2. L’écriture et le métier d’écrivain : les voies de bon plaisir personnel

Les mots, par la parole et par l’écrit constituent, pour Chardonne, le principal instrument de son propre bonheur. « Il lui fallait écrire pour vivre et vivre pour écrire ».642 Dans Matinales Chardonne a écrit : « Enfant, je ne connaissais que mes jeux ardents et mon propre personnage assez tyrannique, enfermé dans mon monde intérieur. Quand on me parle du milieu qui a façonné un être, d’influences qui l’ont pénétré dans son jeune âge, je ne comprends pas du tout ce que cela signifie. »643 Alors est-ce l’instinct ou la volonté d’être l’écrivain qu’il est, qui ont poussé Jacques Boutelleau dans cette voie ardue dont il se contentait et qui ont fait de lui Jacques Chardonne, l’écrivain toujours préoccupé du livre qu’il écrirait et qu’il porterait longuement en lui ? Si on veut définir la nature de l’artiste, son essence, ou plutôt l’origine de ses facultés, on peut en situer la source dans le bouillonnement de l’enfant ; du moins en est-il ainsi chez Jacques Chardonne. Enfant, Jacques a vécu dans une atmosphère imprégnée d’art et de littérature : son père, tellement épris de musique et d’opéra, écrivait des romans, des poèmes, des pièces de théâtre, œuvres pour certaines publiées, mais qui ne se sont pas vendues. Cependant son père ne s’est pas lassé d’écrire. Poussé par l’encouragement de ses amis Loti et Daudet, son premier roman Meha, avait obtenu quelques rééditions chez "Ollendorff". Sa mère, d’origine étrangère, qui aimait lire des livres religieux, « n’a eu de véritables relations humaines que par sa correspondance. »644 Elle possédait parfaitement la langue française dont elle usait avec art en écrivant « beaucoup de lettres, très vite, d’un style ravissant. »645 Elle aurait transmis ce don à son fils. Dans l’immense salon de leur beau château, les parents, tous deux esthètes, offraient de magnifiques réceptions, invitaient à leur table des écrivains de renom comme Pierre Loti et Gabriel Trarieux. De ce monde, dans lequel Jacques le petit de dix ans a baigné, serait né le premier germe de son talent romanesque qui « a tous les caractères de la fatalité »646 : « le talent, a écrit Chardonne, est une grâce, les outils acérés que le talent exige sont donnés en même temps. Des circonstances peuvent étouffer ou favoriser cette grâce. Si les circonstances sont données comme le reste, nous voici dans la main des dieux, et la terre n’est plus que magie, sombre ou lumineuse selon les caprices du jour. »647 Dès l’enfance, autour de notre écrivain, tous les gens, dans la maison et en dehors, étaient amateurs de livres et de littérature. En préparant une  « Histoire de l’Edition en France » Chardonne a écrit : « Je suis né à Barbezieux, le 2 Janvier 1884, dans une maison pleine de romans, et l’éditeur Ollendorff m’a vu dans mon berceau […] Les fonctionnaires de Barbezieux étaient de pittoresques personnages ; presque tous, un peu frottés de littérature. Le sous-préfet faisait des vers. Le médecin Monnerot possédait une splendide bibliothèque de vingt mille volumes. Des professeurs du collège pourvus d’une voix retentissante, et qui s’étaient distingués en divers casinos jouaient la comédie, avec des juges du tribunal, dans les familles qui offraient deux fois l’an avec un bal ce genre de divertissement. »648

Chez Fauconnier, où le petit Jacques passait le plupart de son temps, les circonstances étaient favorables pour perfectionner la vocation du futur écrivain. Dans Musset, les garçons, qui à leur dix ans, étaient comédiens et qui ont tenté d’examiner leurs talents romanesques en écrivant les textes qu’ils jouaient, ont transporté, aussi, en mots ce qui se déroulait dans leur tête et dans leur cœur. Jacques a écrit Lucile aux seins d’albâtre et son ami Henri a écrit la Batrachomyomachie. Les manuscrits sont restés secrets dans le poulailler désaffecté et désinfecté, cachés dans le coffre d’avoine, sous le chaume du toit et entre les poutres. Ces écrits, malgré leur style enfantin et fragile et leur contenu singulier, étaient les premiers souffles du sort d’écrivain des deux amis. Ils ont donné l’espoir à leur entourage de voir, un jour, des livres imprimés porter les noms de ces écrivains débutants, voués à la destinée éclatante de l’artiste. Voilà une phrase des Évocations de Geneviève Fauconnier qui annonce cette certitude :

‘« Nous savions que Jacques et Henri écriraient des livres qui seraient imprimés, qu’eux-mêmes seraient des auteurs célèbres. On n’y pensait pas. Ça ne faisait pas de doute. »649

Cette conviction du talent a donné aux garçons la confiance d’eux-mêmes. Elle se mêle à leur vie et inspire leurs jeux : au grenier, installés dans de vieux fauteuils, les enfants représentent  « l’Académie Française ». Il faut rédiger le dictionnaire académique, prononcer les discours de réception, préparer un journal à peu près hebdomadaire. Un autre jeu est celui des Jeudis et des Dimanches : les amis ont fondé la « Chambre des Députés ». Ils y discutent, à partir de tumultueuses séances, des actualités mondiales, nationales, locales et familiales. Jacques, que ses amis ont surnommé Lur-Luberlu, représente à lui seul, l’extrême gauche. Enfant si pressé de faire jaillir en parole ses pensées, il occupe la tribune dénonçant, au nom de la justice, la misère du peuple. Un des programmes de ce jeu est de préparer le journal Le Congrès dans lequel on publie les articles de Jacques et ceux des plus jeunes députés. Quelques années plus tard, les amis ont fait imprimer deux journaux : d’abord, Le Loufoque, qui est imprimé à grands frais avec l’argent que madame Boutelleau a glissé dans les poches de son fils. Il en a été tiré deux mille exemplaires. Mais ce journal est mort-né : le vendeur chargé de le distribuer, assez ivrogne de nature, le laisse dans la rue sous la pluie du premier janvier. Vient ensuite l’hebdomadaire L’Arc-en-ciel.

Jacques est élève de l’enseignement moderne. À cette époque, privé de latin, un jeune homme se trouve réduit au commerce ou à l’industrie. Son père a voulu lui fermer les voies qui mènent à la littérature. Il pense que « la littérature n’est pas un métier ! C’est un secret. »650 Le père n’envisageait pour son fils que la situation de gérant de la Société Vinicole, c’était la maison fondée par son propre père, elle avait donné longtemps l’illusion de la richesse. Jacques en était l’héritier. Son oncle l’initiait aux difficultés de son poste futur et le préparait à le remplacer. Mais Jacques est pris par l’idée de l’écriture. Au temps de son baccalauréat, il avait en tête une œuvre, dont il n’avait pas écrit une ligne. Elle lui semblait plus importante, plus urgente qu’un examen. Malgré tout, Jacques passa l’examen et devint bachelier, pour étudier ensuite le droit. En ce temps là, à dix-huit ans, il avait annoncé à sa famille qu’il allait quitter Barbezieux et renoncerait au poste qui lui était promis dans la Société Vinicole. Il voulait travailler ailleurs et faire de la littérature son métier. Cette décision, qui a tant marqué sa vie, et qui a été singulièrement ferme et sans aucun contenu, Chardonne l’a insérée dans son œuvre romanesque. Lisons cette conversation entre Pierre, le héros du Chant du Bienheureux et son père :

‘« M. Baraduc remarqua un changement dans l’humeur de son fils. Pendant deux ans il chercha les mots qui toucheraient ce garçon ombrageux. Un jour, il appela Pierre et lui dit gravement : « Parle-moi. Tu as quelque chose à me dire » ; Pierre répondait : « Je ne veux pas me présenter à mon examen ». M. Baraduc lui affirma qu’il serait reçu. Ensuite, il entrerait dans une école commerciale, puis il voyagerait. Très jeune, il serait chef de maison. Pierre répondit : Je ne veux pas entrer dans la maison. Je veux partir. Je gagnerai ma vie ailleurs. Je travaillerai. – Pourquoi ? » disait M. Baraduc, et souvent il renouvela sa question, comme si une explication même insensée l’eût consolé. Mais il se heurtait toujours à cette volonté butée et incompréhensible : « Je veux partir ». p. 12’

Cette obéissance à un commandement irrésistible du destin, est le premier pas inconscient dans la voie "dangereuse" où depuis Chardonne s’est obstiné. Cependant cette voie de la liberté de l’esprit, est pour lui le bon plaisir, car  « il a toujours vécu à sa guise sans se soucier des risques, écrivant comme il vit, un peu trop attaché à ses goûts ».651

Avant ses trente-cinq ans, Jacques n’avait rien écrit, mais « la certitude qu’il peut publier une œuvre ne l’a pas quitté un jour durant sa jeunesse. »652 Il songe toujours à sa vie future d’écrivain. « Là surtout étaient [ses] amours ».653 Jusqu’à son départ de Barbezieux, la littérature n’avait touché notre écrivain que par quelques phrases des livres de Flaubert et de La Bruyère et d’autres noms glorieux qu’il a tirés de la bibliothèque de son père, bibliothèque entassée dans deux placards de sa chambre pendant l’installation de sa famille à la Société Vinicole après la ruine654. Son professeur de latin lui a conseillé la lecture de Tolstoï, chez qui Jacques a trouvé une certaine épaisseur humaine et qui est devenu, dès lors, sa seule passion littéraire. En Suisse, durant la seconde année de la guerre, sous les arbres qui portent dans leurs branches le bleu délavé des montagnes et du lac, au village de "Chardonne", Jacques a commencé à écrire son premier roman, L’Épithalame. La foi de sa vocation d’écrivain a porté ainsi ses fruits. Jacques Boutelleau a enfin écrit le roman qu’il voulait. Selon le conseil de son ami Paul Géraldy, il a pris pour pseudonyme littéraire le nom de ce village pour devenir, avec la publication de son premier roman, Jacques Chardonne. Sa vie est, ainsi, à peu près accomplie selon les rêves de sa jeunesse. Dans la remémoration de son passé, il décrit ce qu’il a ressenti dans ce moment-là :

‘« J’écrivais pour la première fois de ma vie et comme dans la nuit, m’étonnant qu’une seule note, sans accompagnement, fût si longuement tenue. Je connus, sans la reconnaître, l’étrange faculté de l’imagination, si secrète, et qui agit davantage quand elle se dissimule au cœur du réel. Une œuvre est bien chétive tant qu’elle demeure à l’état de projet et de rêve. C’est dans la précision matérielle de l’achèvement qu’elle peut donner à rêver. » Le Bonheur de Barbezieux, p.143.’

Un hasard pur lui a permis d’entrer comme secrétaire chez l’éditeur P. V. Stock. Pour devenir plus tard lui-même son codirecteur en partageant la maison de l’édition avec son ami Maurice Delamain. Il a gardé pour le métier d’éditeur, son patronyme de Boutelleau. La maison Delamain-Boutelleau, qui lui a beaucoup appris sur le genre humain, lui a permis d’être en contact avec des auteurs dont il est devenu l’ami et qu’il a approchés avec le plus vif plaisir comme François Mauriac, Elémir Bourgs, Edmond Jaloux, Marcel Arland - à qui il a dédicacé son livre Le Bonheur de Barbezieux - Cocteau, Jean Rostand, et tant d’autres. Elle lui apporte « un peu d’activité matérielle, un foyer de mouvement, une attache à la vie courante […] une espèce de distraction »655. Durant trente ans dans son métier d’écrivain et d’éditeur, les livres, les lettres, les correspondances et les auteurs ont contribué à faire son plaisir : « Je n’ai eu qu’une distraction dans ma vie : ma maison de commerce. J’aimais la chaleur de mon bureau. Cette douce température venait de l’association du personnel à la dignité de nos affaires qui était vraiment chose commune ».656

Devenir écrivain et avoir cette capacité de communication entre la plume, l’esprit et le cœur, ce n’est pas un travail pour gagner sa vie. Pour Chardonne le travail de l’écrivain « c’est du chant. Croyez-vous que l’oiseau travaille quand il chante ? »657 a-t-il dit à ses amis. Le bonheur que lui procure ce métier vient des bons jugements sur ce qu’il a écrit. Voilà ce qu’il a noté dans une de ses lettres à son ami Maurice Martin du Gard où il exprime la joie qu’il a ressentie à cause d’un bon jugement sur L’Épithalame :

‘« Vous me dites de bien belles choses sur L’Épithalame, et je suis bien heureux d’avoir des lecteurs comme votre femme, si empressés et de si bon jugement. On s’aperçoit que le roman est resté vif et solide. C’est un bonheur pour moi ; car tout se décidait pour lui dans cet intervalle de 30 années (un siècle ou deux). Ce sont là encore de ces choses que l’on ne peut jamais prévoir. »658

Cependant la joie qu’il éprouve en écrivant certaines images qui font partie de ses plaisirs : « plaisirs des amitiés, de quelques femmes, des paysages, du métier à son gré »659 reste sa véritable félicité.

Notes
642.

Bay, André. « Jacques Chardonne : du bonheur conjugal », dans La Tentation du bonheur, op.cit, p. 63

643.

Matinales, p. 18.

644.

Ibid., p. 21.

645.

Ibid.

646.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 32.

647.

Le Ciel dans La Fenêtre, p. 88.

648.

Chardonne, Jacques. « Propos comme ça sur l’Édition » dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 1, 1971, p. 21.

649.

Fauconnier, Geneviève. « Jacques et nous autres », op.cit, p. 18.

650.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 108.

651.

Voir Le Bonheur de Barbezieux, p. 111.

652.

Ibid., p. 27.

653.

Ibid., p. 139.

654.

Le grand-père Boutelleau était pris par son imagination. Il a voulu faire de sa propriété un modèle de culture variée. Il a englouti sa fortune dans ses projets au Guery et il a conduit sa famille à la ruine.

655.

Lettre à Paul Géraldy, cité dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 74.

656.

Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, p. 92.

657.

Galey, Matthieu, « Quelques notes de journal » dans Cahiers Jacques Chardonne, N°4, 1977, p. 24.

658.

Ibid., p. 13.

659.

Déclaration de Chardonne pendant une interview avec Ginette Guitard- Auviste. Citée dans La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 269.