« Pour ses voluptés : les fleurs, l’immensité qui a les tons d’un iris pâle, un grand déploiement de nuages »467, la nature et sa beauté signifient, pour Chardonne comme pour tous ses personnages, le paradis terrestre468. En se promenant dans leur jardin, regardant les fleurs, récoltant des graines et « respirant autour d’eux, comme un air parfumé, ce que l’on nomme Nature : la beauté spontanée […] et tout ce qui est miracle dans la vie »469, les personnages sentent le meilleur plaisir sur la terre : assis sur une pierre dans son jardin, méditant quelques fleurs jaunes, le ciel bleu et le soleil d’automne qui est sans chaleur, Bernard ne pense à rien, mais l’idée lui vient pourtant que ce plaisir, cette sensation d’exister est un luxe singulier. Il sent qu’ « il a la chance de connaître tard la joie de voir fleurir un rosier qu’il a planté »470 il y a plusieurs années. Il est content de peu et goûte mieux ce plaisir rare. Comme sur son mari, l’influence de la nature sur Éva est évidente. Au milieu de la nature de Montcorget, Éva est une autre femme. Elle est une personne vive : levée de bonne heure, bien portante et amusée de cet endroit. « Tout l’enchante, la neige et le printemps, les cloisons de sapin, et ce grand pays vert qu’on voit de la fenêtre, sous l’arc d’une branche de noyer. »471
Après son amour pour la femme qui partage avec lui son existence, c’est à son jardin que le personnage masculin s’attache pour se distraire. « Il sait bien que la terre est belle »472 et capable de lui procure le bonheur. Pour sa joie et pour le plaisir de Claire, Jean invente, dans le jardin de Charmont, des spectacles compliqués et coûteux. Il plante « les plus belles roses, des iris rares, des dahlias précieux aux nuances changeantes et des magnolias qui donnent au printemps avant leurs feuilles de larges fleurs comme des oiseaux blancs sur les branches sombres. »473 Dans ce paradis artificiel sont réunis tous les plaisirs du couple. Les époux savent se réjouir de l’horizon, de l’air pur et de la clarté qui précède l’aurore474. Ils savourent la vie en voyant avec des yeux frais et tranquilles la beauté de la nature :
‘« J’aime en été à me glisser hors du lit dans la chambre sombre et à surprendre le jardin qui commence à s’éveiller. De cette heure grise et frémissante, dont je n’ai jamais pu fixer la nuance et qui ressemble à une tristesse heureuse, je garde tout le jour la sensation vivace ; elle augmente ma vie d’un secret de fraîcheur dérobé à la nuit. À huit heures […], le soleil est brillant au milieu de la pelouse, mais, dans l’ombre des arbres, la rosée persiste sur l’herbe en nappes de vert-de-gris […] Il me faut ce pays que j’aime, cette excitation de jeu ou de travail, Claire, et je ne sais quoi encore qui est autour de moi. » Claire, pp. 190-191’« L’Éden, le paradis perdu, le bonheur, c’est une singulière idée chez le [personnage chardonnien] et assez ancrée.»475 Pour faire perdurer son amour et son bonheur, le couple sait où il fait bon vivre. Il choisit "un climat vert" et isolé de la vie sociale476, dans lequel son amour se développe. Il désire toujours « une terre d’oubli où la beauté de la nature est à foison »477 et où le joli paysage devient pour lui « une sorte de nécessité physique de l’âme ; un besoin pour respirer. »478 Quand Bernard cherche un emplacement pour construire sa maison, il choisit un site où il peut voir de sa fenêtre la route et le ciel, qui ne changeront pas. Pour le couple des Destinées sentimentales, Rens est une ville assez semblable à un Éden qui procure à Jean et à Pauline le plus constant bonheur. Le jardin autour de leur chalet, le beau spectacle et le bruit d’une fontaine se montrent charmants à leurs yeux. Dans ce paradis, le couple goûte la plénitude de la félicité en se promenant et en contemplant un grand paysage merveilleux :
‘« Longtemps, la maison des parents de Rose [à côté de laquelle se trouve le chalet] fut un but de promenade. Des vignes en terrasses bien ratissées, soutenues par de petits murs, descendaient jusqu’au lac figé au fond d’un immense abîme. Suivant le jour, l’heure et le vent, le lac ressemblait à une vitre ternie de buée ou à un marbre vert et noir, cependant libre, secrètement fluide et vivant, aux pieds des montagnes minérales. » P. 194. ’Dans ce coin de Suisse, où toutes les saisons sont belles, le couple entreprend le « voyage d’une année où le pays change autour de la maison »479. Jean y naît de nouveau. Il est en outre plein d’énergie et de joie. Il s’intéresse à la maison, au paysage, à des objets qu’il n’a encore jamais regardés et va gaiement au village faire des commissions. Dans cette nature, « son humeur, ses contacts avec l’extérieur, son épiderme se modifient. Il se sent un enfant pour la première fois. »480. Ce que les époux aiment dans cet endroit-là, on ne pourrait pas le définir481, mais, pour eux c’est, sans doute, le bonheur, « quelque chose de libre, de spacieux, de perpétuellement frais, de calme et de très subtil qu’ [ils] respirent devant la porte de leur maison ».482
La relation entre la nature et l’amour est une relation de cause à effet et réciproquement. Quand l’homme est heureux dans l’amour, la nature lui semble belle ; et dans le beau paysage, « son cœur est rafraîchi et il éprouve la plénitude comme un accord avec soi-même et [avec] la vie, une force meilleure que la jeunesse. »483 En lisant l’œuvre romanesque de Chardonne, on garde toujours à l’esprit que c’est sous l’influence de l’amour et de la saveur de la vie avec l’autre que ses personnages se réjouissent de la nature et voient sa beauté. Pierre est heureux de sa relation pendant ces quelques jours qu’il passe chez Jeanne à la campagne. À chacune de leurs rencontres et pendant le dernier jour de son séjour là-bas, il se lève de bonne heure pour descendre seul vers le fleuve et goûter tout entière la beauté de la nature. En méditant sur les paysages et en jetant le regard sur l’étendue aérienne « il se dit "Je suis heureux", comme s’il fallait y prendre garde, noter ce moment fait d’essences si rares, puissantes, ineffaçables, mais calme et modeste, et qui pourrait échapper si on n’y songeait pas »484. De même, les promenades avec Frédéric à travers un petit bois près de la rivière procurent à Marie une grande joie. Elle voit ce maigre boqueteau, où on ne voit que la terre labourée, couverte de mousses vertes sous les feuilles sèches et des ronces rouges, comme « le soleil de l’amour, une terre de félicité. »485.
Le bonheur, que la nature réalise chez certains personnages, reste « un sentiment très spécial, regard en passant, plaisir de gourmet qui se satisfait, comme les Japonais, d’une seule branche dans un beau vase. »486 Cependant, cette forme d’un vrai plaisir, comme plusieurs autres, demeure dans sa construction, « un fragile arôme et lueur d’un moment »487 : tout se dérobe et s’échappe, et on ne peut rien posséder de sa beauté.
Bonheur, amour, femme et beauté, ces choses sont liées chez les personnages chardonniens. L’amour est tout ; ils ne peuvent guère être heureux sans lui. Il leur procure « la force, le goût de la vie et l’éclat de la jeunesse. »488 Sa constance et le bonheur durable qu’il peut réaliser, ne sont dans la vie des époux que des idées fixes qu’ils s’efforcent de réaliser dans leur union. La beauté et la personnalité de la femme facilitent d’heureuses amours. Le bonheur, surtout sentimental, contribue à embellir la femme aux yeux de son mari. Il « favorise l’intime connaissance d’un être et produit un tel déplacement des perspectives ordinaires, une telle complicité que l’on finit par juger une femme, […] créature admirable. »489 Cependant certains personnages se trouvent dans l’impossibilité de préserver leur félicité dans la durée parce qu’ils fondent leur quête sur des objets fugitifs et usés qui rendent le bonheur fragile dans sa construction. Le couple, dont le sentiment n’est pas partagé, fonde son bonheur sur une illusion. Par conséquent, celui qui ne peut pas confirmer son amour dans le mariage, perd la félicité que lui donne la vie. Le bonheur, dans l’œuvre romanesque de Chardonne, dépend donc, en grande partie, des personnages eux-mêmes. Si nous sommes parvenus à trouver les éléments qui réalisent le bonheur chez certains époux, Chardonne « n’en peut tirer de recettes »490 pour les autres. Il ne peut leur léguer en héritage ce bonheur. Dans ses œuvres, le bonheur n’est pas un moule : « rien de précieux n’est transmissible. Une vie heureuse est un secret perdu »491. Chez certaines couples, l’accession au bonheur tombe en crise, voire échoue ; elle est menacée par des obstacles que le destin ou les personnages eux-mêmes mettent sur le chemin de leur vie conjugale. Il faut à présent déterminer quels sont les éléments que Chardonne a utilisés pour traduire en mots et en actions la crise du bonheur du couple, et quels sont ces obstacles qui menacent le bonheur dans la vie à deux et le rendent en fin de compte irréalisable.
Vivre à Madère, p. 116.
Dans Vivre à Madère, le narrateur chante sa joie qu’il trouve dans cette île qu’il a pensé voir avant de mourir car on lui a dit qu’elle ressemblait à Eden : « On sait tout de suite que l’on est arrivé dans l’île des fleurs. Elles sont là, un peu exaltées, épanouies ensemble et toute l’année, celles de France et d’Angleterre, celles de toutes les saisons. Le chrysanthème a oublié qu’il est une fleur de l’automne et se mêle aux roses, aux œillets, aux azalées ; seul le cerisier garde la consigne du continent et attend pour fleurir l’heure de Paris sans céder comme les autres aux séductions de l’atmosphère. L’océan qui entoure cette île est bien différent du nôtre ; il n’a jamais ces fortes senteurs, cette grande voix que j’ai entendue dans les étés de mon enfance quand il se brise sur les côtes charentaises. » p. 16
Romanesques, p. 116.
Éva, p. 68.
Ibid., p. 101.
Le Chant du Bienheureux, p. 151.
Claire, p. 29.
Ibid., p. 190.
Vivre à Madère, p. 9.
Dans L’Amour du prochain, Chardonne détermine le climat convenable pour le séjour du couple : « il faut un abri indépendant pour le couple, un champ clos, où la société ne pénètre pas, où le désordre soit possible, où quelque chose de vivant, de sauvage et de compliqué, une fois encore recommence entre les cœurs dissemblables et unis. » p. 28.
Vivre à Madère, p. 9.
Les Destinées sentimentales, p. 195.
Ibid., p. 249.
Les Destinées sentimentales, p. 195.
Une phrase de Jean Barnary, écrite avant son départ à Limoges, explique que ce qu’il aime dans ce pays reste indéfinissable pour lui : « Ce pays que je vais quitter : indéfinissable. Non pas tel site, mais l’espace, l’enveloppement discret des horizons. L’aisance, la disponibilité de l’être. Le fin tissu impondérable d’une véritable existence. » Ibid., p. 260.
Ibid., p. 249.
Voir Le Chant du Bienheureux, p. 75
Ibid.
Les Varais, p. 36.
Ginette, Guitard-Auviste. La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 231.
Éva, p. 69.
L’Épithalame, p. 109.
Attachement, p. 31.
Ibid., p. 62.
Claire, p. 62.