4. Les cités du bonheur : lieux de vie, lieux de voyage

Lorsque l’on naît, on ne choisit pas sa famille ni le lieu dans lequel on va habiter et grandir. En ce qui concerne notre écrivain, il semble, à partir de son œuvre non romanesque, qu’il est heureux, fier et ravi du pays que son destin lui a choisi pour vivre. À plusieurs reprises, dans ce qu’il écrit de soi, il confie la grande joie qu’il a vécue dans sa ville natale et le grand amour qu’il éprouve pour elle. La Charente, productrice de cognac, est le sol natal où Jacques Chardonne a vécu enfant et où il a connu les belles années de sa vie. Dans Détachements, il a écrit : « Chaque écrivain a comme Rousseau son « Île de Saint-Pierre », […] il paraît que j’avais placé mon éden en Charente. »694 En quoi cette ressemblance avec l’Île de Rousseau ? Quels sont les moyens de subsistance qui font de sa Charente le paradis ? Dans ses écrits autobiographiques, Rousseau a parlé de son bonheur qui était souvent lié à la nature environnante. L’attrait de la nature était lié à ses voyages solitaires, à la vie paisible avec des êtres chers et à des images idylliques. Dans ses œuvres, il a cité tous les lieux et les villes qu’il a visités et qui participent à la construction de son bonheur ; parmi lesquels l’Île de Saint-Pierre dont il a parlé longuement dans Les Confessions (XII). Rousseau prend « en quelque sorte congé de son siècle et de ses contemporains » et va vivre sur cette île. Il se réfugie dans ce lieu, pensant passer là le reste de ses jours. Le temps y prend une nouvelle dimension, grâce à l’étude de la botanique. Cette île, dans laquelle il a apprécié la nature en fonction des sentiments qu’elle lui procure, se définit comme le lieu rousseauiste par excellence : espace limité au milieu du lac de Bienne, présence de l’eau, vue au loin sur les montagnes, elle offre toutes les conditions du parfait bonheur contemplatif. Pour revenir à l’œuvre chardonnienne non romanesque, on constate que l’écrivain a réservé un grand espace pour parler, avec abondance, de sa terre natale et de ses contrées. Il a parlé aussi des villes voisines, des îles et pays qu’il a visités et dans lesquels il a vécu une période de sa vie. Tous les lieux évoqués lui ont procuré un bonheur ineffable. Parler des lieux chez Rousseau, c’est essentiellement parler de la nature et de son influence sur sa création littéraire ! Mais on décrit Chardonne comme un écrivain antiromantique en face de la nature.695 En fait, Chardonne en a parlé avec plaisir mais le lyrisme n’y a aucune part ; « c’est une nature toute intime qui répond à [sa] nature. »696 La Charente dont il a parlé apparaît moins pour elle-même que pour refléter l’intimité de l’écrivain avec sa terre natale : « ici, écrit-il, il y a pour moi un passé dont je me souviens.697 Plus tard, dans mes voyages, mes amours, je n’ai rien connu de plus brûlant ; et je sens toujours ce qui m’aurait manqué, quand le goût me vient d’écrire, si je n’avais pas été enfant dans une petite ville ».698 Chardonne a quitté la Charente à dix-huit ans pour vivre entre Paris et Chardonne. Loin de sa province, il a consacré sa vie à étudier et à travailler dans sa maison d’édition. À la Libération de la France, Chardonne a été emprisonné à Cognac. Puis on l’a relâché ; mais il n'a pas été tout à fait libre. Il était en liberté surveillée. Il devait résider près de Cognac. Son séjour obligatoire a été l’occasion de contempler sa ville et de goûter, dans sa solitude, la beauté de sa terre natale qui n’a guère changé depuis longtemps. Il y a retrouvé son enfance. Il a béni les conditions qui l’ont obligé à se cantonner en Charente en regrettant la perte de temps qu’il a subie en déplacements loin de son paradis. Le souvenir qu’il a de son pays lui a laissé un vif goût d’écrire sur tout ce qui s’y rapporte. « Je pourrais composer, a-t-il écrit, un charmant poème avec des noms de villages charentais. Il n’aurait de sens que pour moi. Là, j’ai vécu enfant. »699 Sa Charente à lui est « un songe, pays exotique plus rêvé que réel. Pays marin par sa lumière, ses nuages lourds entre des percées d’azur étincelant, ses pluies qui ont tant de force. »700 Quand il dit qu’elle est son éden et son paradis terrestre c’est parce que, pour lui, « Elle n’est pas une imagination ; […] la lumière de la Charente existe, sans pareille en France, même dans la Provence. Elle n’est pas traduisible en mots. Pourtant, on ne sait quoi d’ineffable baigne la nature ; l’homme aussi. »701 De ces deux derniers éléments - la nature et l’homme charentais - dépend l’essence de son paradis. Dans la Charente, qui associe ville et campagne, marchands et paysans, Chardonne a trouvé, par rapport à ce qu’il a connu plus tard, « une paix qui semblait impossible à rompre. »702 Personne n’y vit dans la misère.703 Par conséquent, « rien n’offensait la justice. »704 Cette ville est « une société exemplaire »705 fondée sur la charité, l’égalité et où l’aisance est presque générale à cause du succès des marchands de la ville et de l’existence du commerce du cognac. Les gens charentais sont tout « d’une pièce qui ont appris par cœur toutes leurs idées et qui se ressemblent tous, une sorte d’homme abstrait qui justement a perdu le contact avec son vrai milieu. »706 Ils ont trop de visages ! De sangs mêlés, pourtant nulle classe chez eux. Tous sont libres, heureux de leurs travaux et ils sont dignes de leur rang. « La vie leur suffisait sans problèmes ».707 Les paysans riches de Charente, qui sont un peu de la ville, « sont tous des seigneurs »708 aux yeux de Chardonne. Malgré leur richesse due à l’agriculture de la vigne qui est la matière essentielle de l’industrie de la ville, ils ne donnent aucun privilège à l’argent. Ils conservent leur façon de vivre et les usages de la famille. Ils vivent dans des maisons austères, en pierre, pareilles à celles de leurs voisins moins fortunés. Chacun occupe l’emploi qui convient à ses aptitudes : « le maître de chai est une puissance et le tonnelier est fier de sa doloire ». Les marchands qui représentent la majorité, les grands et les riches de la ville, habitent au bord de la Charente, à Cognac ou à Jarnac, cadres romanesques de la première partie des Destinées sentimentales. Ils ne sont pas dépourvus d’âme : leurs dons qui sont de toutes sortes ont procuré l’aisance à quantité de gens de cette province. Ces marchands, bourgeois du siècle, sont des privilégiés pour Chardonne. Il est ravi « de leurs vertus de marchands : le sens du commerce noble, de l’honneur, le goût du risque et le respect de la règle, beaucoup de tendresse pour leur beau produit et le don de le servir. »709 Leur vraie passion est pour leur travail, pour la vigne, pour le cognac. « L’amour pour les choses bien faites ou de bonne substance, et le discernement que cet amour implique, et la patience, le courage qu’il veut, »710 c’est leur seule religion et en conséquence c’est la philosophie de Chardonne qui porte en lui le même sang. Il a apprécié en eux un orgueil secret : le sentiment de leur indépendance et leur « dignité en se laissant ruiner plutôt que de trahir la marque »711. Au milieu de ces marchands, Chardonne a « des souvenirs embellis de son enfance et de sa parenté assez étendue qui était composée exclusivement de marchands établis à Limoges, à Bordeaux, à Cognac. »712

Dans cette société de paysans de vigne et de marchands de cognac, Chardonne est ravi par les Charentais qui sont tout à fait étrangers à ce milieu, des gens qui sont doués d’instincts inconnus : "des poètes" qui se caractérisent par l’accent de la sagesse, et une douceur pleine de force. Ils ont une particularité ; en général ce sont des prosateurs. Il est ravi de l’écriture de Fromentin, « qui a porté à la perfection la description classique : ce qu’il peint est à la fois senti et pensé. » Dans le même sens, il a parlé de Pierre Loti et de son ami Henri Fauconnier. Ainsi, cette petite société des êtres privilégiés lui représente la Charente et bien davantage. « Quand on [lui] parle du bien être et de la culture qu’il faut apporter aux déshérités et d’un avenir où l’humanité sera bien éduquée, [il] revoit sa petite ville toute remplie de privilégiés, des hommes comblés et qui vivaient librement »713, et où le malheur est inconnu malgré les "maux éternels."714

En plus de la qualité de ses habitants qui lui ont fait le plaisir de le reconnaître comme un enfant du pays, il a également aimé de son sol natal des paysages verdoyants. Il les a trouvés dans la "campagne charentaise libre" où les champs n’ont pas de clôtures : « on peut y marcher longtemps sans rencontrer des obstacles, comme dans une propriété ouverte à tous. »715 On passe librement de la vigne à la prairie. Il a apprécié la douceur de cette ville, « ses maisons de pierre sans ornement, sans coquetterie ! Ses champs variés, ses pluies, sa lumière, sa gravité, et ses chais embaumés. »716 Dans sa Charente, il a goûté aussi un paysage mouillé, parfumé du vent de la mer qu’il a respiré d’un grand souffle qui lui a rempli le cœur. Il a trouvé ce paysage dans les chefs-lieux de la Charente-Maritime, sur la plage de Pontaillac près de Royan et  à Ronce. Dans cette dernière contrée, où on cultive les huîtres, Chardonne a trouvé la meilleure des sociétés possibles où le bonheur n’exigerait pas tant d’efforts. En plus de procurer une large aisance - elle offre à tous les grâces du sol en regroupant ses habitants sous la même étiquette économique et sociale 717 Ronce a une beauté indéfinissable. Pour la traduire en mots, Chardonne l’a composée à sa façon en images choisies, dont la plus belle est celle de son église,718 mais c’est dans l’image qui peint sa lumière que Chardonne a trouvé tout bonnement le vrai bonheur :

‘« Ici, [à Ronce] la lumière existe en soi, onctueuse, teintée de nacre, comme indépendante des choses qu’elle éclaire ; lumière vibrante des terres basses, pareille en Hollande ; un nuage brusquement s’ouvre comme une fleur bleue.719 Le soir, quand la mer est basse sur l’étendue de sable mouillé, palette brune, des reflets concentrés se déposent en taches huileuses, rouges, verts, ors violents, vite dissipés, et qui reviendront à l’aube prochaine, dilués dans les nuées de nacre et d’ambre. »Le Ciel dans La Fenêtre, p. 155.’

Rien n’a remplacé pour lui la beauté de sa province dont la lumière est limitée à un petit espace. Un peu plus loin, dans les villages voisins, c’est un autre ciel, d'autres saisons, et une autre nature. La Charente, a-t-il écrit, est « en vérité contrée diverse ; ce n’est pas le même hiver partout. Je ne connais pas d’hiver plus long, plus désolé que celui de la Grande-Champagne près de Segonzac ; ses coteaux gris, sans arbres ni prairies et leurs rangées de vignes dépouillées. »720  Le printemps charentais est l’atmosphère de son paradis. Il commence quand les marronniers vont fleurir et que le beau ciel de la ville trouve sa lumière. Ailleurs, en automne, sur la vallée, devant les prairies, où les arbres se colorent en bouquets blonds ou rougeâtres, sous le ciel et entre les fleurs, Chardonne ne retrouve pas l’odeur de sa campagne. La campagne est pour lui en Charente, « plus précisément sur une butte sablonneuse, près de Cognac. Là-bas en ce moment [en automne], les jours sont dorés comme les feuilles ; à travers les vapeurs matinales, blanches et transparentes, le ton des houx, des pins, des mousses a plus d’accents ; la terre, des senteurs plus fortes, des secrètes germinations se préparent. »721 L’été, pour lui, est plus doux en Charente. « Je n’ai pas connu, a-t-il écrit, même dans mon enfance, les étés qui embrasent l’œuvre de François Mauriac, et nous étions presque voisins.»722 Les beaux étés de son enfance étaient à Royan ; une vieille petite ville faite par la nature et le sol charentais. Sa belle plage était réservée autrefois à quelques familles de négociants bordelais et de Cognac. En 1945, cette ville est bombardée par erreur et elle est reconstruite selon des conceptions modernes. La beauté naturelle et intime est effacée ; cependant, la ville « a gardé un vent parfumé, un ciel très haut sur la mer et ses couleurs fraîches, bleus tendres qui viennent de naître entre les nuages. »723 De l’ancien Royan, rien ne subsiste ; pourtant Chardonne s’y dirige sans demander son chemin. Les contrées charentaises lui font battre le cœur. Il les trouve belles. Ce sentiment de la beauté, dans une certaine mesure, lui est tout personnel. Pour lui, « ce n’est pas le sentiment d’une beauté secrète ou inventée, mais c’est la certitude d’une beauté réelle garantie par son dénuement exquis. Elle n’est saisie que par une longue connaissance et une sorte d’amitié. »724

De sa ville natale, il a conservé deux images : l'une est celle de son enfance, l’autre date de sa vieillesse. Cependant, autour de lui et en lui, c’est toujours le même monde qu’autrefois : quand ses pieds le reconduisent dans la terre de la Charente, toute influence d’une autre ville disparaît. En revenant à sa ville, il a reconnu la saveur d’autrefois. Une grande intimité a uni la terre à son fils. « Il pouvait entrer dans toutes les maisons, allant les yeux fermés comme un aveugle conduit par un enfant - l’enfant qu’il était autrefois »725. Au cours de sa vieillesse, l’attachement de l’homme à sa terre natale s’est transformé en un lien fort avec sa demeure. Dans ses dernières années, Chardonne est un casanier. Son amour pour la nature, il le trouve dans son jardin qui deviendra plus tard une des essences de son bonheur.

Dans l’œuvre qui parle de son enfance, sa Charente « bénie »726 qu’il a décrite avec finesse, était « un vert paradis de ses vertes années »727, un vaste terrain de jeu où il a passé, avec Fauconnier et les autres, des jours heureux et où il a découvert l’amitié vraie. C’est dans ce cadre, en Charente, que s’inscrit : Le Bonheur de Barbezieux. À la faveur de ce livre, Barbezieux, une petite ville de marchands dans la quelle Chardonne est né, se montre pour lui comme « une ville un peu fabuleuse »728 et « magique qui a contenu l’exotisme du monde »729 : une véritable « cité du bonheur »730 et « une terre de l’amitié ».731 Constituant une partie de Charente, Chardonne lui a conservé presque la moitié de ses écrits non romanesques : fier d’être un homme de Barbezieux, il a aimé à tomber de temps à temps sur les moments agréables, doux et rares qu’il a passés dans cette ville et qu’il a bien goûtés.

À dix-huit ans, il a quitté cette ville qu’il retrouvera beaucoup plus tard, à la fin de sa vie. Mais, « partout lui manquait une terre qu’il a perdue, sol sacré où il trouvait sa subsistance et dont la perte le ronge. »732 Pendant sa jeunesse, poussé par le désir de découverte du monde, Chardonne a fait quelques voyages en Angleterre, en Allemagne et en Italie. Pays adorables, mais la vie est ailleurs, le cœur aussi. Là-bas, il lui a manqué l’animation de sa ville dont il a déclaré dans une lettre envoyée à sa mère :

‘« Une tristesse morne règne dans la maison et envahit les habitants ; je crois qu’il y a plus d’animation à Barbezieux que dans ce tombeau de Bonn. » 733

Pour orner le tableau qu’il a peint de son paradis, Chardonne a consacré dans ses écrits une place à la Grande Champagne, à Cognac et à Jarnac. À partir d’un tableau qui représente, à la fois, un paysage ravissant qui contient dans son cadre, la nature et les habitants- les mœurs et les secrets de leur métier, Chardonne a parfumé les vers du poème, qu’il a voulu composer avec le noms des villages de sa ville, de l’odeur de bois précieux qu’il a respirée, dans l’atelier de mise en bouteilles de « la Grande Champagne 1858 qui provient d’Angeac ».734 Lisons ce qu’il écrit de ces villages :

‘« Nous irons dans la Grande Champagne vers Lignières, Bouteville et Segonzac par des routes capricieuses ; elles flânent d’un village à l’autre avec des détours de leur choix, ou enlacent d’un coude brusque un coteau arrondi qui porte d’un côté, comme un pan de velours, son champ de vignes touffues. Tout d’un coup, la vue est immense et découvre des crêtes crayeuses doucement infléchies, comme modelées, atténuées par un long travail, et, plus loin encore, des ondulations bleues que l’horizon dilue ». Le Bonheur de Barbezieux, p. 172.

« Jarnac,  petite ville ravissante, couleur de perle, où toute vie est réfugiée dans les maisons. Pas de bruit, peu de passants dans les rues, seulement de jolies façades en pierre de taille et qui ont l’air de vieil ivoire ou de vieil argent, avec de hautes fenêtres aux contrevents gris. Ville d’ombre et de lumière et de paix riante.735 Elle n’a pas changé. Elle a gardé ses rues pavées de granit brun entre des trottoirs de pierres blanches, ses magasins vieillots […] Ses belles maisons en pierre de taille, toutes unies, au bord de la Charente, et habitées par des négociants comme elles l’étaient autrefois. […] Les ruelles du quartier des chais sont toujours désertes et leurs murs noircis par les vapeurs de l’eau-de-vie ». Le Bonheur de Barbezieux, p. 179.

« Cognac est une ville très vivante, qui a conservé ses larges pavés provinciaux, ses boutiques poussiéreuses. Dans la rue principale, une pimpante garniture d’enseignes fait un pavoisement confus parmi les fils télégraphiques accrochés à des broches de faux bijoux. […] Elle est une ville fort laide et qui a par endroits comme de l’emphase et même je ne sais quoi de frénétique dans la disgrâce. Pourtant un vieux quartier, en ces nobles pierres et ses lignes calmes, lui offrait un modèle du goût. […] Dans ce vieux quartier, de vénérables maisons de Cognac ont leur siège. On pourrait faire des tableaux bien différents de ce commerce et de ces commerçants. […] C’était une société fondée sur l’héritage, valeur morale, dont l’eau-de-vie qui doit vieillir suivant les usages pour parvenir à sa meilleure qualité est le symbole. » Détachements, pp. 97-99.’

Quand il évoque ces villes, ce n’est pas seulement pour parler de leur beauté qui est une des essences de son bonheur, c’est aussi pour décrire le pittoresque de la vie sociale de sa terre natale, et se réjouir d’être le fils d’une ville qui « a pu faire du maigre sol charentais, une richesse très fameuse. »736 Et créer un commerce et des marques qui permettent au cognac de lutter contre d’autres rivaux.

Dans Matinales, Chardonne a parlé d’Angoulême, la capitale de la Charente et le cadre romanesque des Illusions perdues de Balzac. L’espace qu’il a consacré à cette ville n’est pas grand. C’est « la ville des officiers […], la ville où l’on passait l’écrit du baccalauréat […] et où on se disait adieu en partant pour la guerre »737. Aucun souvenir ravissant dans cette ville ! Pourtant elle est une partie de son paradis. Enfant, il y a vu toujours plus de clarté qu’ailleurs. « La gare lui paraissait immense ; les plus beaux trains de France s’y arrêtaient cinq minutes ». Quand Balzac a parlé de cette ville, il l’a présentée à travers ses idées et la nature de son imagination. La noblesse qui habitait la ville haute d’Angoulême, lui paraît ridicule et naïve. Pour lui il n’y a d’élégance qu’à Paris. La Province et Paris sont pour Balzac, deux mondes différents, à tel point que la jolie Mme de Bargeton, qui régnait sur la société d’Angoulême, paraît laide. Chardonne a parlé de cette ville pour la défendre : la caste dirigeante qui succède à la noblesse de la ville haute d’Angoulême, c’est l’aristocratie marchande. Elle est pour lui, une élite bourgeoise sérieuse, qui a tant construit en France ; elle se caractérise par ses traditions d’honneur, l’amour du travail et un fort sentiment de son indépendance. Dans ces quelques lignes consacrées aux marchands d’Angoulême, Chardonne a voulu conserver intacte l’image qu’il a peinte de sa Charente.

De chaque contrée charentaise - Saintonge, Marennes, la Tremblade, Saujon, Talmont, l’Ile d’Oléron - Chardonne a raconté une histoire, un événement, ou a décrit un paysage qu’il a transfiguré à travers ses souvenirs. De cet ensemble, il a composé une Charente qui lui plaît et qu’il aime, « une terre natale toute personnelle et de [sa] création. »738 Le champ lexical qui porte le sens du bonheur et du plaisir - cité de bonheur, éden, paradis terrestre, « une terre la plus travaillée, la plus humaine739 « où tout le monde était heureux autant qu’il est possible sur terre »,740 est très largement utilisé et avec plus d’assurance par Chardonne qui ne craint pas de se répéter lorsqu’il a évoqué la ville où il a vu le jour. Sans doute, parce que, plus qu’un simple décor des événements de sa vie, La Charente est essentielle dans sa formation. Elle est une source de son bien-être, de la joie et de la force vitale qu’il y a puisés. « La vie intérieure, a-t-il écrit, dépend en partie de nos relations avec le monde environnant. »741À la société humaine qui l’a formé, Chardonne a reconnu qu’il devait tout. Il ne la trahit donc pas dans les écrits qu’il lui consacre.

Loin de la terre natale et du bonheur qu’il a connu dans les contrées charentaises et surtout celui qu’il a goûté à Barbezieux, il y a ailleurs, pour Jacques Chardonne, d’autres pays qui peuvent lui procurer le même bonheur et dans lesquels il peut situer le paradis. Un de ces pays est la Suisse où « il a aimé le vaporeux Léman, sa bordure de montagnes nébuleuses et le village de Chardonne » où Jacques Boutelleau est né comme écrivain. Il est arrivé à "Chardonne" en 1907, habitant le mont Pèlerin pour soigner ses poumons et il en est reparti guéri, après avoir bâti une amitié merveilleuse. Dès sa première visite, il s’est épris du paysage des montagnes, qu’il n’avait pas encore vues et par une beauté incomparable de la ville : « les toits de Vevey au bas des vignes, le lac encastré entre des pentes brumeuses, le scintillement des berges au crépuscule et une cime blanche, très pure, au-dessus d’un nuage »742. Pendant la seconde année de la guerre, Jacques Boutelleau y est revenu. Cette fois il est marié et s’y est installé pour cinq ans. « Il a habité un très vieux chalet pareil à un coffret de bois sombre entre la cour d’une ferme et des prés pleins de fleurs au printemps. De sa petite fenêtre découpée dans la boiserie, il voyait le lac étendu au fond de son abîme bleu, des vignes, et ces clartés de la neige très haut à la pointe des montagnes, ou bien étalées autour de la maison en nappes de silence, quand le poêle de faïence parfumait de son arôme de bûches brûlées sa chambre brune »743. Ce village est une terre fertile pour son imagination : sous les arbres du jardin de sa pension, il a commencé à écrire son premier roman, L’Épithalame. La période qu’il a vécue dans cette ville est décrite dans Le Bonheur de Barbezieux comme le temps de délices. C’était un bonheur paisible qu’il a connu là quoi qu’il fût loin de son pays qui affrontait la guerre, « un bonheur diffus à travers l’existence où rien n’est absolument désespéré, bonheur imperceptible, mêlé à la substance de l’être, au goût de la vie. »744 Sans doute, parce que la joie de l’écriture et le plaisir de la beauté des paysages sont les ingrédients de ce qui est pour notre écrivain la vraie vie. Ce sont aussi les conditions qui font pour lui, de cette contrée « le pays du bonheur »745, où souvent il envoie un des ses personnages vivre en bonheur, dans la région de Vevey. C’est le pays où Pauline et Jean ont connu le bonheur parfait avant leur départ pour Limoges et où Éva et Bernard ont vécu pour la première fois, comme un couple heureux, après qu’ils ont quitté leur maison d’Épône. Dix-sept ans plus tard, notre écrivain retourne à sa terre natale dans laquelle il est né comme écrivain, portant un autre nom emprunté à ce pays du bonheur. Il s’est souvenu du jeune homme qu’il était et s’est réjoui de retrouver le même monde qu’autrefois. Comme son attachement et son amour pour la femme qu’il aime telle qu’elle est, sans changement, sont les mêmes pour la ville : ce qui l’a attristé dans la vieillesse, c’est le progrès et le développement de la vie qui peut dépouiller le pays de sa beauté naturelle. Avec la construction des autoroutes en Suisse et ces routes de vitesse, le village de Chardonne va perdre son paysage et ses belles vignes.

Parmi les événements qui ont marqué la vie de Jacques Chardonne, son voyage au Portugal, à Madère et à Spetsai. Sur le Portugal, Chardonne a lu un livre de Suzanne Chantal dans lequel l’écrivaine raconte une belle et atroce histoire sur Lisbonne. Elle évoque le temps luxueux que le Portugal a vécu, le temps des invasions et du recul du pays et pour finir elle parle du Portugal d’aujourd’hui , où elle « retourne quelquefois pour revoir Obidos, les jardins de Cintra, Lisbonne et son air de fête, l’Estrémadure, tableau lumineux en petites touches et pointillés, avec ses bouquets d’arbres partout et qui sont vraiment des bouquets de feuillage menu, ses tapis de terre rouge, ses villes blanches, et ses longues déchirures de sable devant l’océan où les vagues si reluisantes se roulent dans l’écume, tandis que dansent des bateaux frisés comme des coquillages. »746 Ce sont sans doute les beaux paysages décrits dans ce livre qui ont conduit Chardonne à visiter ce pays. Il a exposé clairement le but de son voyage pour le Portugal, en 1955, dans une lettre envoyée à un ami en écrivant : « Si je cherche un coin isolé en Europe, et si je pense à Obidos, ce n’est pas la vénération du passé qui m’y ramènera ; simplement, je veux une ville sans poussière747. J’ai besoin d’un peu de nature magnifique ; le reste, je m’en passe »748. Son séjour dans les contrées portugaises - Lisbonne, Cintra, Obidos et Nazaré - se disperse entre les histoires des gens qu’il a connus dans ces villes et se mêle à des réflexions sur des sujets divers. Cependant la jouissance que lui procure la beauté du Portugal s’exprime à partir de quelques phrases citées au cours de sa conversation avec les gens qu’il y a rencontrés, ou s’expose dans sa correspondance avec ses amis. À Obidos, Chardonne a trouvé « un lieu saint » et « un centre de silence ». L’Éden qu’il a cherché, il l’a vu incarné dans les jardins de Cintra qu’il a décrits comme « Le plus beau jardin du monde …plutôt une forêt … Des fougères comme des palmiers. Deux mille sortes d’arbres exubérants dans leur vieillesse et qui font des voûtes légères, papillotantes … diaphanes … une lumière de vitrail … Il y a des coins de sous-bois illuminés de fleurs comme des chapelles … des ruisseaux qui bondissent en cascades … là-dessus, un ciel clément ».749

À Nazaré, une petite ville de pécheurs, ce sont cette fois les images de la simplicité de la vie qui ont séduit Chardonne. Il est ravi de la vie que "les tziganes de la mer" vivent. Des gens qui ont gardé leurs mœurs, « libres autant qu’il est possible, seigneurs de la plage et fiers de leur classe. » Leur vie est une existence « dure pour tous [mais] qui semble joyeuse dans cette espèce d’exaltation de l’air salin, vie toute physique, [mais] qui ne pose que des problèmes pratiques et dont l’expression suprême est la danse et le chant. » Dans cette petite ville, Chardonne apprécie la beauté de la campagne pauvre. L’entrelacement des images de la vie sociale portugaise et celle des beaux paysages, permettent à Chardonne de retrouver « les vestiges du bonheur terrestre, comme jadis en Charente »750.

Quand il s’envole un jour pour Madère, il a l’intention de chercher le paradis dans la beauté de l’île  où « On sait tout de suite qu’on est arrivé dans l’île des fleurs. Elles sont là, un peu exaltées, épanouies ensemble et toute l’année, celle de France et celles d’Angleterre, celles de toutes les saisons. »751 De cette île, il a rapporté l’idée de son livre Vivre à Madère, dont les paysages décrits représentent l’Éden que Chardonne est allé chercher. Mais en y arrivant, il a oublié son paradis et il s’est intéressé à l’histoire d’un couple heureux qui y a vécu pendant vingt-cinq ans.

Sous le titre « Le bonheur à Spetsai », Chardonne parle dans Demi-Jour, de son voyage en 1960, pour la Grèce, le pays des Dieux, des villages légendaires et centre d’une civilisation historique, qui a laissé des empreintes à travers l’histoire. Mais Chardonne n’y est pas parti en poète, ni en historien ou archéologue, comme il dit, simplement il y est parti voir un ami. Mais en y arrivant, il découvre une île délicieuse, la plus belle des îles, image transposée du bonheur, île heureuse où le silence est une religion et où le bonheur est un sentiment populaire. « Il y a dans le sourire des gens, écrit-il, un consentement intime à la vie. Ils font leur plaisir de ce qu’ils possèdent. La bonne humeur et la générosité démesurée sont la marque des gens d’ici ». Il parle des mœurs de cette île, les Pâques, l’atmosphère de la fête à laquelle il a participé et qui lui a rappelé l’écho de quelque guerre libératrice. Mais fidèle à l’habitude qu’il a prise quand il visite une ville, Chardonne n’a pas oublié de se réjouir des beaux paysages et de la lumière qu’il y a trouvés : de la terrasse de la maison de son ami, il s’est réjoui du panorama sur la mer ; les îles voisines qui forment, à l’horizon, des vapeurs en forme de collines. Pendant ce voyage, Chardonne trouve que « l’exquis est privilège de son continent ; il est fait de choses modérées : nuances fines dans les bleus et les gris, pour le ciel et la mer. »752 La joie que lui a procurée la beauté de cette île, Chardonne l’a décrite dans une lettre envoyée à sa femme :

‘« Comment définir cette beauté suprême où il me semble que je suis. A-t-on une sensation juste de la beauté suprême. Je ne sais. Le sentiment juste : il n’y a rien au-delà. C’est le sentiment que j’ai, en tout cas. En quoi consiste cette beauté, je pense le définir plus tard. Je n’ai vu encore que le temps gris-bleu, qui est rare. J’attends la lumière éclatante qui est habituelle. Ce n’est pas l’Italie ; ce n’est rien de ce que j’ai connu. »753

À partir de ces périples hors de France et des beaux souvenirs qu’il a gardés de sa terre natale, Chardonne déploie simultanément, dans son œuvre, plusieurs projets distincts et pourtant liés. À travers ses tableaux de villes, il évoque une vie en mettant en lumière la société de son temps et les milieux où il a évolué, tout en célébrant sa terre natale comme l’incarnation d’une civilisation disparue. Attentif à recréer le passé en le revivant, il tente un essai de méditation sur lebonheur qu’il a vécu. À travers chaque lieu évoqué, Chardonne n’a pas d’autre but que de chercher le bonheur dans les peuples, les mœurs pures, ou encore dans ses souvenirs de certains paysages. En écrivant « j’aime le vaporeux Léman, sa bordure de montagnes nébuleuses et le village de Chardonne où j’ai tant d’amis chez ses beaux vignerons ; j’aime un paysage qui m’est familier dans l’Ile de France, la lumière de la Saintonge, le Portugal, ce pays du sud un peu septentrional où l’océan bleu s’enroule et se déplie sur des plages de poudre blanche »,754 Chardonne résume en quelques lignes le bonheur relatif qu’il a puisé dans les lieux évoqués et pourtant si différents. Il se montre comme un peintre qui dessine le tableau du monde qu’il veut, dans lequel il respire bien et où il est content de vivre.

Notes
694.

Détachements, p. 80.

695.

Un caractère donné par Gutard-Auiste, dans La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 163.

696.

Ibid.

697.

Fontaine, François. « L’Enfance à Barbezieux » dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 6, 1979, p. 7.

698.

Matinales, p. 14.

699.

Attachements, p. 130.

700.

Matinales, p. 15.

701.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 165.

702.

Détachements, p. 82.

703.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 11.

704.

Ibid., p. 101

705.

Ibid., p. 9.

706.

Ibid., p. 83.

707.

Ibid., p. 103

708.

Ibid., p. 10.

709.

Ibid. , p. 13.

710.

Ibid.

711.

Attachements, p. 64.

712.

Ibid., p. 65.

713.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 15.

714.

Chardonne a défini les maux éternels : ce sont l’aigreur de l’envie, la démence de la jalousie, l’ennui, la maladie, la mort des autres, le prochain insupportable, l’aveuglement du cœur, l’impossibilité de goûter vraiment ce qu’on possède, l’amertume d’être un homme.

715.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 83.

716.

Ibid., p. 133.

717.

« Les exportateurs [d'huîtres] emploient des milliers d’ouvriers. Ces derniers gagnent beaucoup, chacun d’eux peut louer plusieurs viviers et travailler uniquement pour son compte. Il se procure par la pêche sa meilleure nourriture ; il a un petit jardin pour les légumes et les roses, le bois mort pour le chauffage est à bon compte dans la forêt. » Le Ciel dans La Fenêtre, p. 146.

718.

« L’église du village de Vaux qui a ma préférence entre les nombreuse églises romanes de cette contrée, merveille du style le plus pur, presque sans retouches, dans les marais parmi l’herbe grasse, les saules, les peupliers ; légère en ses formes un peu trapues, couleur de perdrix, on dirait les ailes rabattues, le col rentré, comme un oiseau couve, mais qui peut s’envoler. » Le Ciel dans La Fenêtre, pp 155-156.

719.

Ibid., p. 148.

720.

Demi-Jour, p. 26.

721.

Lettres à Roger Nimier, p. 10

722.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 169.

723.

Le Ciel dans La fenêtre, p. 112.

724.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 173.

725.

Le Ciel dans La fenêtre, p. 110

726.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 81.

727.

Fauconnier, Geneviève. « Jacques et nous autres », op.cit., p. 15.

728.

Le Ciel dans La Fenêtre, p. 109.

729.

Matinales, p. 13.

730.

Le Ciel dans La Fenêtre, p. 109.

731.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 165.

732.

Demi-Jour, p. 168.

733.

Chardonne, Jacques. « Lettres de l’adolescence », dans Cahiers Jacques Chardonne,N°8, 1984, P.3.

734.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 180.

735.

Détachements, p. 97.

736.

Matinales, p. 30.

737.

Ibid., p. 26

738.

Ibid., p. 17

739.

Ibid., p. 16

740.

Cette phrase est écrite d’abord dans Le Bonheur de Barbezieux (p. 14), puis elle est dite avec plus d’assurance dans Matinales ( p. 16) et elle est répétée dans Détachements (p. 81).

741.

Le Ciel dans la Fenêtre, p. 141.

742.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 142.

743.

Ibid., p. 144.

744.

Ibid., p. 146.

745.

Ibid., p. 146

746.

Matinales, pp. 163-164.

747.

Les poussières, veut dire ici l’influence américaine que la France a subi dans les goûts, les mœurs et les idées. Matinales, p. 168.

748.

Ibid.

749.

Matinales, p. 193.

750.

Ibid., p. 202.

751.

Vivre à Madère, p. 16.

752.

Demi-Jour, p. 109.

753.

Lettre inédite cité dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre. op.cit, p. 392.

754.

Ibid.