Deuxième Chapitre
Les obstacles au bonheur dans la vie à deux

1. Indifférence, incompréhension et manque d’amour.

Dans le mariage, axe essentiel de l’œuvre romanesque de Chardonne et engagement durable entre femme et homme, l’amour physique est instinct naturel. Le secret de l’échec de l’amour et du bonheur ou de leur réussite dans la vie à deux réside dans l’accord sexuel entre les époux et dans leur satisfaction de ce besoin. Bien que toutes les œuvres chardonniennes n’évoquent presque rien, explicitement, de la sexualité dans le couple, il semble clair que c’est le manque d’amour physique qui trouble l’esprit du personnage et qui bouleverse son existence. Il lui donne l’impression que l’autre, qui partage sa vie avec lui, ne l’aime pas ; et, avec l’absence de l’amour, le personnage chardonnien ne peut pas goûter la saveur de la vie. Mais est-il possible que des œuvres, qui contiennent des figures du bonheur comme celles que nous avons rencontrées dans le chapitre précédent, dont l’essentiel est l’amour conjugal, puissent contenir aussi ce qui explique l’absence de l’amour ? Comment Chardonne, dont le but est le bonheur dans la vie à deux, a-t-il pu insérer dans la narration ce qui nous permet de dire qu’il y a un obstacle comme celui-ci, même momentané, qui peut empêcher son couple de se réjouir de son existence ? Deux lits séparés dans plus d’un roman, sont une preuve suffisante pour indiquer le refroidissement de l’amour qui cause la déception chez les couples. Cela conduit l’époux à déclarer que sa femme ne l’aime pas, qu’elle s'est détachée de lui et que « son corps splendide, svelte et plein, tant soigné, n’est pas pour lui. Il est fait pour les yeux, pour l’imagination, pour entretenir au dehors une espèce d’esthétique voluptueuse, un magnifique rêve charnel. »492 Pour la femme, dormir seule lui donne l’impression que l’homme qu’elle adore la délaisse. Par conséquent, elle le juge comme un homme égoïste et froid. Cela la rend malheureuse et l’oblige à faire taire son amour et son désir. Seule, la femme se replie sur elle-même et devient une pierre.493

Ce sentiment d’indifférence chez chacun des époux est, en fait, le produit d’un facteur externe, introduit par Chardonne. Mais il est nécessaire de préciser que le cas n’est pas le même chez tous les couples. « Lorsque des gens sans expérience antérieure de l’amour physique se marient, ils s’imaginent promis à une vie qui ne sera qu’un long rêve de félicité. »494 Quand Berthe rencontre Albert, elle est une héroïne adolescente, inexpérimentée et n’a pas encore atteint son plein équilibre. La relation qu’elle vit avec lui n’est pas seulement de l’amour mais de l’attachement. L’amour chez elle est partagé entre des besoins affectifs et des désirs sexuels. Dès la première rencontre avec Albert, son cœur se porte vers lui, en qui elle trouve l’objet d’une affection très pure. Elle éprouve de subtils plaisirs et de précieux sentiments pour lui, quelque chose qu’elle n’a jamais connu encore et qui naît à cet âge critique. Elle cède à la faiblesse de la chair, au piège de son désir qu’elle prend pour de l’amour. Prenons à titre d’exemple l’une des scènes qui décrivent leurs rencontres secrètes chez Castagné, avant le mariage :

‘« Il l’attendait derrière la porte entr’ouverte ; quand elle arrivait, il reculait dans le vestibule, les bras tendus vers elle, et il lui prenait les mains d’un geste qui la tenait un peu éloignée, pour l’accueillir d’abord avec son regard émerveillé qui se posait sur chaque détail de sa toilette et l’enveloppait tout entière […] Elle s’abandonnait à son baiser, puis elle retirait sa bouche comme tout de suite rassasiée, étourdie, étouffée par un flot trop violent, se contractant pour résister à l’envahissement de quelque chose qui l’effrayait. « Ne bougez pas », disait-il en la retenant sous son baiser, où elle restait enfin attachée, tandis qu’il la caressait lentement d’une main, comme pour faire descendre sur elle tout le long de son corps la volupté des lèvres[…]. Auprès de lui, elle ne trouvait rien à dire ; toute parole semblait inutile devant ce grand sentiment d’amour, cette fusion parfaite de pensée, et elle cherchait seulement à se serrer davantage contre lui […]. Elle rentrait chez elle épuisée, maintenant brûlante et fiévreuse, l’esprit tendu et pourtant vide […]. Elle se couchait aussitôt après le dîner, et sentait la joue d’Albert, ses bras, tout son corps contre le sien ; elle aurait voulu prolonger cette impression, ressusciter l’heure passée. » pp. 118-119. ’

Ces rencontres troublent Berthe dans sa chair et dans son esprit. Les caresses et les baisers d’Albert la bouleversent. Celui-ci lui apparaît hors du monde et tout concentré sur elle. Ses gestes et ses propos finissent par enflammer chez elle l’imagination et les sens. « Il lui semble si fougueux dans le désir »495. Elle ressent de la joie dans cette relation. Elle confond, si l’on peut dire, l’amour avec l’attraction sexuelle. Cette confusion cause son malheur après le mariage et « un silence obscur passe sur son bonheur comme une ombre »496 : elle a cru, en l’épousant, qu’elle approcherait Albert davantage et qu’elle s’unirait à lui. Mais « l’amour, comme le dit Chardonne, est différent à distance ou dans la maison […]. On n’approche pas l’homme sans danger. C’est un être exigeant, plein de lui-même jusqu’à la stupidité, avec ses nerfs malades. »497

Dans la vie à deux, Berthe trouve Albert calme et sans passion. « Il lui semble qu’ils sont séparés- matériellement séparés- par des intérêts trop différents. »498 Elle a besoin qu’il lui parle « pour apaiser un sentiment qui la touche jusque dans sa chair plus éveillée. »499 Mais elle a l’impression qu’Albert lui échappe en de multiples aspects inconnus. « L’homme à qui elle apporte son amour la délaisse : il n’en a pas besoin […]. Il ne la voit même plus. »500Ce qui la torture davantage, c’est qu’elle n’aperçoit plus, dans les yeux de l’homme qu’elle aime, la petite étincelle de l’amour, de l’admiration qu’elle a vue avant le mariage : « Une femme peut souffrir, dit Chardonne, si on l’aime sans la voir ; elle n’est plus vivante dans cette nuit ; elle veut qu’on la questionne, qu’on l’épie. »501 Quand ils sont ensemble, elle voit Albert « s’enfermer loin d’elle, les yeux pétillants de réflexion, inerte, et pourtant animé d’une pensée inconnue 502[…].  Quand il la regarde, elle sait ses yeux distraits par un souci qu’elle ne connaît pas ».503 Son regard devient tout à coup vide, inattentif à elle. Elle sent qu’elle ne compte plus, qu’ « elle n’est plus aimée »,504 qu’elle est "néantisée", « dépouillée de tout [le goût de la vie] à côté d’un homme qui la regarde toujours avec indifférence ».505 Dans ces quelques lignes, nous lisons les phrases qui obnubilent l’esprit de Berthe et qui causent son malheur :

‘« Est-ce que j’existe pour lui dans le monde ? Est-ce qu’il m’a seulement regardée ce soir ? À la maison, il ne pense qu’à son travail, à tout ce qui le détourne de moi. Il m’apporte sa fatigue. Et c’est depuis le premier jour de notre mariage qu’il me fuit ! […] Quelle haine dans les yeux ! Je ne suis rien dans sa vie. Il appartient à tout ce qui n’est pas moi. Jamais cette tendresse, cet élan, où on sent l’amour. J’ai froid auprès de lui. » pp. 231-232.’

L’amour que Berthe a connu avec Albert avant le mariage est un amour romantique, dans lequel elle est tout entière saisie.506 « Il est peut-être bon, dit B. Russell, que l’amour romantique soit le mobile du mariage, mais il reste entendu que la nature de l’amour qui rend le mariage durable et propre à accomplir sa fonction sociale n’est pas romantique. C’est quelque chose de plus profond, de plus affectueux et de plus réaliste. »507 Berthe, qui a vécu de et dans l’amour d’Albert, pendant plusieurs années, ne peut pas comprendre que « le mariage est quelque chose de plus sérieux que le plaisir que deux jeunes gens goûtent dans leur rencontres ».508 Son ignorance l’empêche de se tenir tranquille hors de la vie de l’homme qu’elle aime.509 Elle reste enfermée dans son cœur si sensible, imaginant que le progrès de l’amour après le mariage est « une froideur, satiété et perversité de la part de son mari ».510 Elle ne prend pas en considération que « la sensualité de l’homme est plus cérébrale et celle de la femme, plus enfoncée dans la chair ».511 C’est pourquoi chaque comportement d’Albert qui ne correspond pas à ce qu’elle ressent la blesse continuellement et lui donne l’impression que son mari ne l’aime plus, comme lorsqu’ils sont au théâtre :

‘« Devant cette tourmente des sentiments, ce monde obscur des hommes et des femmes qu’elle ne connaissait pas encore, et comme perdue dans ses larmes, effrayée par l’angoisse de son cœur, elle glissa son bras sur les genoux d’Albert et lui prit la main pour se rapprocher de lui et se rassurer.
Attentif à la pièce, il gardait distraitement la main de Berthe dans la sienne.
Elle retira sa main et aperçut dans l’enfoncement d’une loge un homme penché vers une jeune femme. Elle se rappelait qu’Albert l’avait emmenée dans ce même théâtre une après-midi, quand elle avait dix-huit ans. Ils étaient restés blottis dans l’ombre d’une loge, et, tout le temps, elle avait senti ses yeux fixés sur son visage.
- Te souviens-tu ? dit-elle à mi-voix ;
- Mais ne parle pas ! C’est impossible d’écouter !
En entendant cette voix irritée qui la blessait à l’instant où son cœur était si sensible, elle fut prise d’une sorte de frayeur. » p. 193.’

L’âge dans le mariage joue un rôle essentiel dans la compréhension du couple512. Il semble évident que c’est la différence d’âge qui crée une lacune entre les époux chardonniens.513 Dans le chapitre précédent, nous avons signalé que la conception de l’amour varie selon l’âge du personnage : quand Albert épouse Berthe, c’est un homme mûr, de plus de trente-cinq ans. Dans l’amour, il n’est pas comme ceux qui cèdent aux impulsions bizarres de leur passion. Son amour pour elle continue d’exister dans son cœur mais il n’est plus visible, ne s’extériorise plus. Dans l’amour, Albert est raisonnable, il se domine.514 Il refuse l’idée de se lier étourdiment dans le mariage.515 Face à cet homme mûr, qui ne voit pas la nécessité de faire étalage de ses sentiments et de les laisser transparaître, il y a une femme qui a presque dix-huit ans. À "cet âge de l’attente" et d’une jeunesse trop exigeante, Berthe ne porte pas sur l’amour le même regard. Elle n’apprécie dans l’amour que la passion. Elle a besoin de trouver, dans les yeux de l’être qu’elle aime, son désir ardent, de le voir s’intéresser à elle après une longue journée de travail qu’il passe hors de la maison.

Dans le cas de ce couple, c’est un chagrin imaginaire ou des "bêtises"516 qui tourmentent la félicité conjugale de Berthe, et c’est l’incompréhension que manifeste Albert pour le "besoin sensuel" de sa femme qui conduisent leur existence à la crise.  « Les imperfections si douloureuse de l’être aimé ne sont pas de véritables défauts. [Berthe comme Albert] s’en accommodent. Il s’agit de déceptions personnelles, de froissements incompréhensibles aux autres. »517 Tout l’obstacle au bonheur de ces époux vient de là. Pour sa part, Berthe, qui croit à l’amour, ne comprend pas que l’homme ait d’autres occupations que sa femme, qu’il ne soit jamais disponible comme un amant, qu’il y ait d’autres intérêts dans la vie qui comptent pour lui et non pas l’amour seul. L’insensibilité de son mari à son sentiment n’est ni de l’habitude ni de l’indifférence, comme elle le pense : l’homme chardonnien « ne s’habitue jamais à ce qu’il déteste et, quand il aime, c’est pour un motif puissant ».518 Le silence qu’elle reproche à Albert quand ils sont ensemble, et « qui lui semble gris, contient dans ses profondeurs le secret de l’amour ».519 Lui, qui est le responsable d’avoir éveillé la sensualité de Berthe, « de lui [avoir donné] cette grande avidité et de l’ [avoir formée] pour l’amour »520, oublie, à présent qu’il l’a épousée, que sa femme doit prendre un plaisir à l’amour et qu’elle a besoin de lui donner un peu plus de son temps, de lui accorder une part suffisante dans sa vie. « Il doit répondre à l’attente démesurée de sa femme »521. Cependant, il semble que Chardonne veuille persuader ses personnages, tout comme son lecteur, que « l’amour qui ne rencontre pas d’obstacle, réel ou imaginaire, majeur ou fantasmé, n’est pas de la passion »522 : l’incompréhension et la discordance du couple cessent souvent dans les moments d’intimité, qui dissipent dans le cœur des époux tout malentendu. Ils se rencontrent alors sur le même chemin, avec leur maturité et leur fusion dans la vie à deux : Berthe, qui se plaint de l’indifférence de son mari, finit par comprendre par elle-même le sens de la vie conjugale :

‘« Nous n’avions pas vécu ensemble. Vivre ensemble, quelle expérience ! Que de larmes, de luttes, de méprises, avant de s’ouvrir un peu l’un à l’autre ! J’ai cru qu’il ne m’avait pas aimé, qu’il me fuyait. Je sais qu’il m’aime autant qu’il peut. C’est lui-même qu’il fuit partout. "-Pauvre homme qui n’a pas de repos ! » p. 405.’

En fait, le sentiment d’indifférence qu’éprouve Berthe ne constitue pas un obstacle insurmontable puisqu’il y a encore de l’amour dans son union avec Albert.

Si l’impression que l’époux n’aime plus ou qu’il aime moins peut momentanément conduire au rouge l’amour et le bonheur du couple principal de L’Épithalame, le roman raconte aussi un cas inverse à partir de son couple secondaire, dans lequel la froideur et le détachement de la femme envers son mari provoquent la perte totale du bonheur qu’Odette et Castagné goûtent au début de leur vie conjugale : pendant cinq ans, ce couple vit comme un ménage uni, sans aucun désaccord. Le mari aime profondément son épouse, une femme parfaite qui s’intéresse à lui et à leur foyer. Avec la naissance de leur fils, Michel, la maternité prend une grande partie de la vie d’Odette. On ne peut lui parler que de son enfant.523 Envers son mari, écrivain, un être tendre et sensible qui a besoin d’aimer, de ressentir l’attachement d’une femme vraiment amoureuse, Odette ne témoigne aucun intérêt. « Elle s’occupe de lui comme de sa maison. »524 Dans sa vie conjugale, l’époux ne trouve rien de ce dont il a besoin. De plus, et selon le jugement de son entourage, Castagné est un homme d’une vanité candide. Il est nécessaire pour lui que la femme avec qui il partage l’existence, lui fasse un compliment.525 Mais Odette ne pense ni à son mari ni à son art. Avec elle, Castagné a l’impression qu’elle le délaisse.526Ainsi, il n’y a que l’adultère qui compense pour lui ce qui lui manque dans la vie à deux : une relation avec Mme de Boistelle est la conséquence inéluctable et fatale du détachement et de la froideur d’Odette à son égard.527

Pour la femme, la trahison de son mari est encore pire que la mort. Elle fait de Castagné un homme "abominable". Auprès de lui, Odette éprouve un sentiment d’insécurité qui la glace. Par cet acte, l’époux détruit dans le cœur de sa femme de nobles sentiments et transforme le bonheur qu’elle a goûté avec lui au début de sa vie conjugale en « une souffrance qui colore ses yeux d’un bleu pâle de lueurs sombres et brillantes », 528et d’un singulier regard, farouche et fiévreux.

‘« Elle a été secouée par le désespoir. Les larmes, la jalousie, un remous dans les bas-fonds du tempérament et des sens ont fait surgir une passion tardive pour son mari. Passion trouble, versatile, féroce, aigrie. Elle l’adore et le hait. Elle le tuera peut-être. Elle est comme étourdi par cette révolution de sa nature. Son regard s’est éclairé d’une expression bien captivante. Un homme y verrait facilement de l’amour. Inconsciemment, elle est prête à reporter sur le premier venu un sentiment mal fixé, plein d’ardeur et de sursauts. Ces deux êtres seraient liés par une méprise bizarre. » p. 279.’

Avec le véritable détachement à l’égard du conjoint et l’évaporation de l’amour du cœur de l’un des deux époux, l’obstacle devient réel et sans solution. Si l’impression d’indifférence chez le couple secondaire de L’Épithalame conduit à la perte du bonheur dans la vie à deux et l’amour à la mort, la divergence sexuelle à cause du manque d’amour est, en fait, un motif plus effectif dans l’écriture de Chardonne, qui amène l’existence du couple d’Éva à la tragédie et rend son bonheur impossible. Pourquoi ce drame ? Qui en est le responsable ? Quels sont les véritables éléments qui privent les épouxde savourer la félicité ? Dans sa jeunesse et avant son mariage avec Bernard, Éva a été, comme nous avons déjà indiqué, amoureuse d’un étudiant en médecine qu’elle croisait quelquefois pendant ses promenades avec sa famille, mais avec qui elle n’avait jamais parlé. Son amour pour ce jeune homme était resté secret et non partagé à cause de son éducation trop rigide donnée selon la discipline d’une famille bourgeoise rigoriste, qui refusait à la jeune fille d’avoir une relation avec l’homme avant le mariage. Avec Bernard, Éva ne médite pas sur le sens de l’amour. Elle est tout de suite de plain pied dans la vie à deux. Elle voudrait vivre l’amour dont elle a envie. Mais en vivant avec lui, elle découvre que Bernard, qui, auprès d’elle, perd de son naturel et de sa personnalité et subit ce qu’elle lui impose, n’est pas l’homme de ses rêves qui, par son sacrifice, peut lui procurer le bonheur. Ils sont différents par l’éducation, par leurs goûts529 et par leur nature.530 Les mérites spirituels de Bernard - son grand amour pour elle - ne s’imposent pas à elle. Elle le voit comme un homme médiocre et diminué, auprès de qui l’existence est morne,531 différent de celui qu’elle admire, fort, actif, généreux et qui ressemble à l’image qu’elle a de son père.532 Ainsi, l’existence à deux ne devient pour elle rien autre que l’existence avec l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus avec lui. Au cours de leur mariage, la relation conjugale reste formelle, et la distance entre les époux augmente car ils évoluent dans des directions opposées. Ils n’ont aucune ouverture l’un sur l’autre. Les moments qu’ils passent ensemble sont courts. Avec lui, elle est toujours distraite, indifférente et porte peu d’attention à ce qui l’occupe. Rien ne l’intéresse chez lui ; quand ils discutent, elle l’écoute, mais d’un air détaché, comme si l’essentiel de leur conversation ne tenait pas aux propos de son mari, mais à sa présence.533

Avec lui, sa vie est vide de désir ; elle ignore la sensation amoureuse. Sa susceptibilité sur tout ce qui touche à l’amour et qui implique une allusion à la chair,534 la froideur de sens que Bernard trouve étrange chez elle, le beau corps endormi d’une jeune femme et deux lits séparés535 parce qu’Éva ne peut pas supporter longtemps que son mari partage avec elle son lit, expliquent « l’aversion pour l’époux »536 et « la divergence sexuelle »537 entre eux. En elle, il y a un malaise subconscient, informulé, dont le mari ignore la cause. Entre Bernard et sa femme « c’est l’amour qui manque ou qui n’est pas ce qu’ [Éva] voudrait ». 538 Sans amour, les époux chardonniens ne peuvent pas satisfaire leur instinct sexuel ; « avant tout, l’amour suppose un accord physique ».539 Cette raison explique également l’aversion de Jean Barnary pour Nathalie, dans cette scène qui les unit après la décision prise par Jean de recommencer l’existence commune avec elle :

‘« Assis auprès d’elle sur le canapé du salon, il parlait pour la première fois d’un ton affectueux et lui toucha la main. Mais il fut gêné par cette caresse, et tout à coup se leva. Il s’était heurté à sa propre résistance… Jean ne pouvait définir cette aversion instinctive, si tenace, ni comprendre à quoi elle se rapportait. » p. 144. ’

Concernant le premier couple, il semble évident qu’ « une certaine science manque [à Bernard] pour rendre Éva heureuse. Il faudrait connaître ses désirs et les comprendre, c’est-à-dire se débarrasser tout à fait de soi et devenir elle-même. Dans sa vie avec elle, il offre, pour lui plaire, des choses qui le contenteraient et qui ont toujours quelque rapport avec son amour. »540 C’est pour cela qu’elle ne peut éprouver aucun plaisir avec lui. N’est-il pas probable qu’Éva, comme Armande qui a déclaré ses souffrances à son confident, ait connu les larmes dans l’oreiller, l’envie de mourir541 parce qu’elle ne peut pas se réjouir de ce que la vie conjugale donne à la femme ? « Le corps d’une femme est un secret bien gardé et une longue histoire ».542 Éva, comme Étienne la décrit, est une femme de qualité et de tempérament réellement passionné. C’est dans leur chalet, à Montcorget, qu’elle essaie, peut-être, de rendre Bernard heureux et de vivre avec lui le bonheur conjugal. Elle tente de s’accoutumer à sa vie, de s’adapter à Bernard et de dépasser son aversion pour cet homme, qui est toujours bon pour elle et ne lui reproche rien. Elle tente de s’accommoder de lui, de le tolérer par hasard ou par nécessité : elle essaie de partager avec lui le lit qui remplit leur petite chambre et tente de connaître tardivement les plaisirs promis aux jeunes époux543. Mais elle, comme Jean Barnary avec Nathalie, ne peut pas se modeler sur lui ; elle en souffre car « les gestes de la tendresse ne sont pas libres, le cœur a sa franchise irrésistible, certaines feintes blessent dans la chair une sorte de conscience morale très obscure et farouche » ;544 « elle sent combien ces rapports incomplets sont indignes d’un véritable amour. »545Elle est à la recherche de l’amour véritable qu’elle n’a jamais trouvé et qu’elle ne pourra jamais trouver dans son existence avec Bernard. Comme Jeanne le dit dans Le Chant du Bienheureux, « on ne donne pas le bonheur comme on veut ».546 Éva abandonne Bernard parce que son cœur est vide d’amour. Si son éducation selon des principes rigides a fait d’elle une jeune fille sans expérience qui accepte de refréner ses passions, l’expérience conjugale lui apprend comment elle devient une femme qui a le droit de défendre l’amour qu’elle veut.

Notes
492.

Romanesques, p. 85.

493.

Voir ibid., p. 69.

494.

Russell, Bertrand. Le Mariage et la morale, op.cit, p. 61.

495.

L’Épithalame, p. 200.

496.

Ibid., p. 186.

497.

La préface de L’Épithalame.

498.

L’Épithalame, p. 271.

499.

Ibid., p. 200.

500.

Ibid., p. 395.

501.

At tachements, p. 28.

502.

L’Épithalame, p. 183.

503.

Ibid.

504.

Ibid., p. 303

505.

Voir ibid., p. 395.

506.

Dans sa chambre, après chaque sortie avec Albert, Berthe s’arrête devant la glace et regarde ses yeux. Elle se rappelle les paroles d’Albert. Elle trouve une joie spéciale de lire les livres qu’il aime. Elle y cherche une trace de sa pensée. Elle croit deviner les passages qu’il préfère ; elle les lit pour goûter cet accord de leur esprit et entend sa voix dans certaines phrases. Voir L’Épithalame, p. 126.

507.

Russell, Bertrand, Le Mariage et la morale, op.cit, p. 62.

508.

L’Épithalame, pp. 61- 62.

509.

Voir ibid., p. 307

510.

Ibid., p. 283.

511.

Romanesque, p. 80.

512.

C’est à cause de cette différence qu’elle a connue dans son mariage que la mère d’Odette, qui s’est mariée à dix-sept ans avec un homme âgé, pense que sa fille sera heureuse dans son mariage avec Castagné parce que tous les deux sont jeunes. Elle voit que lorsque le mari est plus âgé que la femme, le malheur est évident parce que le mari n’aura que mépris pour tout ce qui est délicat, noble, vibrant dans le cœur de la jeune femme. L’Épithalame, p. 137.

513.

C’est le même mobile que Chardonne utilise dans Romanesques pour refléter la cause de l’incompréhension entre Octave et Armande.

514.

Voir L’Épithalame, p. 194.

515.

Ibid., 203.

516.

Voir ibid., p. 305.

517.

Attachements, p. 28.

518.

L’Épithalame, p. 287

519.

Ibid.,

520.

Ibid., p. 307.

521.

Attachements, p. 52.

522.

Avril, Nicole. Dictionnaire de la passion amoureuse, Plon, 2006, p. 236.

523.

L’Épithalame, p. 203.

524.

Voir, ibid., p. 220

525.

Voir ibid., p. 219.

526.

Voir ibid., p. 265

527.

Dans ses écrits, Chardonne traite plusieurs fois le sujet de la trahison de son personnage à cause de l’impression de l’indifférence de l’autre avec qui il partage l’existence. Après la trahison de Castagné, on lit ce même sujet dans Les Destinées sentimentales à partir de la relation de Nathalie avec Dalhias. Parce que Jean ne lui fournit pas la vie qu’elle rêve, Nathalie à l’impression qu’elle est délaissée. Cette impression fait d’elle une proie facile pour Dalhias : « Dalhias questionnait Nathalie, approchant les yeux de sa figure, d’un air de tout comprendre. C’était bien naturel qu’il fut intrigué par une femme malheureuse et délaissée. Cela se voit toujours. C’est la faute du mari. Plus Dalhias la pressait, plus elle pensait à son mari. » Les Destinées sentimentales p. 83.

528.

L’Épithalame, p. 246.

529.

Dès sa jeunesse, Éva aime beaucoup la musique, mais Bernard ne l’aime pas. Elle essaie de l’ouvrir à cet art mais elle ne réussit pas. Quand ils vont au concert, il sent que sa femme est emportée dans un monde où il ne peut pas la suivre. Voir Éva, pp. 36 et 40.

530.

Dans son journal Bernard écrit : « Je sens bien qu’Eva me juge un esprit positif, éloigné de sa foi… ce n’est pas le sentiment, pourtant si vif, chez Éva, qui exalte ses croyances religieuses. C’est la raison. Elle déplore que je sois aveugle devant l’évidence ; elle ne me reproche pas de manquer de sensibilité et d’élévation, mais d’être sot. » En lisant cette phrase, il est évident que sa femme le voit différent d’elle. Éva, p. 112 

531.

Ibid, p. 150.

532.

Voir ibid., pp. 110 et 116.

533.

Voir ibid., pp.74 -76.

534.

Ibid., p. 39.

535.

Voir ibid., p. 40.

536.

Ibid., p. 41.

537.

Ibid., p. 40.

538.

Ibid., p 41.

539.

L’Amour du prochain, p. 32.

540.

Éva, p. 141.

541.

Voir Romanesques, p. 69.

542.

Éva, p. 101.

543.

Voir ibid.,

544.

Les Destinées sentimentales, p. 144.

545.

Éva, p. 84.

546.

Le Chant du Bienheureux, p. 73.