La vie n’est pas faite pour le souvenir. Cependant, ce qui est vivace en Chardonne c’est son passé620. « Notre passé, c’est toujours l’enfance.621 « De sa vie qui [est] si pleine, [il garde] seulement quelques images, de rares images, de jolies images presque toujours, choses le moins personnelles, les plus étrangères à toute volonté, à toute pensée. »622 Les souvenirs de son enfance sur lesquels il se médite avec minutie dans Le Bonheur de Barbezieux et que Geneviève Fauconnier rappelle dans ses Évocations, ont pour lui, une particularité. « Ils sont des sortes de rêves »623 du dernier quart du XIXe siècle. Dans ce retour à un passé disparu, Chardonne ne cherche que « les temps heureux »624 dans lesquels il trouve les vraies sources de son bonheur. De sa vie d’autrefois, dont l’image lui plaît, il lui semble « qu’il en a reçu le meilleur […] qu’il en a pris ce qu’il a voulu, des images assez belles, tout ce qu’il demande à la vie »625. Quand on lit que la France de son enfance, comme il l’a peinte dans Demi-Jour, « était des maisons sans communications entre elles. Il y en avait de bien défendues, les bois reluisants dans la demi-obscurité, le silence, les lourdes draperies, les ornements affreux, le salon glacé. Nulle distraction pour personne dans la ville ; l’été on restait chez soi, on fermait les contrevents ; on ignorait les vacances, les voyages ; la femme était recluse dans sa chambre ; l’homme à part dans la maison, les enfants intimidés, ils avaient peu d’amis […] dans chacune de ces maisons il y avait des mœurs inimaginables pour d’autres Français »,626 il est permis de s’interroger : Est-ce de ce repliement des familles dans la maison et de ce temps sévère - apparemment dominé par l'ennui - que Chardonne tire de beaux souvenirs qui méritent d’être rappelés ?
La maison de son enfance était américaine par son ascendance maternelle. L’éducation, chez lui, n’était pas proprement religieuse ; on ne parlait pas beaucoup de l’amour, ni même de sentiments, ni de tenue mondaine. Deux principes devaient être respectés et inculqués dans la famille : d’abord la notion d’autrui qui stipule que le prochain existe et qu’il faut le laisser vivre, le contredire et le gêner le moins possible ; et puis l’interdiction de se plaindre627. Dans l’atmosphère de cette belle maison ouverte sur la place du Château, que le père avait aménagée à son goût en imitant ce qu’il avait vu ailleurs, dans les châteaux des grandes familles bourgeoises, Jacques Chardonne a vécu une enfance joyeuse, hardie et très gâtée au milieu de parents qui avaient tant de bonté pour lui et qui lui laissaient une totale liberté. Ses parents dont l’image était incarnée dans les premières pages du Chant du Bienheureux par les traits des parents de Pierre, se sont efforcés de lui donner une bonne éducation, mais en vain. Jacques n’avait aucun goût pour les études. Il était "inapte et rebelle à toute instruction". Sa mère, fille de l’industriel américain David Haviland, fondateur de la fameuse manufacture de porcelaine de Limoges, était toujours assez éloignée de son fils, mais elle avait un vrai respect et une grande indulgence pour lui : « qu’ [il fût] bon élève ou non, turbulent, absent, elle ne s’en souciait pas. [Il] ne se souvient pas d’un réprimande de sa part. son amour pour [son fils] était comme une pensée secrète. »628 Son père, le charentais Georges Boutelleau dont la famille avait été fondatrice d’une importante maison de cognac, poussé par son amour pour son unique enfant, l’avait laissé à son aise dans ses études. Il voulait éviter à son fils les souffrances de l’internat -le lycée d’Angoulême- dont il conservait un souvenir horrible. « Il a confié son fils à un précepteur et l’a gardé à la maison. Il sortait toujours avec lui et souhaitait rester son seul ami. Il donnait à ces promenades un but d’éducation, le conduisait à travers les chais, dans les bureaux, les ateliers, parlant à lui de cette maison de commerce, qui lui appartiendrait un jour. » 629 Dans un milieu de deux grandes ascendances bourgeoises - commerçants et marchands dignes -, Jacques a connu une vie de luxe. La grande maison de Boutelleau était pleine de prestige pour ceux qui l’avaient vue à sa belle époque : repas familiaux dans la grande salle à manger lambrissée, servis dans d’exquises porcelaines par un valet en livrée. Mais la famille et le prestige du beau domaine comptaient peu pour Jacques. Son occupation était ailleurs. Il ne pensait qu’aux courses à bicyclette, à l’ivresse des prairies, « aux rues étroites où il se précipitait comme un torrent sur la pente pavée de galets ronds, traversait la place de l’Église vibrante de soleil et des douze coups de midi. »630 « Tout de suite, Jacques a été un garçon de la rue, sans famille, enfant de la ville. »631 Et dans ce climat, il était content.
Entre Guery, la propriété de son grand-père, et Musset, la demeure de Fauconnier, livrée à la jeunesse, où l’enfant Jacques apparaissait quotidiennement, s’est bâtie la première voie de la joie enfantine de notre écrivain. Avec Fauconnier, Jacques a vécu dans un monde qu’il a composé à son gré. Il s’était hâté d’attirer ses amis -Henri et sa sœur- hors de la maison, loin des grandes personnes, au jardin qui semblait prédestiné à leurs jeux et à la hardiesse du petit visiteur qui s’était rassasié en dévorant son content des fruits verts632. Dans les jeux, Jacques était très éveillé et très tenace. Il n’était plus lui-même. Il dansait un ballet avec les plumes du paon de Bagatelle ou il faisait des ronds de bras sur la piste du cirque de verdure. « Il n’a jamais pu faire le silence en lui-même »633. Il jouait avec passion, avec frénésie : « escargots, hannetons, cochons d’Inde, souris blanches, salamandres »634.
Ce qui l’amusait en plus dans leurs jeux, « consistait à bâtir une scène, à ranger les chaises pour des spectateurs symboliques, à mener par la ville une troupe de gamins à qui il avait conféré de grands rôles »635 et à préparer les travestis, les défroques et de nouveaux accessoires que commandait chaque scène. L’esprit de l’enfant était pris par les tragédies qu’il inventait. Il les jouait parfois dans la propriété de son grand-père qu’il a citée dans un roman sous le nom de "Les Varais". D'autres fois, il les jouait au Musset, au théâtre qu’il créa avec Fauconnier, et qu'ils appelèrent "Le Musset dramatique". Sous les pins parasols, les enfants chantaient l’Iliade et l’Odyssée. Au fond d’un immense chai désaffecté où quelques barriques vides fournissaient de bons supports pour une scène, les amis connaissaient la joie en jouant tous les jours, par série, l’opéra et les tragédies, dont les directeurs et les acteurs étaient les deux amis. Lisons cet extrait tiré des Évocations de Geneviève Fauconnier :
‘« "Arabi" fut un drame composé en vers par les deux directeur du « Musset dramatique »…Le grand Henri, dans la coulisse était, en même temps, le négrier et le molosse furieux poursuivant de cris et d’abois le misérable couple des deux esclaves en fuite. Une meute suraiguë de roquets Petit-Riquet, Marie, Pierre) poussait, en dessous des planches, d’affreux glapissements. « Sarah ! Sarah ! », scandait Jacques-Arabi d’une voix de plus en plus pathétique. J’étais Sarah… À ces « Sarah ! Sarah ! » intolérables qui allaient révéler notre précaire cachette, j’éclatai en un « Oh ! Tais-toi donc, idiot ! » …. Quelquefois, décrochant aux panoplies les épées de grands-pères et de grands-oncles, J. et H. incarnaient le Cid et Don Gormas. » p. 17’Chardonne n’élimine pas l’étape de son enfance ardente de son œuvre romanesque. Il l’a déjà incarnée dans Le Chant du Bienheureux à partir de la description de l’enfance de Pierre :
‘« Souvent quand un atroce tumulte bouleversait la maison et que M. Baraduc passait tout blême dans un corridor, Pierre s’évadait doucement par la porte du bûcher. Il accourait chez son ami Lucien. On dressait une scène dans un fourré du jardin, devant un public de trois chaises. La pièce, assemblage saugrenu de réminiscences verbales, déclamé avec des gestes imités d’un acteur forain, existait pour Pierre, parfaitement cohérente, comme on débite en rêve des propos qui semblent admirables avant qu’on s’éveille. Parfois, les jours de congé, la troupe se transportait au château de Grimaud. Rose Mahault-Larmandie tenait le rôle principal, son frère Hector était le caissier. » pp. 11-12.’Pour deux ou trois jours, Musset avec ses jeux disparaissait pour Jacques. Venait ensuite l’amusement des foires de Pâques dont l’ivresse surclassait tout. « Une bouffée de bonheur saturait de joie »636 le cœur de l’enfant de dix, onze, et même douze ans…. Son cœur battait avec l’arrivée du théâtre Pérès-Chabot, du cirque, de la confiserie, de la Ménagerie, des féeries et des tréteaux où paradaient de vrais comédiens. Au milieu de ce nouveau monde, Jacques était fasciné par les coups de marteaux sur les échafaudages pour préparer des édifices pleins de mystères et par les cerfs-volants pâles montant dans le ciel, tirant leur fil d’araignée. En ce temps là, il s’amusait de se trouver admis, comme un ami des comédiens, dans les coulisses du cirque et du théâtre où le frémissement des toiles était si voluptueux. Dans ce monde joyeux et étranger que l’enfant était tellement heureux de découvrir, tout le ravissait : les actrices mystérieuses, le pitre aux joues ravinées, la dompteuse bottée, qui changeait de costume tous les jours, le terrible bâillement des lions. À la fin des foires, les enfants accompagnaient la caravane le plus loin possible et faisaient avec joie leurs adieux au directeur du théâtre ; « la charmeuse de serpents jusqu’à perte de vue leur envoyait, à force de ronds de bras, des baisers. »637
Quelques années plus tard, Musset n’a pas, pour Jacques et pour son ami Henri, la même séduction. Une autre distraction a égaré les esprits des jeunes gens. Les deux amis s’enivraient de bicyclette. Sur deux roues, grisés de vitesse, de modernisme, de laisser-aller populaire, ils pédalaient à toute allure en compagnie d’autres adolescents en sueur pratiquant le "Tour de Gare". Ils s’amusaient en élargissant les circuits et en prenant des routes de plus en plus lointaines.
Des jours de son enfance lui vient aussi une belle brise de bonheur, plutôt une étincelle ; un instant qui brille, conservant la vive empreinte d’un monde éteint, et colorant son présent de belles couleurs luisantes. Cet instant, c’est la passion amoureuse qu’il a vécue pendant son adolescence. Pour son amusement, Jacques a toute une ville. « [Il] pouvait entrer dans toutes les maisons. »638 Dans chacune, ou presque, il avait un amour. Il a aimé trop de filles, des grandes et des petites. Enfant, il avait de l’attrait pour les filles et une prédilection pour le jeu de cache-cache. En couple élu il se tenait serré avec une fille dans la nuit d’un placard ou enfoncé dans le foin d’une grange. Ce retrait enfantin procurait à Jacques les facilités du péché ; pourtant, il ne se passait rien ; sa flamme restait contenue dans le songe. À douze ans il a connu la passion amoureuse dans sa brûlure extrême avec la douce Lili, blonde adolescente de sa ville natale. « C’était une passion charnelle sans nul doute, mais toute intérieure, et qui n’attendait rien de son accomplissement. Il n’est de volupté que furtive. »639 La joie que Chardonne a ressentie pendant cette aventure secrète provenait de son émotion en touchant la robe de Lili quand ils étaient côte à côte au temple, suivant très mal le cours d’instruction religieuse. Son émotion devint plus intense quand, une nuit en dansant, elle le serra dans ses bras. Dans sa vie, « il y en avait bien d’autres, des Jeanne, des Madeleine et des Suzanne aussi ! Les jumelles, surtout. »640 L’une et l’autre, Jacques les aimait indistinctement. « Il les voit encore, inaltérables quand il veut croire à l’amour. »641 Ailleurs, il a connu encore des jeunes filles, celles de Bordeaux, de Saint-Georges, de Royan, de Pontaillac et de toutes les villes qu’il a visitées en été. Là-bas, sur la mer, il s’amusait encore de l’amour et de la liberté, marques qui désignent le bonheur d’une enfance anarchique.
Le passé qu’il décrit dans son œuvre non romanesque n’est pas formé des événements de tous les jours, mais de ceux qui ont marqué dans sa vie. De ce retour au passé il ne cherche que le temps des délices. Il n’a choisi de raconter que ce qui le touchait le plus : le jeu, l’amour et le fait d’être avec les amis. De cette manière, il compose à sa façon sa vie passée. Il la présente d’une manière dans laquelle il est heureux et satisfait.
Voir Le Ciel dans La Fenêtre, p. 117.
Matinales, p. 181.
Attachements, p. 75.
Le Ciel dans La Fenêtre, p. 124.
Dans Attachements, il écrit : « J’ai eu comme tout le monde l’enfance bénie d’un petit sauvage, mais je n’ai de souvenirs que depuis mes premières fièvres ; avant dix ans, je ne me rappelle rien : le temps heureux, je suppose. » p. 13.
Voir Matinales, p. 21.
Demi-Jour, p. 84.
Voir Demi-Jour, p. 86.
Matinales, pp. 19-20.
Le Chant du Bienheureux, p. 11.
Geneviève Fauconnier. « Jacques et nous autres » extrait d’Évocations, Stock, 1960, dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 6, 1979, p. 14.
Demi-Jour, p. 86.
M. Fauconnier disait doucement à sa famille : « Nous n’aurions pas de pommes cette année. Jacques les a toutes mangées. » Le Bonheur de Barbezieux, p. 40.
Le Bonheur de Barbezieux, p. 67.
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 31.
Fauconnier, Geneviève. Claude, Stock 1933, p. 26.
Fauconnier, Geneviève. Claude, p. 51.
Le Ciel dans La Fenêtre, p. 110.
Le Bonheur de Barbezieux, p. 52.
Ibid., p. 53.
Demi-Jour, p. 87.