5. La femme, l’amour et la vie conjugale : univers du véritable plaisir

Familiarisé aux écrits sur soi, Chardonne décide de changer la plume qu’il a longtemps utilisée dans l’écrit romanesque sur la vie à deux. Cependant, sa nouvelle plume ne sort pas du sillon inscrit depuis longtemps dans son esprit. Ses essais incluent la vie conjugale de couples qu’il a connus. Dans Attachements, il consacre une partie du livre à parler de la femme et de l’amour dans la vie conjugale. Discuter de ce sujet et en rechercher les secrets procurent un grand plaisir à notre écrivain qui dès l’enfance, a aimé découvrir tout ce qui lui était étranger, comme par exemple, ce qu’il a ressenti en découvrant l’univers du cirque. Sur la femme, cet univers énigmatique pour lui, il a voulu lire tout ce que l’Orient et l’Occident ont écrit. Il a lu comment la femme a été à demi esclave et souvent enfermée avec un homme qui la rendait stupide ; il en a déduit que cette servitude peut détruire l’amour dans la vie à deux : « l’homme a refusé à la femme toute expérience pratique du monde […] elle a été presque toujours seule dans la maison de l’homme ; ils n’ont partagé que la volupté et encore ce n’est pas sûr »755. Chez certains écrivains, il a trouvé qu’ils l’ont décrite comme déception, source du mal et de la mort. On l’a considérée comme un être qui a tous les torts, tous les défauts, tous les vices. Il a lu chez Baudelaire que la femme est un mauvais ange. Chez un auteur du XVIIIe siècle, les femmes réunissent tous les mauvais caractères : « insouciance, impétuosité, profusion, perfidie, noirceur, bassesse, mollesse, égoïsme outré »756. Ces images dépeintes sous la plume des grands écrivains étonnent Chardonne. La femme décrite par ces écrivains n’existe pas pour lui. « C’est une création de leur esprit, un mythe. »757 Pour lui, l’homme et la femme sont pareils. Ils ont les mêmes défauts et les mêmes qualités. Leurs différences se bornent au sexe et à certaines formes de la sensibilité. Ils ne s’opposent que dans l’amour. Dès le jeune âge, s’inscrit dans l’esprit de Chardonne une image de la femme qui ne changera guère, image prise de celles qui ont vécu autour de lui.  Tout d’abord l’image de sa mère puis de la femme qui partage sa vie, femmes d’une espèce très particulière : « belles et très grandes »758. Elles ne sont ordinaires en rien et conduisent avec hauteur leurs qualités et leurs défauts jusqu’aux excès. Et c’est sans doute les images des femmes qu’il a décrites dans ses romans759. Chez la femme, Chardonne a toujours senti la beauté avec une force intense. Dans ce qu’il a écrit de soi, il a beaucoup parlé de la beauté de sa mère et du style de sa vie conjugale : « Ma mère était grande et belle. Je la vois comme un tableau. »760 « Jeune femme, elle était trop maigre et trop grande. Elle avait le teint mat, le nez légèrement busqué, vêtue magnifiquement d’une robe de soie rose tout unie. Les gants foncés rejoignaient la manche unie comme la robe. C’était simple et splendide, quelque chose de hautain […] Vers cinquante ans, en robe de velours à traîne, le visage bien modelé, un beau front que surmontaient comme un diadème des cheveux relevés très haut et poudrés, elle était vraiment royale. Jusque à sa mort, très âgée, elle est restée belle […] Elle était nerveuse, mais à sa façon grandiose […] Mon père en a souffert sûrement. Cependant sa belle femme fut son tourment et son orgueil. Mes parents était très unis et presque heureux ». 761 Face à cette image de la première femme qui existe dans sa vie et qui certes, a eu une grande influence sur lui, Chardonne montre beaucoup plus de retenue en ce qui concerne celles qui ont partagé sa vie. Aucune image de la femme qui vit avec lui sous le même toit ne nous est donnée. A-t-elle pu lui procurer le bonheur qu’il a dessiné dans son œuvre romanesque ; « le bonheur que la femme peut donner à un homme »762 dans la vie à deux ? Une question dont la réponse ne se trouve pas dans ses œuvres non romanesques, mais plutôt dans la lecture de ce que ses amis proches ont écrit sur la relation de Chardonne avec sa femme ou dans les correspondances inédites des époux. De même, Camille, sa seconde femme a écrit dans ses œuvres des souvenirs sur Jacques Chardonne. En reliant certains événements de la vie privée du couple avec ce que Chardonne lui-même a écrit dans ses romans, il serait facile, pour nous, d’affirmer que Chardonne jouissait du bonheur dont il a souvent parlé dans son œuvre fictionnelle. Avec Camille, il a partagé l’amour durable qui procure le bonheur de la vie à deux. En elle, il a trouvé la femme parfaite qu’il a présentée dans ses romans sous les traits de Pauline dans Les Destinées sentimentales, ou ceux de Jeanne dans Le Chant du Bienheureux ou encore d’Armande dans Romanesques. Ce qu’il a vécu avec elle, il l’a incarné dans ses livres à partir de certaines histoires dont il a prétendu qu’elles étaient celles de gens qu’il avait connus. C’est sans doute parce que Chardonne « ne pourra parler que d’une chose, et elle est trop intime […] Cette chose singulière, c’est qu’il aimait depuis [longtemps] une femme qui l’aimait »763.

Avant son mariage avec Camille, Chardonne avait épousé Marthe, une jeune Bordelaise des Chartrons, dont l’éclat l’avait frappé dès le premier regard. Mais avec celle-ci, il n’a pas pu poursuivre sa vie : une femme d’un caractère singulier et nerveux incarnée par Rose dans Le Chant du Bienheureux ou par Nathalie dans Les Destinées sentimentales 764 . Quand Chardonne a connu Camille, Jacques Delamain « avait perçu entre eux les affinités sacrées. Il a senti que cette femme était sa femme, à jamais destinée à lui.» L’histoire de la rencontre du couple - Chardonne et Camille - est évoquée dans Romanesques par l’histoire d’Octave avec Armande.Chardonne a prétendu dans Attachements, que cette histoire était celle de deux êtres disparus qu’il avait connus. Le Chant du Bienheureux raconte aussi les débuts de son grand amour pour Camille - la naissance de l’amour entre Pierre et Jeanne - qui suit le récit des périodes amères de sa rupture et de son divorce avec Marthe, sa première femme. À un âge mûr, Chardonne épouse Camille, jeune femme « d’une beauté rare, brune et la peau claire, avec des yeux d’un bleu très pâle. »765 Il l’a rencontrée dans la rue - coup de foudre immédiat - et il finira par l’épouser, après avoir vécu avec elle, lorsqu’elle aura perdu son mari, un homme très simple, un ouvrier. Il a aimé cette femme délicieuse et de son choix, et elle devient sa vie. Il trouve en elle la femme dont il a rêvé : « J’ai confiance, a déclaré Chardonne à un ami, elle me connaît. Elle a de l’expérience. Une grande sagesse. Une nature d’ange. Toutes les intelligences. Toutes les sagesses. Ce n’est pas une amoureuse à persécutions. Elle n’aime pas pour dévorer. Je crois que nous serons heureux. »766 Effectivement, elle lui a apporté dans la vie, une joie et un amour toujours constants. Pour lui, Camille avait tous les élans, tous les courages, toutes les renonciations. « Aimer un être, pense-t-elle, c’est se charger de lui dans tous les domaines, ne jamais empiéter sur sa liberté ; c’est vouloir qu’il se réalise pleinement. C’est être l’intermédiaire entre lui et le monde. C’est lui donner le Tout de sa vie »767 ; et c’est ainsi qu’elle a pu lui procurer le bonheur.

Les époux, quand ils étaient loin l’un de l’autre, échangeaient tous les jours des lettres très tendres. En lisant celles de Chardonne à Camille, dont quelques unes sont citées en annexe du livre de Mme Ginette Guitard-Auviste, on découvre un chant d’amour surgi des profondeurs  avec les formules d’affection qui remplissent chaque lettre: ma chérie, mon adoration, mon amour. Loin d’elle, Chardonne ne goûtait pas la saveur de la vie. : « Je suis d’une tristesse aiguë et sombre, lui a-t-il écrit de Charente, je ne peux vivre avec personne, sauf avec toi ; mon pas est à la cadence du tien, mon esprit s’emboîte dans ta pensée ; qu’est le reste quand ce miraculeux accord est réalisé ? »768 De son côté, Camille, dans une belle lettre à Madame Guitard-Auviste, qui avait une forte relation avec le couple, décrit le bonheur de l’amour qu’elle a connu avec Chardonne :

‘« Je ne compris pas d’abord que c’était l’amour ! Il me surprenait. Je n’avais pas pensé qu’il se présentait ainsi d’une façon si ordinaire. Tant d’hommes dans la rue vous parlent, vous suivent, vous regardent. On ne peut pas penser que l’un parmi eux changera votre vie, votre destin ; que ce sera lui. Je résistai d’abord… mais très vite… et bien que tout nous séparât, j’eus l’impression que nous ne pourrions pas nous quitter, et quand enfin je me laissai aller à aimer, ce fut le pire supplice et les jours les plus divins mélangés. Rien n’existait plus que ce bonheur et ce tourment. C’était incorporé, c’était ajouté à moi, et lentement je devenais cet être qui n’était plus moi mais l’être que j’avais formé avec mon amour et celui d’un autre être. Ensuite, la vie a façonné cet amour avec des forces plus réelles et plus humaines, mais je crois qu’il n’y a pas d’amour sans ce commencement-là. »’

S’il vit ensemble son grand amour, le couple, n’en connaît pas moins des dissensions. Au début de leur mariage, Camille se plaint de la personnalité tyrannique et des incartades de son mari : avant son mariage avec elle, Chardonne avait une relation avec la charmante Lucie Vautrin. Cette relation a troublé Camille. Cette jalousie est exprimée dans un paragraphe de Romanesques : « vous voulez dire qu’il a cessé de voir madame de Ravisé. Si vous saviez, justement, comme j’ai souffert de ces relations ; quand on aime un homme, sentir qu’il est attaché ailleurs. »769 De son côté, Chardonne ne peut pas supporter un travers chez la femme qu’il aime et qu’il admire. « La plus légère contrariété touchant « Camille », même injustifiée, presque imperceptible, devenait très vite une sorte de déception intolérable, suscitait en lui un esprit critique, destructeur, cruel, agressif contre elle »770 Mais tout cela n’est que des déceptions provisoires et « des griefs illusoires »771 de deux amants. Avec le temps, engagés à jamais, comme c’est le cas dans Romanesques, les rapports entres les époux sont moins harmonieux, mais ni Chardonne ni Camille ne pourraient se passer l’un de l’autre. « La vie sans [l’autre], un vide infini, un silence infini, une souffrance infinie. »772 « De l’autre, ils ne désiraient rien. Ils étaient comblés. Ils aimaient tout ce qu’ils avaient et rien d’autre. C’était leur présence ensemble qui les a enchantés: le partage de chaque instant,  c’était là leur richesse773. Dans Romanesques et dans les deux histoires similaires que Chardonne a racontées dans Attachements et dans Matinales, on lit que la femme, dans chaque histoire, est atteinte d’une maladie. A cause de cet événement le couple est très lié. Chacun a peur de perdre l’autre, qui est le motif de son attachement à la vie. Dans son livre Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, Madame Guitard-Auviste raconte que, Camille âgée de soixante-dix ans est atteinte d’une maladie : « ce sont de malicieux microbes qui font de petits trous dans les os de la hanche et transportent le calcium ailleurs. » comme est le cas dans ses romans, Chardonne a craint de perdre sa femme. « Il sait trop bien que Camille est la part vibrante et la plus vivante de sa vie »774 « [Chardonne c’est Camille] ; il ne resterait rien de cette construction intérieure dont il est fier, qui le soutient, qui est sa personne même si [Camille] disparaissait. Ce n’est pas la mort qui lui ferait peur, c’est le néant de la vie. »775 Mais le destin se peint inversement, et c’est Chardonne qui quittera Camille dans sa peine. Devant la mort, Chardonne s’accroche à la vie grâce à la femme qu’il aime. Quelques mots expriment son grand amour pour elle : « Je m’en vais, je ne te verrais plus. »776 Il regrette aussi la perte de son bonheur conjugal : « Dans nos tête-à-tête de jour et de nuit, écrit Camille, où l’âme désespérée s’accorde à l’autre âme, nous vivions dans un profondeur jamais approchée, un amour illuminé qui lui faisait dire : «  j’ai peine à te quitter maintenant ; je sais des choses ; j’aimerais goûter encore un peu de ce temps que nous avons : ces journées légères, les vivants, le beau temps, cette fraîcheur des jardins … Oui, j’aimerais … Ces minutes sont belles … Tout aurait pu être autrement … Et il y a ton amour ».777 Loin d’elle, dans un autre monde, il a voulu l’aimer encore. De son vivant, il lui avait dit : « Quand je ne serai plus là, tu diras : il dort et je suis son rêve ».778

Notes
755.

Attachements, p.20.

756.

Attachements, p.22.

757.

Ibid.

758.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 58.

759.

« Mes personnages de romans sont aussi mes proches, trop proches peut-être. » Ibid., p. 60.

760.

Chardonne, Jacques. « Solitude et Terre Natale » dans Cahiers Jacques Chardonne, N°12, 1989, p.3.

761.

Le Bonheur de Barbezieux, pp. 58-66.

762.

Éva, p. 151.

763.

Attachements, p. 54.

764.

Nous parlerons de cette phase de sa vie dans le chapitre suivant.

765.

Tréfouél, Jacques (réalisateur). Le Bonheur de Jacques Chardonne, Téléfilm, 1991.

766.

Déclaration dite devant Florent Fels, critique littéraire et directeur de collection chez Stock, citée dans une lettre envoyée à Camille. Voir l’annexe dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 389.

767.

Belguise, Camille. La Vie a tout dicté, Grasset, 1970, p. 88.

768.

Cité dans ibid., p. 128.

769.

Romanesques, p. 67.

770.

Les Destinées sentimentales, 259.

771.

.Romanesques, p. 107.

772.

La Vie a tout dicté, op.cit, p. 116.

773.

Voir ibid., p. 87.

774.

Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 311.

775.

Matinales, p. 88.

776.

La Vie a tout dicté, op.cit, p. 67.

777.

Ibid., p. 65.

778.

Ibid., p. 64.