3. L’amitié : le parfum de la vie et la joie de toujours 

« Un ami, a dit Paul Morand à Chardonne, c’est un homme que l’on ne voit jamais et auquel on pense avec plaisir »660. À ses chers amis, qui étaient toujours assez lointains, Chardonne a toujours pensé avec plaisir et il les a aimés en esprit. « L’amitié est le sentiment que [Chardonne] place le plus haut »661, il la trouve plus aérée que l’amour qui exige trop, « elle ne réclame ni charité, ni bonté. »662 Elle a accompagné sa vie et l’a parfumée. « Elle l’a détaché de l’humanité et de son avenir ». 663 Et « c’est grâce à [elle] qu’il a une si haute opinion de l’homme. »664 La vie pour lui « est quelques êtres. Elle les a faits tels qu’il les aime […] Les gens ennuyeux, il n’a pas voulu les connaître […] Dans [ses] livres, il n’en parle pas. » 665 Il aime un type déterminé de gens. « Des êtres rares auxquels il s’est attaché ».666« Il y a des cas, dit André Maurois, où cette liaison [l’amitié] est naturelle, pour la très simple raison que l’être ainsi rencontré est de qualité rare et qu’on la reconnu pour tel »667 Chardonne n’a jamais attaché d’importance aux goûts littéraires de ses amis ; ni à leurs opinions politiques ; ni à leur figure, ni à leur caractère. Cependant, il a une idée très nette de leur personne, mais il ignore de quoi dépend son affection pour eux, si exclusive et fidèle. L’amitié a, pour lui, ses conditions. « Elle est comme le mariage, suppose un serment »668. Elle consiste dans un choix plus ferme : « il lui faut beaucoup de temps ; elle a besoin d’être incorporée et sans doute nouée dans l’enfance669, il faut du temps et un peu de modestie pour avoir un ami. »670 L’archétype de ses amitiés est celle qu’il a connu avec Henri Fauconnier, l’ami de Barbezieux avec qui il a goûté la vie. C’est à dix ans, que Jacques a commencé à voir tous les jours son ami Fauconnier. Il a remplacé pour ce dernier un petit frère mort à deux ans. Leur amitié d’enfance, qui est baignée des jeux et de la littérature, « est le plus vif sentiment que [Jacques Chardonne] a éprouvé, sans une ombre, sans heurt, durable comme tous les vrais sentiments et qui n’est pas terminé après plus de quarante ans. »671 À vingt-cinq ans, ils se sont séparés : Henri a quitté Barbezieux pour être planteur en Malaisie, Jacques, en Europe, en a parcouru bien des villes. Mais leur amitié reste durable. « Les deux amis étaient très différents, mais leur entente était complémentaire. Henri savait calculer, dessiner, jouer du piano, composer des vers et Jacques ne savait rien faire que donner des idées. »672 « Le calme, l’étrange force de douceur, comme magique, la sagesse fascinante »673 étaient les caractères de la personnalité d’Henri qui ont enchanté Jacques, puisqu’il a écrit : « Je crois qu’il [Henri] ne s’est jamais trompé dans ses jugements, ni dans ses goûts. »674 Cette personnalité silencieuse et sage a envahi l’œuvre romanesque de Chardonne sous plusieurs noms. Elle a été Étienne dans Éva, Lucien le personnage secondaire du Chant du Bienheureux et Jean dans Claire. Dans ce dernier roman, Henri, celui qui a dit que « la vie est faite pour le loisir »675, est l’ami absent qui a rempli l’existence de Jean ; « Je le connais bien, déclare Jean, il a rempli mon existence. Pourtant, je n’ai pas vu beaucoup l’ami auquel je pense. Il habitait la France, et je suis parti pour Bornéo… pour moi, il était sans défaut. Ce n’est pas une fiction que j’admirais en lui, mais nous étions liés par un sentiment qui exclut le médiocre. L’amitié ne supporte qu’une vision épurée, qui est la vraie. »676 C’était une parenté d’âme qui a permis à cette amitié de grandir et de s’affirmer.

Avec Henri Fauconnier, Maurice Delamain, l’ami de Jarnac et le condisciple à la faculté de droit de Paris, a fait de notre écrivain l’ami de toujours. Pendant plus de quarante ans, il a dirigé avec celui-ci les éditions Stock : il avait été convenu entre eux, dès le début de leur association, que Chardonne se consacrerait à son œuvre et que Delamain donnerait tout son temps à la librairie et à la maison d’édition. En 1941, celui-ci a écrit la préface de la première édition de L’Amour, c’est beaucoup plus que l’amour. Les souvenirs de leur amitié remontant à leur enfance, avaient aussi leurs goûts particuliers chez Jacques Chardonne. Ce dernier, « séduisant en parole »677 a trouvé en Delamain un esprit frère. Un ami qui peut connaître son langage. À Paris, durant ses études, il l’a retrouvé avec joie en poursuivant, chaque jour, une conversation vraiment intime, toujours dans le vif du sujet et des êtres. « Cette unique conversation sans fin, écrit Jacques Chardonne, m’a détourné de tout autre entretien. »678 Chacun des deux entend très bien l’autre, mais ils ne sont jamais d’accord. Ils se sont tant écrit toute la vie. Ils ont dépendu l’un de l’autre pour tout : famille, métier et idées. Maurice « s’est contenté, écrit Chardonne, comme sa sœur Jeanne, ou ma sœur Germaine, de me souffler les pages que je préfère dans mes livres ».679

Ce que Chardonne n’a jamais évoqué dans ses écrits, c’est qu’aux dernières années de leur vie d’éditeurs s’était accentuée une distance entre eux. Leur intimité a été brisée. Cependant ce silence n’a pas affecté leur amitié qui à la fin de leur vie, n’avait rien perdu de ce qu’elle était dans leur jeunesse. L’amitié de Delamain lui a permis plus de liberté d’esprit qu’avec ceux auxquels il unit des liens de chair et voilà, peut-être l’esquisse de cette relation qui procure à Chardonne le bonheur.

Dans ce qu’il a écrit de soi, Chardonne s’est plu à retrouver avec sa plume des images de la vie de ses meilleurs et proches amis - amis littéraires et amis de cœur - dont les histoires ont été écrites non seulement pour contenter son désir d’écrire, mais parce qu’il a pour eux de l’estime et du respect. Il a reconnu en eux une âme au-dessus du commun, ils sont extrêmes dans leurs qualités. Dans Matinales, il a cité à titre d’exemple : Liris680, Léon Blum qu’il a connu dès l’enfance, dès la "Chambre des Députés", Jean Rostand qui a été pour lui comme « une idée, une vision qui l’a suivie dans des jours qui ont beaucoup compté pour lui. »681 Édouard Estaunié682, Robert Poulet.683 Dans les autres livres, il a parlé le plus souvent et avec le plus de délectation de Paul Morand684, en qui il a trouvé le meilleur parmi les jeunes écrivains, « un prodigieux remueur d’idées, un inventeur d’images, un voyant. »685 De lui, il a écrit : « Paul Morand, c’est le talent comme à l’état pur, sans époque, sans autres attirances ou sollicitations que l’expression parfaite, sa lumière et sa résonance, ses clefs magiques avec une intelligence de feu et le tragique de toutes choses humaines. Quand j’admire Paul Morand sans mesure, a-il ajouté, on me dit : « il est à l’opposé de vous ». C’est pourquoi je l’admire de tout mon cœur d’écrivain, assez chaud celui-là. De moi, j’ai eu suffisance »686. Il a parlé aussi de Charles du Bos687, François de Curel688, François Mauriac et des autres. De ceux-là et d’autres, il s’est exprimé avec joie, chaleur et admiration. De Mauriac, l’ami de Bordeaux, Chardonne a beaucoup parlé. De leur amitié, il a de rares images, images « des temps où celui-là ne savait pas encore qu’il portait un si beau nom. » Pendant leurs rencontres, les amis parlaient de la guerre, de l’avenir incompréhensible, de la mort et d’autres sujets. Mauriac est de ceux que Chardonne a aimés et qu’il considérait comme des êtres rares. Admiration qu’il exprime dans Le Ciel dans la Fenêtre et dans Attachements :

‘« Je connais Mauriac, sa vraie nature, sa liberté, son intelligence inspirée qui surpasse l’erreur si quelquefois il se trompe ; François Mauriac est un magnifique écrivain, cela me suffit ; de lui, on n’aurait jamais fini de parler. C’est tout dire. » p. 104.

« On dit que la France est riche. Je n’en suis pas sûr. C’est sa lumière qui fait illusion et elle vient des Français.
Je vois cette phosphorescence toute française lorsque je me rappelle l’image de François Mauriac, je veux dire sa personne extérieure, cet homme absolument libre, rétif toujours, que rien n’intimide et ne peut duper, même la gloire, sa frémissante impertinence et cet bouillonnement rétracté, ce regard dur de poète qui a tout dénudé et conserve une flamme. » p. 76.’

La plume de l’écrivain, qui « jusqu’à un âge avancé […] ne pouvait même pas s’exprimer par écrit »689, se montre aisée et assez fine dans ses livres non romanesques pour peindre avec joie les histoires des amis qu’il a connus depuis son enfance, et surtout ceux qui savent se réjouir de la vie et bien goûter les instants de bonheur qui marquent leur existence. Il exprime en mots toutes les images heureuses que ses amis se sont créées et dont il a été témoin. Dans Matinales, on lit l’histoire d’un couple qui habite Madère et que Chardonne connaît depuis longtemps. Pour lui, ce couple âgé, - l’homme a quatre-vingts ans -, plein de sagesse et d’innocence, a vécu heureux dans son paradis terrestre : promenades à cheval à travers les futaies, parmi les fleurs, moments tranquilles devant un café en regardant les nouveaux étrangers qui traversent la place, contemplation, sur la terrasse, du ciel et de la baie dans la nuit en jouissant du parfum des orangers de leur jardin et du faible bruit de l’océan. Le passé n’existe plus pour ce couple, il a tout oublié dans son Éden. Il vit tranquille sans se soucier de son grand âge et de la mort prochaine. Chardonne ne croit pas que ses amis (ce couple) « aient même le sentiment de leur âge. Ils songent peut-être à d’autres vies encore qui suivraient celle-ci »690; il admire en eux cette nature qui les distingue. En outre, dans des belles images qui colorent Matinales et les dernières pages du Bonheur de Barbezieux, Chardonne décrit l’enfance et la jeunesse heureuse de son ami Jacques Delamain, dont le caractère a été présenté dans L’Épithalame à partir du portrait d’Édouard, le beau-frère de Berthe691. Il y exprime la grande admiration qu’il a pour cet ami. Voilà ce qu’il a écrit de lui dans le second livre :

‘« Ces plaisirs de sa jeunesse, il les goûte encore d’une âme fraîche à soixante ans. Je ne connais pas d’être plus jeune et je n’imagine pas qu’il puisse vieillir. Il possède toute la science de son temps sur le monde des oiseaux et de la nature proche […] Chaque saison lui offre son renouveau, et, la nature pour lui n’est jamais vide ; tous les jours sont utiles, tout instant a sa plénitude terrestre, avec sa leçon ou son chant […] pour Jacques Delamain, la campagne est sûrement indispensable. Tant qu’il possédera une petite maison, au bord d’un pré en pente, à la lisière d’un bouquet de pins, je ne vois pas ce qu’il pourrait souhaiter. Là il est heureux autant qu’il est possible sur terre, parce qu’il demeure au milieu des objets de son goût et des êtres selon son cœur, et que sa vie à la fois active et contemplative, conditions d’une bonne respiration est orientée vers cet horizon strictement humain et infini qui se situe à la jointure des choses et de la pensée. L’oiseau dont il raconte les mœurs et qu’il dépeint avec une justesse et une variété de touches si surprenantes n’est pas un simple objet de curiosité, mais avant tout un instant de beauté, une émotion qu’il veut fixer. » pp. 192-193.’

Enfant, Jacques Delamain a vécu dans « un monde merveilleux, plus beau que celui des contes de fées »692, enchanté de la découverte du monde des bêtes dans son jardin où il y a toujours des événements nouveaux et curieux sur le monde des animaux et des oiseaux qu’on soigne dans ses volières. Il jouit de contempler la collection de papillons du grand-père, des serpents, des lézards bien conservés et de feuilleter les petits volumes d’une vieille édition de Buffon pleine de gravures coloriée. Les promenades dans la campagne, et les aventures imaginaires dans la forêt, avec son oncle pendant les vacances pour rechercher des sources du Rat, ont rempli sa vie d’une joie extrême. Dès l’enfance, il s’est dérobé à l’amitié. Cet éloignement des amis lui a ouvert les voies vers la nature, qui est devenue sa meilleure compagnie. Dans le domaine qu’il a créé à son gré, près de Jarnac, il a réuni tout ce qu’il aime des fleurs qui font son perpétuel ravissement. L’amour de la vie rayonne partout de l’endroit où il habitait avec les collections d’oiseaux de son pays. Dans l’univers qu’il a créé, il a éloigné les grands problèmes et toute sorte d’inquiétude en s’occupant de ses plantes et de ses oiseaux. Chardonne apprécie dans cet ami cette façon de vivre délicate et noble qui lui permet de s’éteindre dans la paix. Découvrir les secrets du bonheur des gens qu’il a connus auparavant, c’est parler de « Ceux qui lui ont fait aimer la vie »693 dans une société disparue.

Notes
660.

Ibid., p. 169.

661.

Claire, p. 27.

662.

Le Chant du Bienheureux, p. 20.

663.

Voir Le Bonheur de Barbezieux, p. 44.

664.

Éva, p.

665.

Attachements, pp. 137-138

666.

Le Bonheur de Barbezieux, p.44. En outre, une phrase écrite dans Attachements pour décrire François de Curel exprime cette même idée : « il parlait d’une voix unie, très douce, et l’on s’apercevait de son intelligence. Ce n’est pas une qualité commune. Il avait une intelligence juste, équilibré. Elle ne chercher pas à surprendre. C’est cela, je crois, qui est très rare. » p. 146

667.

Maurois, André. Sentiments et Coutumes, Grasset, Paris, 1934, P. 107.

668.

Ibid., p. 119.

669.

Ibid., p.44.

670.

L’Amour du prochain, p. 16.

671.

Ibid., p. 42.

672.

Fauconnier, Geneviève. « Jacques et nous autres », op.cit, p. 16.

673.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 42.

674.

Ibid.

675.

Demi-Jour, p.10.

676.

Claire, p. 27.

677.

Le Bonheur de Barbezieux, p.32.

678.

Ibid., p.125.

679.

Ibid.

680.

Voir Matinales, p. 101.

681.

Ibid., p. 133.

682.

Ibid., p. 121.

683.

Ibid., 209.

684.

Demi-Jour, pp. 49-60

685.

Chardonne, Jacques. Lettres à Roger Nimier, Grasset, 1954, p. 70.

686.

Article sur Paul Morand « In mémoriam » par Maurice Delamin, dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 4, 1977, p. 36.

687.

Voir Attachements, pp. 140-145

688.

Ibid., pp. 145-152.

689.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 32.

690.

Voir Matinales, p. 142.

691.

« Berthe questionnait Édouard sur ce peuple des oiseaux qu’il observait constamment. »Voir L’Épithalame, pp. 156-157.

692.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 186.

693.

L’Amour du Prochain, p. 15.