6. Le jardin : un plaisir de la vieillesse

Demander à un homme ce qui lui procure le bonheur, c’est la plus grave question779. Au faîte de la maturité, Chardonne, qui aimait se détendre en écrivant et en passant son temps à sa maison d’édition, a préféré s’éloigner de l’écriture pensant « qu’un vieillard ne doit pas publier des babioles ou des conférences […] c’est beau le silence du vieillard. Cela veut dire qu’il est tranquille ».780 « Après [mes 80 ans], si j’écris, ce seront des broutilles ».781 Avec les effets de l’âge, sans s’en apercevoir, les hommes perdent beaucoup : la santé, le travail, la famille et autant d’objet précieux qui faisaient leur plaisir. Durant sa vieillesse, Chardonne s’était résolu à préserver son bonheur en se repliant sur le reste : « une façon de vivre à sa propre mode ; aisance toute privée ».782 Mais quelle est cette façon ? En peignant le portrait de Jacques Chardonne, Madame Guitard-Auviste a écrit : « les spectacles de tous ordres, les relations mondaines, les comités, les jurys, les voyages littéraires, les dîners entre confrères, les conférences, rien de tout cela n’a existé pour lui. »783 Une promenade, écrit-il, l’ennuie si elle n’a pas un but.784 Pour les beaux-arts et la musique, Chardonne n’avait aucune attirance : enfant, son père lui a fait apprendre le piano, mais le fils a renoncé à cet art qui l’oblige à rester assis et à écouter en silence. Devant la peinture, qui l’oblige à rester debout, il est aveugle et les avis dont il aurait besoin le troublent.785 Enfant, la fenêtre de sa chambre était verdie par les feuillages de l’orme, il « n’avait vraiment de goût que pour la nature, le vivant. »786 Ce sentiment est resté vif en lui. La nature, dès la jeunesse, lui procure ses plus constants plaisirs. Même dans ses livres romanesques, les paysages qu’il décrit sont toujours d’hiver ou de printemps naissant. Le jardin et le jardinage - semer, planter, tailler et autant de tâches - ont conquis l’esprit du vieillard et ils sont devenus sa vraie passion, son unique pensée et un plaisir qui n’est jamais fini. Ils signifient pour lui "le paradis terrestre"787 et il n’y en a pas d’autre. "Ce paradis", « n’est pas grand, mais il est rempli de fleurs, les plus rares et les plus communes, les mieux parées, bien serrées comme un bouquet d’enfant, sans le moindre intervalle de triste terre. »788 Plus que les fleurs, c’est le dessin, l’architecture qui l’occupent, les retouches, le perpétuel modelage. Chardonne que la peinture n’a pas attiré, aime la couleur vivante. Dans son jardin, il arrange les fleurs  l’une contre l’autre dans une émulation de folles couleurs. Il en fait des tableaux qui offrent une merveilleuse surprise au visiteur ; et « font pour son réveil une tardive aurore, quand le soleil du matin vient boire la rosée. »789 Ainsi, en vieillissant, Chardonne a fabriqué, dans son jardin, l’Éden qu’il avait cherché dans Vivre à Madère. Toute l’année, il pense à son petit clos orné de toutes les fleurs. Il y reste « méditatif devant le déferlement de couleurs qu’il a voulu, longuement composé »790, observant les fleurs avec finesse et prenant à cette observation un plaisir évident tout esthétique. Il ne compte pas le temps à venir quand il y a un projet concernant son jardin. "De son Éden", « il ne sortait guère et personne ne venait le voir. C’était là, devant un grand espace de ciel, de champs et de forêts, fait pour les yeux, que [le goûteur des fleurs] a perdu presque toute curiosité en faveur d’un mince bénéfice encore indéterminé. »791 Dans un décor conçu pour offrir l’attrait d’une véritable promenade, il a tout loisir de humer le parfum des fleurs et de flâner entre arceaux, plants, et autant d’objet familiers qui recomposent son jardin. Il a trouvé la joie dans « une marche fiévreuse, coupée de pauses ravissantes, allant et venant le long de la foule de fleurs si drue, où il trouve enfin ce qu’il a tant demandé à la vie, et que l’on peut appeler beauté, sous sa forme la plus émouvante, ou volupté. » Dans ses livres non romanesques, il a prisé les délices de son jardin et il en a fait « un beau livre d’images vivantes que feuillettent les saisons. »792 Dans Le Ciel Dans la Fenêtre, il chante la belle vision qu’il a de son jardin, celle des premiers beaux jours d’avril où les narcisses et les cerisiers fleurissent :

‘« Matin d’avril, heures nuptiales de l’année, lumière d’argent, quand les narcisses sont en fleur avant les lilas et que la forêt au loin annonce ses feuilles par un vapeur ; dans le jardin, entre les pierres, brillent les petites fleurs de montagne, mes préférées parce qu’elles fleurissent les premières ; tout est frais, on dirait confiant et joyeux, touches d’aquarelle comme humides encore, et cela devrait me suffire, mais j’aperçois un défaut dans l’architecture du jardin : il faut une rangée d’ifs d’Irlande derrière le massif où fleuriront bientôt des roses roses ; je pense à la saison où l’on plantera ces ifs, aux années suivantes où ils grandiront, et me voici projeté dans le futur, prodiguant sans compter les temps à venir dont il ne me reste guère. » pp. 133-134.’

Et voilà dans Attachements, une autre vision qui reflète la joie de Chardonne en contemplant la beauté de son jardin en juin :

‘« En juin, à sept heures du matin, je me promène dans mon jardin […] Curieux jardin cette année ; on a semé des légumes partout. Quelques fleurs n’ont pas abdiqué. Les rosiers, les lis sont fleuris, et, parmi le plumage soyeux des carottes, une touffe de muflier rebelle projette ses hampes cuivrées. La fraîcheur de la nuit demeure encore, et, dans l’ombre, les premières tâches brillantes du soleil se posent sur une branche. Le ciel bleuté, un peu trouble, retient comme en suspens le proche embrasement.
J’ignorais la beauté des choux à cette heure indécise, cette buée argentée et comme lunaire sur leurs feuilles dressées. Je contemple ces choux, avec une sensation de bonheur inattendue, fugace, et qui semble d’un fond toujours vierge de l’être. » p. 226.’

Ce plaisir qu’il se donne à lui seul le trouble et lui cause du souci. Il devient une affaire coûteuse. Il est fragile et en perpétuel changement. De son jardin, il n’est jamais tout à fait satisfait, il y a toujours de l’inattendu. Il faut y penser et y compter : « un jardin est comme la prose. Il a toujours besoin de retouches dans le dessin, les couleurs. Si on le délaisse, il disparaît vite »,793 « une année sans soins, un jardin est perdu. »794 Des fleurs si brillantes un jour, fanent tout de suite : « en une heure trop brûlante le soleil peut anéantir le bel arrangement. [Il faut entretenir ces belles éphémères], le jaune ne doit pas s’éteindre avant le rouge, et le tendre panache des asters doit soutenir l’harmonie d’automne. »795 C’est dans ce souci que le vieillard a trouvé son plaisir et passé ses derniers jours en paix, lisons ce qu’il a écrit dans Matinales :

‘« Si je me ruine pour ces innocentes qui s’ouvrent au jour avec tant de feu et pour si peu de temps, au moins je me suis ruiné pour mon plaisir. » p. 150. ’

Chardonne écrit : « j’ai toujours senti l’importance des choses qui semblent insignifiantes chez l’homme […] ce sont de petites choses terrestres, les plus humbles, celles qu’on a le plus chéries, celles auxquelles on a le plus donné qui nous accompagnent jusqu’au bord de la grande nuit. »796 Ainsi, son cher jardin l’occupe même pendant sa maladie et les derniers jours de sa vie. À la clinique, le sentiment que, peut être, il ne reviendra plus dans son jardin ne l’a pas troublé parce que l’idée de la mort ne l’a jamais tracassé. Cependant « il a recommandé au jardinier de mettre des feuilles sur les clématites. »797 Peu avant sa mort, il a demandé à son beau-fils André Bay de l’aider à se lever pour regarder son jardin par la fenêtre.798

Notes
779.

Matinales, p. 150.

780.

Chardonne, Jacques. « Lettres à Jean Paulhan sur son jardin, 22août 1949 », dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 18 1996, p. 27.

781.

Après la publication de son dernier livre Demi-Jour, qu'il aurait mis sept ans à écrire, Chardonne a formulé cette idée dans une lettre envoyée à sa cousine Léonie, publiée parmi  « Lettres de la vieillesse » dans Cahiers Jacques Chardonne, N°8, 1984, p. 8.

782.

Demi-Jour, p. 77.

783.

La Vie de Jacques Chardonne et son art, op.cit, p. 243.

784.

Demi-Jour, p. 44.

785.

Voir Le Bonheur de Barbezieux, p. 67.

786.

Matinales, p. 147.

787.

Bay, André. Jacques Chardonne : du bonheur conjugal, op.cit, p. 63

788.

Matinales, p. 149.

789.

Ibid.

790.

Belguise, Camille. « Chardonne au Jardin », dans  Cahiers Jacques Chardonne, N° 15, 1992.

791.

Le Ciel dans la Fenêtre, p. 83.

792.

« Chardonne au Jardin », op.cit, N° 15, 1992

793.

Matinales, p. 149.

794.

Demi-Jour, p. 77.

795.

« Chardonne au jardin », op.cit, P. 6

796.

Matinales, p. 135.

797.

Voir Ibid., p. 133.

798.

Voir Jacques Chardonne : du bonheur conjugal, op.cit, p. 63