3. Entre l’idéalisation de l’être aimé et l’insatisfaction

Si l’amour conjugal constitue l’axe essentiel du bonheur de certains personnages chardonniens, il est aussi le facteur qui participe à la dégradation de la vie à deux. L’amour dans certains romans chardonniens, est un amour équilibré, qui s’adresse à l’âme en prenant en considération les droits du corps. Il comporte ainsi sa part d’idéalisation, qui considère l’objet aimé comme très précieux et extrêmement difficile à conquérir579. Sous l’influence de l’ivresse de l’amour, le personnage substitue à l’être réel de celui qu’il aime une forme adorable. Il ne le voit pas tel qu’il est réellement. Il le pare de toutes sortes de qualités et le transforme, par l’imagination, en cristal et en ange. Il l’idéalise. L’image qu’il se fait de l’être aimé est celle qu’il veut voir. Par conséquent, la sienne en est influencée. « Il voit bien la duperie chez les autres »580, mais « il ne voit pas les défauts de [son amant] du même œil que les étrangers. »581 Quand il découvre, soudain, une image négative de l’être qu’il aime, il tente de ne pas la reconnaître comme telle. L’objet de son amour demeure pour lui comme "un être rare, lumière dans la lumière, miraculeux, différent des autres, signe de la magie du monde".

Dans le roman chardonnien, où le bonheur du couple est montré fragile ou menacé et où les circonstances extérieures -.les conditions sociales.- sont en apparence la cause essentielle de l’échec du couple et la perte du bonheur qu’il a vécu, le véritable drame est en fait d’ordre interne. Il réside dans ce que le bonheur des premiers temps du mariage repose sur une illusion ; l’être qu’on croit épouser et qu’on aime et dont on croit être aimé est un être imaginaire, façonné selon les désirs de celui qui aime. Mais, « dans le mariage, l’amour comme la haine finissent par s’user »582 ; il subit l’érosion du temps. Avec la fréquentation, la personne réelle de l’être aimé reparaît. Et « un jour, on s’aperçoit qu’on n’a plus l’un pour l’autre le même visage. Ce qui plaisait naguère, ennuie et irrite ».583 

« Quand on est marié, on ne sait plus avec qui l’on vit. » 584 Aux premiers temps du mariage, les époux s’adaptent l’un à l’autre, se confondent dans l’amour qui les entraîne dans son étourdissement. Aucun d’eux ne peut définir sa propre idée sur l’autre, ses mérites, son caractère, comme s’il était incapable de le saisir tout entier par l’esprit. Pendant cette période de la vie à deux, le personnage chardonnien croit suivre « une aspiration généreuse et toute spirituelle »585 ; sans connaître la nature de l’autre, il cède à un penchant vers sa personne, qui se révèle distinctement après le mariage, « un tout autre être, si mauvais qu’ [on] ne peut plus l’imaginer ».586 La déception est ainsi immense lorsque le personnage découvre l’être réel auquel il a lié sa vie, lorsqu’il constate qu’ « il a choisi [un être] qui n’était pas lui »587 et lorsqu’il voit « se disperser et se dissoudre l’image où si longtemps s’est fixé son amour »,588 en laissant échapper la cause essentielle de son déboire : il peut le dépasser s’il prend en considération ce que Jeanne dit dans cette phrase : « Pour connaître vraiment [l’être avec qui on partage l’existence] et le saisir, il faut l’apercevoir par d’autres côtés, le surprendre parmi des inconnus, dans sa vérité mouvante, colorée aux reflets de la vie. » 589. Ainsi, la déception est grande pour Berthe quand elle découvre la vraie nature d’Albert après le mariage : elle était heureuse d’avoir conscience d’être seule à connaître sa nature, « justement si généreuse, si noble et si vibrante ». Elle a fermé ses oreilles quand les autres l’ont jugé devant elle comme « un homme orgueilleux et sec qui n’a aucune indulgence, aucune bonté, qui manque de tact, comme tous ceux qui ont peu de sensibilité ».590 La déception est la même pour Marie, qui a cru épouser un homme diffèrent des autres et qui s’est heurtée, après quelques années de mariage, à « un personnage singulier, au langage effervescent […] comme possédé d’une rage mystérieuse, accumulée à travers les âges ».591 Quelque chose d’inexplicable et de terrible apparaît chez lui et elle perd ainsi l’amoureux qui lui donne le bonheur et auprès duquel elle cherche l’oubli de sa vie ancienne, où « elle n’a connu que la rudesse des hommes ».592 Mais la déception chez Bernard est plus amère que chez les autres quand il découvre les véritables sentiments d’Éva à son égard et la trahison de celle qui est la seule source de son bonheur. Marie, Berthe ou Bernard « ne voient pas l’objet aimé avec précision, mais à travers une brume d’illusions ».593 Bernard reste environné par cette brume parce que, en fait, tout au long de son mariage, il est pris par l’ivresse de l’amour, et qu’Éva s’abstient de toute intimité réelle avec lui. Par conséquent, les pensées et les sentiments profonds de celle qu’il aime restent secrets pour lui. « La personne aimée lui est complètement étrangère ; il ne la possède jamais. »594 « Ce qui les préoccupe vraiment l’un et l’autre demeure entre eux inabordable. »595

En lisant l’histoire des personnages qui sont la proie de leur illusion, il semble évident que les déceptions sont de leur fait. Chacun d’eux « adore en [l’être avec qui il partage l’existence] un être merveilleux. La plus légère contrariété, un heurt de réel détruit cette image. »596 Pour être assuré de celle qui partagera sa vie avec lui, et « pour ses propres commodités et sa tranquillité de future possesseur »597, Albert imagine qu’il peut recréer Berthe avant le mariage. Il tente de la façonner selon son goût, en faisant d’elle la femme qu’il veut et qu’il envie. Il n’accepte pas l’esprit délicat de cette jeune fille tel qu’il est. Il veut la modeler à son image, lui faire partager ses goûts, ses habitudes et ses besoins, la rendre sage en l’initiant aux choses de la vie. Sous l’influence de l’amour qu’elle a pour lui, Berthe se soumet à lui en obéissant à ce qu’il demande. Mais cette acceptation est trompeuse : en vivant ensemble, et étant en contact avec les exigences de la vie active, les époux ouvrent les yeux, et découvrent que chacun aime un être dont il peut connaître à présent le caractère, les qualités, les limites et les faiblesses.

L’être aimé n’est jamais vu tel qu’il est. Au début de l’union, l’image inventée le surpasse, puis elle devient très inférieure à lui parce qu’il ne peut pas être au niveau de l’être envié. Avec Le Chant du Bienheureux nous pouvons trouver les raisons qui conduisent le personnage à cette déception : en songeant à sa relation avec Jeanne, Pierre estime que, lorsqu’on aime, « on se forme longtemps certaine image de [l’être] qui ravit. On a peut-être remarqué parfois de légères nuances inquiétantes dans l’humeur, mais si vite effacées qu’on n’y prend pas garde. On les écarte, comme des reflets étrangers au portrait qu’on aime. Ces traits reparaissent, plus marqués, et se fixent au fond de l’être, dont ils sont, en réalité, le caractère dominant et distinctif. On s’en aperçoit sur le tard ; »598C’est exactement le cas rencontré dans la relation de Bernard avec Éva : celui-ci essaie de chercher sans se lasser des prétextes pour excuser les défauts que les autres et lui remarquent dans la personnalité d’Éva, afin de ne pas défigurer l’image qu’il a de sa femme et qui est la seule réalité qui existe pour lui. Mais ce qu’il tente forcément d’écarter de son cher portrait sont en fait les traits du caractère réel d’Éva, qu’il ne peut découvrir que pendant les derniers mois de leur vie ensemble. Prenons à titre d’exemple ces deux paragraphes de son journal : Dans le premier, Bernard dépasse volontairement l’indifférence d’Éva dans une tentative de garder intacte l’image qu’il a d’elle ; dans le second, il se trouve confronté à des signes qui le font douter de ce qu'il croyait savoir depuis plusieurs années sur Éva et qui constituent en fait son vrai caractère :

‘« Comme toute nuance est perceptible dans cette effrayante communauté de deux êtres ! Je ne retrouve plus chez Éva, lorsque nous causons, cette attention illuminée, cette façon de regarder, cette apparence en somme composée pour un autre et qui lui est consacrée ; je sens chez elle un relâchement de l’artifice inconscient ; elle est revenue à son naturel ; elle pourrait m’apparaître comme distraite et indifférente.
Ceci n’implique point un refroidissement dans son sentiment pour moi. Au contraire, il semble que je lui sois plus nécessaire qu’autrefois. Elle a constamment besoin de me parler, de me voir, et supporte mal que je reste seul dans une chambre. » p. 75.

« Je constate chez Éva un trait que je crois spécialement féminin […] c’est la faculté de changer de personnalité. La fatigue, une contrariété, une impression presque indiscernable modifient son esprit, son allure, le timbre de sa voix. Si je pouvais considérer ces altérations imperceptibles comme une ombre passagère, elles ne m’affecteraient pas si fort. Mais c’est un être entièrement différent qui apparaît, aussitôt reconnu et depuis longtemps redouté. » p. 121 ’

Outre l’explication de Pierre, on peut ajouter que le personnage chardonnien n’est pas tout à fait le même quand il aime ou quand il déteste : ce qui fait de Frédéric "un monstre", c’est la haine qui est née momentanément dans son cœur pour l’être qu’il a aimé, puisque « même la beauté de Marie, ses yeux doux, ses cheveux blonds, cette grâce d’ange triste lui déplaisent aujourd’hui parce qu’il voit dans ces traits le signe d’un esprit détesté. »599 De même, avec la naissance de son amour pour Pierre, Rose essaie de se convaincre que Pierre est l’homme de son idéal, qui lui convient et qu’elle cherche mais, après sa déception sentimentale, elle ne voit que la véritable image de ce vagabond destiné à la perdition et qu’elle a voulu sauver en lui apportant tout. Elle le voit, après la mort de l’amour dans son cœur, comme « un homme affreux et inconcevable qui lui dérobe le passé. [En reprenant les années passées], elle ne peut sauver une image douce de cet homme, croire à un moment de bonheur, se fier à un geste».600

Cependant, Chardonne, qui n’a pas d’autre but dans ses romans que de sauver, autant que possible, le bonheur et l’union de ses personnages, ne veut pas faire de l’idéalisation un véritable obstacle. Il s’efforce de ramener celui qui est la victime de cette illusion à la raison : chez son personnage, il y a toujours deux images de l’être aimé, et ces figures si opposées, tour à tour exaltées et sereines subsistent sans se confondre. Quand la figure masquée d’Éva commence à lui apparaître, Bernard écrit :

‘« Il faut en rappeler à la raison pour sauver l’amour. Celle que j’aime existe, elle reviendra, elle revient toujours. La personne que je déteste est un fantôme qui va disparaître. J’ai pris parti pour l’autre. Il faut s’en tenir fermement à ce parti de l’amour. Et si je pense que cette autre que je nomme Éva, que j’aime, que je considère comme la seule réalité, est faite de la même substance que le fantôme, je dois écarter cette idée ; elle est peut-être ingénieuse, mais elle ne veut rien. » p. 122.’

Ce que Bernard essaie de faire pour sauver son amour et son bonheur échoue, mais, en lisant le dernier paragraphe de L’Épithalame, il semble clair qu’après avoir, tout au long de la deuxième partie du roman, souffert du changement qu’elle a découvert après le mariage, dans la personnalité de l’homme qu’elle aime, et dont la conséquence fut la perte de l’image à laquelle elle a longtemps fixé son amour, Berthe arrive, en adoptant les paroles de Bernard, à départager les deux figures qu’elle a de son mari en s’attachant à celle qui est authentique :

‘« A-t-il jamais ressemblé à ce portrait ? songeait Berthe cherchant à se rappeler ce visage d’autrefois, naguère si obsédant, et maintenant difficile à imaginer. Je n’aime pas cette photographie, se dit Berthe en le regardant de nouveau. La figure est jolie, mais vide, sans âme, sans vie ; c’était sa figure de jeune homme. Nous étions jeunes, alors, tous les deux ! Nous n’avions pas vécu ensemble. Vivre ensemble, quelle expérience ! Que de larmes, de luttes, de méprises, avant de s’ouvrir un peu l’un à l’autre ! J’ai cru qu’il ne m’avait pas aimée, qu’il me fuyait. Je sais qu’il m’aime autant qu’il peut. C’est lui-même qu’il fuit, partout – pauvre homme qui n’a pas de repos ! Elle se leva, et dit, comme s’adressant à l’être sans visage qu’elle portait en elle, mêlé à sa vie : « Est-ce donc seulement pour te connaître un peu qu’il fallait tant aimer et tant souffrir ! » p. 405.’

Par tout ce qui vient d’être analysé, il semble que le plus grand obstacle à l’amour - élément principal du bonheur conjugal chez Chardonne - soit l’amour même, qui se fait sans cesse plus exigeant et ne peut vivre qu’en se dépassant.  

Vivre le bonheur suppose une harmonie et un équilibre qui nécessitent la satisfaction des besoins et la réalisation des désirs essentiels. L’homme atteint le bonheur lorsqu’il obtient tout ce qui lui paraît bon, ce qui peut satisfaire pleinement ses désirs et accomplir totalement ses diverses aspirations. Si, dans le chapitre précédent, les personnages se montrent heureux c’est parce qu’ils apprennent à vivre de façon immédiate cette harmonie à laquelle tant d’autres ne parviennent jamais. Pour eux le mariage tient ses promesses les plus belles, qui dépendent d’une affectueuse intimité entièrement exempte d’illusion. Ils apprennent à être heureux « pour des raisons simples et élémentaires qui imposent le bonheur ».601 Ils sont satisfaits de ce qu’ils possèdent, mais Chardonne ne peut cependant pas parvenir à satisfaire la nature de tous ses personnages. Parmi eux se trouve celui qui a un désir infini qui ne se traduit que dans le besoin infini. Chaque fois qu’il obtient une satisfaction, c’est en même temps une insatisfaction. Dans Le Chant du Bienheureux, le lecteur rencontre une personnalité dont l’insatisfaction constitue l’obstacle principal à son bonheur personnel et, par conséquent, à celui de l’être qui partage son existence. Par excès d’égoïsme et par manque de souplesse d’esprit, Pierre ne peut jamais être tout à fait heureux ni dans sa vie conjugale avec Rose, qui se sacrifie pour lui sans se plaindre602, ni dans sa relation extraconjugale avec Jeanne, qui, par amour, « efface de sa vie tout ce qu’elle avait cru précieux et fort, sa réserve, ses devoirs, ses amis, sa liberté ».603 Il ne mesure pas le bonheur et l’amour que chacune d’elles pourrait lui vouer.

En lisant l’histoire de la jeunesse de cet homme, on peut conclure que, dès sa jeunesse, Pierre est un être inquiétant, insatisfait de son existence et qui ne sait ce qu’il veut de la vie : il se révolte contre son destin, qui pourrait faire de lui un chef de maison. Il néglige ses études, il suit une lubie et reste buté dans son dessein : partir pour travailler et gagner sa vie ailleurs. Mais ailleurs, chaque jour il est pris par une idée : d’abord, il veut enseigner le français dans une école anglaise, puis il décide de partir pour Bornéo, où il pourrait chercher fortune dans l’exploitation du sagou. Mais à mi-chemin, cette dernière idée est éliminée par une autre : le départ pour l’Afrique, dans le sud d’Agarèle, où il trouverait une quantité de richesses inexploitées. Ce projet comme les autres est abandonné dès qu’il l’entreprend. Après une vie errante en différents pays, cet homme ambitieux rentre chez lui les mains aussi vides qu’au jour de son départ, pour être fasciné par le commencement d’une vie fixée, encadrée et bien bourgeoise avec Rose. Sans l’aimer, il l’épouse pour contenter l’ambition d’un homme assoiffé du luxe bourgeois après la perte de la fortune de sa famille. La réalisation de ce mariage doit faire de lui un homme heureux avec une femme charmante qui possède de grandes qualités et de la fortune. Mais, dans Grimaud, il ne vit pas le bonheur : le nombreux personnel, qui dispose de son temps et l’entoure d’une barrière de servilités, les règlements et les mœurs fixées qu’il y trouve l’étouffent.604 De plus, il prétend que Rose n’est pas tout à fait semblable à la femme qu’il attendait. Auprès d’elle, il ressent une sourde exaspération et une aversion intense. Chacun de ses comportements suscite chez lui, sans raison, une révolte, comme dans cette scène :

‘« D’un coup d’œil discret, par-dessus la corbeille, Pierre regarda l’assiette de Rose. Elle ôtait la peau d’un fruit avec minutie et une extrême lenteur. Quand elle eut posé sa fourchette, et trempé dans une coupe de cristal ses doigts chargés des grosses bagues de sa mère, Pierre se leva comme poussé par un ressort. » p. 28.’

La vie de prospérité qu’il a voulue lui déplaît à présent. Il proteste contre toutes les apparences de l’élégance et du luxe pour s’isoler dans "son monastère" qu’il constitue pour le prendre comme cabinet de travail puis comme chambre, où il reste longtemps inactif et séparé de sa famille.

Le cœur de Rose est habité par un vrai désir d’une vie conjugale heureuse : avec Pierre, « elle souhaite une autre existence à tout prix. »605 Si elle a une attitude autoritaire au début du mariage, c’est seulement à cause d’une réflexion provoquée par la blessure faite à son orgueil. Mais avec la modification de leurs conditions d’existence, Rose change et, la femme vaniteuse devient une femme douce et tendre qui n’a dans sa vie que le désir de satisfaire son mari :

‘« - Vous me trouvez changée…Oui… j’ai changé… On s’habitue à tout extraordinairement vite… mais on n’est plus la même personne… Vous ne m’avez pas connue… c’était ma faute… Je vous jugeais mal… Je suis devenue une autre femme… qui vous comprendrait mieux… que vous pourriez supporter, je crois… Vous voyez, je ne demande pas grand’ chose… Je ne demande plus » p. 89.  ’

Tout ce que Rose dit et tout ce qu’elle a sacrifié et fait ne suffit pas pour satisfaire Pierre et ne lui procure pas le bonheur dont il rêve. Cette insatisfaction a-t-elle pour cause l’absence de l’amour ? Dans sa relation avec Jeanne, Pierre est heureux de l’amour qui frappe enfin son cœur et de « cette plénitude, qu’il avait cru refusée à l’homme »606 : dès le premier regard, il sent qu’il trouve la femme dont il a envie, la femme de ses rêves, qui l’enchante dès que leurs yeux se croisent. Il vit avec elle des années d’« un amour plein de calme félicité. »607 Cependant, ce bonheur ne peut pas perdurer. Soudainement, son sentiment pour Jeanne se change tout entier en amertume et en malaise. Il la juge romanesque et désorientée. Il préfère se détacher d’elle et retourner à sa solitude. L’existence de l’amour ou son absence ne change rien à sa vie : quand il reçoit la lettre lui annonçant le départ de Jeanne, la nouvelle lui paraît naturelle. Il l’accepte froidement, sans chercher d’explication. Aussitôt, il songe à un nouveau plan de vie. 

Avec le retour à la scène qui unit Pierre avec Jeanne et la lecture de la dernière conversation qui se déroule entre eux, le lecteur peut conclure que l’impossibilité du bonheur, dans les deux relations que ce personnage a vécues, n’est pas une question d’absence d’amour. Pierre est « un homme qui ne [peut jamais être] heureux avec une femme. »608 C’est une personne exigeante, qui ne pardonne rien chez celle qui partage son existence. Il est insatisfait, toujours à la poursuite du bonheur personnel ; « un homme prétentieux, sans scrupules qui a fait un mariage d’argent puis écrase sa femme »609, ensuite Jeanne et enfin sa fille.

Quant à Jeanne, si elle tente de faire porter la responsabilité de son départ à Pierre et à ses exigences610, et quoi qu'en disent certains articles analytiques sur le roman qui jugent son départ comme un parti très sage, le vrai motif est qu’elle est aussi une femme insatisfaite de son existence. De l’histoire qu’elle raconte de son premier mariage, on conclut qu’elle est semblable à Pierre : elle avait épousé un homme pour son argent, il l’aimait beaucoup, mais avec lui, elle était avare de son amour. La tendresse de son mari et sa richesse qui l’avaient fascinée ont cessé de la satisfaire. Elle songe alors à l’homme qu’elle pourrait aimer. Avec Pierre, elle trouve celui qu’elle rêve d’aimer, mais cette fois-ci, elle aspire à plus que de l’amour. Elle ne peut pas accepter d’être reléguée au second plan dans la vie de Pierre, dont les racines, les intérêts et les véritables attachements sont ailleurs, avec sa famille. Avec lui, l’amour ne suffit pas ; il n’est rien pour elle. Elle veut la vie entière de Pierre, depuis son commencement, pure de tout contact, même dans le passé :

‘« Si tu m’appartenais, ton absence ne me coûterait guère… il ne me manquerait rien… ta liberté, ton travail, ton silence…ta mort, seraient à moi. » p. 92’

Ces personnages ne peuvent être satisfaits de ce que la vie leur donne. Ils attendent le bonheur absolu dans leur relation avec l’autre et la possession complète de celui qu’ils aiment. Mais « demander trop [dans l’amour] est le moyen le plus sûr de recevoir encore moins qu’il est possible ».611

Par l’étude de ces deux chapitres, il semble évident que l’amour dans l’œuvre romanesque de Chardonne est le mobile du bonheur de ses personnages. Il « coule vers le mariage, comme l’eau vers la mer et les y pousse d’un mouvement irrésistible. »612 C’est son existence qui procure aux époux le véritable bonheur et c’est son absence qui conduit la félicité conjugale dans le rouge. Si les causes du désespoir du couple dans la vie à deux sont nombreuses et variées, dans l’œuvre romanesque de Chardonne, les obstacles au bonheur présentent un facteur commun : les époux qui ne peuvent pas goûter le bonheur sont ceux qui imaginent qu’ils sont privés de leur amour.

Entre des facteurs extérieurs et des facteurs intérieurs - créés par le personnage lui-même-, le bonheur du couple se trouve menacé, mais rien n’est reproché aux personnages car ils ne sont pas responsables de cette perte du bonheur ; « c’est la nature humaine qui est ainsi. »613 « Quand un amour véritable et bien situé semble se défaire, le plus souvent, ce n’est pas la faute du cœur. C’est la vie. »614  Cependant, Chardonne, dont le but est le bonheur dans la vie à deux, s’efforce de réaliser ce qu’il cherche, de conserver dans ses œuvres l’idée de la félicité conjugale et de faire perdurer indemne l’existence du couple. Il ne se contente pas de faire du bonheur dans la vie à deux une réalité possible, mais une réalité qu’il faut rendre possible : il concentre certains obstacles qui peuvent menacer la vie à deux, chez des personnages secondaires, en faisant de ce qui trouble la vie conjugale de son couple principal, une « aberration momentanée »615 et surmontable. Certains couples ne luttent pas contre des obstacles réels, mais sont torturés par un chagrin imaginaire au milieu du bonheur.616 Leur amour est en butte à des obstacles plus ou moins artificiels desquels ils finissent par triompher. 617

Quand le problème est effectif, à cause de l’évaporation de l’amour dans le cœur de l’un de deux époux ou de l’impossibilité d’un accord entre eux et quand le mariage devient une épreuve difficile, deux solutions sont suggérées par Chardonne. La première s’incarne dans « la félicité du divorce »618 pour au moins, ne pas conduire la vie à deux au malheur par la souffrance de prolongation d’un mariage intolérable. Par cette solution, Chardonne donne la chance à l’un des époux de commencer une autre expérience conjugale où il pourra trouver son bonheur.619 Avec la seconde solution, Chardonne recourt à la mort pour combler les lacunes qui existent entre le couple et conserver l’union conjugale intacte en rendant le "mariage indestructible", comme une association destinée par les deux époux à durer et à ne pas être à la merci d’une relation passagère.

Ainsi, Chardonne ne cherche pas seulement le bonheur dans la vie à deux ; mais aussi la manière qui lui permet de faire perdurer l’union conjugale. Si le roman est un miroir qui reflète les idées et les expériences de l’écrivain, il est nécessaire à présent de connaître, à partir de l’étude d’un nouveau corpus d’œuvres chardonniennes dans lesquelles l’auteur écrit de soi, la conception du bonheur selon Chardonne, du moins celle qu’il s’efforce d’incarner dans ses œuvres romanesques. Dans la mesure où sa plume d'écrivain n’écrivait que sur le bonheur conjugal, a-t-il parlé du rayonnement de son propre bonheur sur les choses et sur les êtres ? En particulier, quelle est la relation entre sa vie privée et ce qu’il a écrit dans ses œuvres fictionnelles ? S’il a vraiment été un homme heureux, il sera en tout cas nécessaire de connaître aussi les caractéristiques de son bonheur. C'est pour cela que nous mettrons en lumière ce qui était son bonheur et ce qui lui faisait plaisir dans la vie.

Notes
579.

Ce cas apparaît clairement dans Les Varais: « L’objet que Frédéric poursuit si impérieusement demeure pour lui hors de toute réalité », p. 16. « Quand il épouse Marie, il contemple son bonheur et ce hasard qui lui donne la femme qu’il avait crue inaccessible. », p. 29.

580.

Les Chant du Bienheureux, p. 93.

581.

Éva, p. 34.

582.

Cité par Bertrand Russell dans Le Mariage et la morale, op.cit, p. 61.

583.

Éva, p. 118.

584.

Cette phrase de Harrow dans Vivre à Madère, p. 33.

585.

Le Chant du Bienheureux, p. 32.

586.

C’est le cas de Rose dans Le Chant du Bienheureux, p. 101.

587.

Ibid., p. 107.

588.

L’Épithalame, p. 200.

589.

Le Chant du Bienheureux, p. 77.

590.

L’Épithalame, p. 108.

591.

Les Varais, p. 85.

592.

Ibid., p. 18.

593.

Ibid.

594.

Éva, p. 20.

595.

Ibid., p. 120.

596.

Romanesques, p. 71.

597.

L’Épithalame, p. 116.

598.

Le Chant du Bienheureux, p. 93.

599.

Ibid., p. 98.

600.

Voir Le Chant du Bienheureux, p. 101.

601.

Claires, p.185

602.

Rose a connu le luxe en vivant dans "Grimaud". Elle a hérité cette grande maison de sa famille. Elle y a veillé. Elle accepte, pour son mari, de la vendre et de vivre avec lui et ses enfants dans une maison modeste comme "Guerrevieille".

603.

Le Chant du Bienheureux, p. 77.

604.

Voir ibid., p. 27.

605.

Le Chant du Bienheureux, p. 49.

606.

Ibid., p. 75.

607.

L’Épithalame, p. 288.

608.

Ibid., p. 121.

609.

Le Chant du Bienheureux, p. 103.

610.

Pendant la dernière conversation entre eux, Jeanne déclare qu’elle ne peut pas supporter les exigences de Pierre : « Tu seras trop exigeant. Tu ne me pardonneras rien, ni mes rides, ni un travers, ni ton ennui ou ton remords. Je ne serai jamais, pour toi, la femme qu’on ne juge pas, que la vie a mêlée à vos jours, on ne sait comment, la nécessité qu’il est bon de subir, pour demeurer fidèle à soi-même. Je suis ton bonheur, ta révolte, ton choix… il faudra que je justifie sans cesse… Ah !... tu comprends, pour une femme… c’est lourd…. » Ibid., p. 121.

611.

Russell, Bertrand. La Conquête du bonheur, op.cit, p. 143.

612.

Berl, Emmanuel. Le Bourgeois et l’amour, op.cit, p. 163.

613.

Octave dit à son confident « Armande n’a pas d’excuse, elle m’a éprouvé que le bonheur est impossible, voilà son crime, ce n’est pas sa faute, c’est la nature humaine qui est ainsi. » Romanesques, p. 72. De même, Jean ne reproche pas à Nathalie des défauts, mais sa nature et son existence. » Voir Les Destinées sentimentales, p. 149

614.

Les Varais, p. 139.

615.

L’Épithalame, p. 220.

616.

Ibid., p. 308.

617.

L’incompréhension entre Albert et Berthe cesse souvent dans les moments d’intimité qui suivent chaque dispute. Après leur grande querelle sur la sujet de la trahison de Castagné à Odette, Albert tient Berthe dans ses bras en s’endormant ; « contre lui, dans ce commencement de sommeil qui les enveloppait, elle sentait tes tourments s’évanouir, comme si elle redevenait enfant, confiante, presque sans pensées, avec un sentiment d’abandon de soi, de diffusion en lui, de repos bienheureux. » L’Épithalame Voir p. 224, voir aussi pp. 189et 233.

618.

Russell, Bertrand. Le Mariage et la morale, op.cit, p. 126.

619.

Ce cas est appliqué d’abord dans Éva  - Éva divorce d’avec Bernard pour épouser Germain, le médecin – puis dans Les Destinées sentimentales, pour permettre à Jean de commencer une nouvelle vie pleine de bonheur avec Pauline après son divorce d’avec Nathalie.