regarda avec tendresse. » p. 215’

Les petites déceptions égoïstes qui font la douleur des amoureux et le sujet infini de leurs disputes ne la touchent plus : le changement et le silence de Jean pendant ses négociations secrètes avec Guy pour reprendre les actions qu’il a données à Nathalie n’excitent pas la colère de Pauline. Il n’en va pas de même avec Berthe, dans L’Épithalame, que le silence d’Albert, après une longue journée du travail, pousse à se plaindre et à se révolter. Pauline agit différemment : elle explique l’état de son mari avec perspicacité et avec sagesse :

‘« Je ne veux plus y penser, se dit-elle. Il faut se dégager parfois de l’être que l’on aime, le laisser respirer, apprendre à vivre quelques jours hors de lui comme s’il était absent. » L’enfant est là, et la maison et les livres. » p. 251.’

Si « toutes les femmes se plaignent de l’absence de l’homme qu’elles aiment »345, Pauline ne se plaint jamais. À Limoges, bien qu’elle vive seule et éloignée de son mari, elle peut s’habituer rapidement à sa nouvelle vie :

‘« Aidée par l’habitude de la discipline et par respect des affaires qu’on lui avait enseigné jadis chez Pommerel, Pauline s’était vite accoutumée aux changements de sa vie. Seule tout le jour comme dans sa jeunesse, éloignée de Jean, le voyant songeur et fatigué, elle sentait pourtant entre eux un contact constant en nappe souterraine.
Elle en avait peur, mais elle ne disait rien. Si elle avouait à Jean cette lâcheté, elle sentirait peser sur elle ce regard froid, méditatif et comme blessé qui si souvent se pose sur son fils. » p. 282.’

Jean n’est pas un homme idéal, sans défauts. Pauline connaît tous les travers de son mari. Cependant, elle les regarde comme les caractères distinctifs d’un homme entièrement aimé : dans l’éducation de leur enfant, Jean trouve son fils frêle, indolent et étourdi. Pauline, qui sait bien que son mari ne peut souffrir un défaut chez les proches qu’il aime, non par dureté de caractère mais par faiblesse, essaie de dissimuler tout ce qui produit chez lui une déception à l’égard de son fils. Elle lui cache la paresse de Max et ses colères. Elle abrège les devoirs et explique les leçons.

« C’est agréable, se dit Jean Barnary, une femme qui s’intéresse à vos travaux ! »346 Quand il parle de la Fabrique, qui constitue le grand intérêt de sa vie et la seule chose qui le rattache à la terre347 , Pauline l’écoute avec une attention soutenue, un air tranquille, sans rien dire348. Il se sent ainsi rassuré auprès d’elle par sa vue, par une intime résonance de ses propres paroles dans la femme qu’il aime. Pendant sa maladie, Pauline ne se soucie que de son repos. Elle va à la Fabrique et suit les affaires comme s’il était là. De plus, elle prend la responsabilité de modifier, de bonne foi, les chiffres et de remettre à Jean un compte rendu erroné pour lui cacher les nouvelles alarmantes qui menacent la Fabrique de ruine. D’un air enthousiaste, elle lui présente les lettres de commandes, qui raniment le cœur de son mari et le ramène à sa vie passée – le succès de sa Fabrique :

‘« Chaque jour, Pauline se rendait à la Fabrique. Elle s’inquiétait du détachement de Jean pour ses affaires et sentait par une sorte de superstition un rapport entre sa vie et la Fabrique. On avait interrompu les essais de la porcelaine ivoire. Elle voulut qu’on les poursuivît comme si Jean était là. C’est elle qui apportait les lettres à Jean et transmettait les instructions à la place de Bavouzet. Mieux que les étrangers, elle savait comment parler à son mari et à quel moment l’aborder. » p. 438’

Avec le sacrifice et l’abnégation de l’un de deux époux, la vie conjugale paraît heureuse. Quand la femme est amoureuse, « elle est capable de sacrifice, même de raison et de retenue. Elle peut vaincre son instinct d’absorption pour sauver l’homme qu’elle aime »349. À Barbazac, avant son mariage avec Jean, Pauline découvre son amour impossible et coupable pour lui. Avec une passion motivée par la volonté de protéger la vie familiale de l’homme qu’elle aime - sa vie avec Nathalie et sa fille-, elle sacrifie son amour en fuyant vers Paris. « [Son] sacrifice n’est pas une contrainte, un choix difficile qui implique une privation, mais une pente naturelle du cœur, où l’on s’abandonne avec un sentiment de plénitude. »350 À Rens, quand elle sait qu’elle est enceinte, elle veut partager ce sentiment avec Jean, mais elle n’ose pas lui en parler. Elle ne veut pas lui apporter la révélation du sentiment de la paternité que l’on dit parfois si émouvante chez l’homme. Elle a des égards envers son mari : cette idée lui rappelle peut-être une attente semblable, une image douloureuse351. De même, lorsque Jean lui explique la nécessité morale et familiale de son départ à Limoges, Pauline peut se détacher de tout ce qui n’est pas lui, surmonter ses faiblesses, ses rancunes, ses goûts. Elle peut atteindre l’abnégation extrême qu’on peut définir chez une femme qui aime son mari et qui s’éveille à son bonheur. Elle suit ainsi Jean à Limoges où l’appelle son destin, sans même tout à fait comprendre ni approuver les motifs de ce départ.

La perspicacité et la sagesse de Pauline ne devancent pas celles de Marie ; observons ce que Les Varais racontent de la personnalité de sa héroïne : pendant la crise du domaine, auprès de sa femme, Frédéric demeure souvent sans parler, le visage vieilli, l’air constamment préoccupé par de graves problèmes, quoiqu’il ne pense à rien. Pour sa part, Marie excuse la modification de la personnalité de son mari en l’expliquant par ses obligations, ses responsabilités, ses occupations qui le fatiguent et transforment leurs rapports. Les affaires graves de la propriété font de Frédéric un monstre révolté qui prononce contre sa femme des reproches et des apostrophes sans rapport avec la réalité. Devant la voix de démence et les injures qui frappent son cœur, Marie, dans son malheur, reste muette, écoute tranquillement les mots blessants en accueillant ensuite Frédéric comme si ces violences ne s’étaient jamais produites. Elle explique les colères et l’exaspération de son mari par l’émotion, le tourment et la fatigue qui l’excèdent et le transforment en un douloureux démoniaque. À travers cette crise, Marie n’a d’autre souci que de réfléchir sur les affaires de son mari, dont elle connaît bien le caractère : un homme faible, inquiétant et scrupuleux, qui n’admet pas l’usurpation qu’on lui impose. Elle veille sur son repos, s’efforçant d’adoucir ses préoccupations, en l’écoutant quand il parle de ses affaires, dont la grande question est celle des Varais. Elle tente de le rassurer quand il faut verser des capitaux, en utilisant une grande partie de son héritage, et, à plusieurs reprises, de le mettre en garde à propos de Condé, dont elle prévoit la malhonnêteté. Mais quand elle estime que sa parole éclate en des tourmentes nerveuses, elle s’abstient de lui parler des Varais.

En fait, les attitudes de Pauline et celles de Marie, et surtout l’acceptation par cette dernière des paroles blessantes de son époux, ne sont dues ni à l’abêtissement ni à la faiblesse352. « Cette abdication, cette création, c’est l’amour »353.

Notes
302.

Éva, p. 150.

303.

La femme chez Chardonne est la source du bonheur pour tous ses personnages : Jean, dans Claire écrit : « Je suis un homme heureux à cause de toi (Claire) » p. 185 ; Bernard écrit : « Je suis un homme heureux. Je possède le seul bonheur qui soit au monde. J’aime la femme avec qui je vis et qui est ma femme. », Ibid., p. 20

304.

Claire, p.177.

305.

Voir Les Destinées sentimentales, p. 221.

306.

Le cas d’Albert devant la séduction d’Odile, ou la séduction de Lorna pour Jean dans Claire.

307.

Romanesques, p. 30

308.

Ibid., p. 188.

309.

Éva, p. 83.

310.

Claire, p. 21

311.

Dans Vivre à Madère, le narrateur juge Angèle, la femme de son ami Charles qui cherche le bonheur dans la nature, comme une femme qui est capable de rendre son mari heureux parce qu’elle est une femme intelligente : « Quand Charles épousa Angèle, je me suis dit : "Celui-là sera heureux." Madère me paraissait superflu ; Angèle suffisait, elle sait rendre toute chose plaisante, comme le soleil printanier, par le rayonnement continuel d’un esprit bien fait. » p. 13.  

312.

Dans L’Épithalame, la première chose qu’Albert aime dans la personnalité de Berthe, la jeune fille de quatorze ans, c’est la sagesse. Écoutons cette phrase qu’il lui dit : « je rage au milieu de ces gamines… je les appelle des gamines, […] et pourtant elles sont plus âgées que vous. Mais vous semblez comprendre tout ce qu’on vous dit ; vous avez des remarques si surprenantes. », p. 21.

313.

L’idée dominante dans certaines œuvres de l’entre-deux-guerres est l’émancipation de la femme. Le problème de la condition de la femme et de son rôle dans la société bourgeoise devient à l’ordre du jour chez certains écrivains – Victor Margueritte dans La Garçonne, Romain Rolland dans L’Âme enchantée. Ils présentent une femme qui, en raison de la guerre qui contribue à bouleverser son statut, peut remplacer l’homme et faire la preuve de ses capacités. Elle refuse un mariage de convention et rompt avec son milieu pour vivre en toute indépendance. Mais, avec les écritures de Jacques Chardonne et de certains de ses contemporains, comme André Maurois, la femme joue à nouveau son rôle traditionnel. Elle accepte la situation que lui procure un mariage bourgeois avec un homme qui veut une épouse soumise. Plusieurs phrases dans l’écriture de Chardonne illustrent cet instinct d’autorité de l’homme. Lisons cette phrase de Pierre dans Le Chant du Bienheureux : « la famille a eu jadis une base, une organisation viable : l’autorité de l’homme. Elle suppose aujourd’hui un accord entre puissances égales et très âpres. Cette harmonie est impossible ». (Le Chant du Bienheureux p. 105) ; et cette phrase d’Albert dans L’Épithalame : « Peut-être que l’union de l’homme et de la femme évolue vers une association plus large, qui ne se bornera pas à l’amour. La femme aura son indépendance, un métier. Je crois que c’est dommage […] Je vous assure que l’humanité perdra un grand trésor de sagesse quand les femmes deviendront des hommes et qu’elles ne sauront plus aimer. » p. 328

314.

Voir Claire, p. 24

315.

Éva, p. 47.

316.

Voir Romanesques, p. 30.

317.

Ibid., p. 30.

318.

Ibid., p. 73.

319.

Ibid., p. 81.

320.

Ibid., p. 82 ;

321.

Ibid., p. 81

322.

Voir l’aveu d’Octave à son confident, pp.85-89.

323.

Voir ibid., p. 88.

324.

Vivre à Madère, p. 34.

325.

Guitard-Auviste, Ginette. La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 139.

326.

Les Destinées sentimentales, p. 180.

327.

Ibid., p. 221.

328.

Ibid., p. 258.

329.

Ibid., p. 260.

330.

Ibid., p. 180.

331.

Ibid., p. 203.

332.

L’Épithalame, p. 359.

333.

Les Destinées sentimentales, p. 89.

334.

Une phase de Mademoiselle Blanche de Lacrousille, dans Les Destinées sentimentales, p. 324.

335.

Voir, Ibid., p. 336

336.

L’esprit de Jean est toujours hanté par le sentiment de responsabilité familiale et morale envers Nathalie, sa première femme et Aline, sa fille : quand il divorce d’avec elle, il lui laisse toute sa fortune comme une compensation. Puis, il décide de quitter Rens et le bonheur délicieux dans lequel il vit avec Pauline et se rend à Limoges pour travailler dans la Fabrique où est l’intérêt de Nathalie et sa fille: il lui demande de lui rendre pour dix ans les actions qu’il lui a données. Elle en conserve la propriété et touche les dividendes, tandis qu’il se contente d’appointements modestes.

337.

Les Varais, p. 30.

338.

Ibid., p. 84.

339.

Les Destinées sentimentales, p. 333.

340.

Claire, p. 128.

341.

Russell, Bertrand. Le Mariage et la morale, 10/18 (coll. Bibliothèques), 1985, p. 92.

342.

Les Destinées sentimentales, p. 285.

343.

Dans L’Épithalame, Berthe, est une jeune fille de quatorze ans, très gaie, qui aime à raisonner et à se montrer comme mûrie devant Albert ; Pauline une jeune fille de dix sept ans mais qui ne vit pas sa jeunesse. Jean, dans Les Destinées sentimentales, est enchanté de Nathalie, « cette jeune fille tout à coup surgie de l’enfant »

344.

Les commentaires qui précédent les paroles de Pauline avec Jean et qui décrivent ses gestes ne la présentent que souriante. Voir pp. 227, 261, 319, 438 et 440

345.

Romanesques, p. 67.

346.

Les Destinées sentimentales, p. 364.

347.

Voir ibid., p. 438.

348.

Cette image dans laquelle Chardonne présente Pauline est la contraire de celle des autres : Berthe est gênée quand Albert lui parle de ses affaires ; pour Armande, les conversations subtiles d’Octave avec son ami, qui traduisent la vie en idées l'ennuient vite.

349.

Éva, p. 84.

350.

Les Destinées sentimentales, p. 130.

351.

Jean fut autrefois marié et connut la paternité. Pour des raisons morales, il s’est obligé à abandonner sa fille et toute sa fortune à Nathalie, sa première femme.

352.

En fait, Marie souffre beaucoup, mais c’est son amour pour Frédéric qui crée en elle cette patience : « Ce véhément dépit, ces reproches, ces plaintes bizarres finirent par la troubler…. Si elle souffrait tant, c’est que son chagrin venait de l’homme qui lui avait donné le bonheur. Il subsistait pour augmenter sa peine » p. 86.

353.

Les Destinées sentimentales, p. 221.