En Charente, où il a vécu longtemps, il y avait des choses qui ne lui plaisaient pas, mais Chardonne ne voulait retenir que les choses belles ; toutes celles qui pouvaient lui procurer la joie. Ses écrits n’accordent d’importance qu’à ce qui faisait son plaisir. Par conséquent, ses livres ne couvrent pas de bien longues séquences de sa vie. Sa plume est destinée à l’observation du bonheur de son entourage, celui dont « les idées cruelles sont endormies », et celui qui fait de sa vie « un chant de joie »800. Le bonheur de sa sœur fut la première histoire qui le ravit et qu’il aima à raconter. Dans son œuvre non romanesque : Demi-Jour et Le Ciel dans la Fenêtre, Chardonne a parlé de la vie conjugale de sa sœur Germaine avec Jacques Delamain. Le but d’une telle histoire est non seulement de raconter une vie à deux, mais aussi de construire l’image d’un couple idéal et heureux, et de citer les motifs principaux qui rendent la femme heureuse dans le mariage, autant de sujets qui ont occupés pendant longtemps l’esprit de Chardonne. À vingt ans, Germaine était fiancée à Jaques Delamain, soldat à Angoulême pour quatre ans. Il venait la voir le dimanche à Barbezieux. Dès qu’il sortit du régiment, ils se marièrent. En l’épousant, elle, qui aimait les distractions et qui n’était pas faite pour la vie à la campagne, a quitté sa ville natale avec une famille différente de la sienne. Loin de sa famille, elle a connu tout ce qu’il faut pour composer une vie malheureuse : les souffrances physiques, des difficultés matérielles et des tourments de toutes sortes. Pourtant, Germaine ne se plaint jamais. Les dernières années de sa vie, après la mort de son mari, elle vit « seule sur la butte de pins et de fougères que son mari avait fleurie, où toujours des oiseaux chantaient […] [cependant], elle conserve jusqu’à la fin l’éclat de ses yeux, si perçants, la vivacité de ses fines mains, son animation intérieure, sa bonne humeur, son bon accueil au jour ; fidèle à l’esprit comme organique de sa vie, fondée une fois pour toutes sur l’amour, le dévouement à son mari, et la joie de ces choses. »801 Pendant cinquante ans, Germaine et Jacques Delamain, dont le bonheur conjugal a été peint dans Le Chant du Bienheureux à travers l’histoire deCaroline et Lucien,forment un couple qui était pour Chardonne, comme pour tous les habitants de Charente, « l’emblème du bonheur »802. Sa sœur a connu la félicité éternelle parce qu’elle a gardé, comme essentiels, les principes de l’éducation des filles bourgeoises, les leçons que sa famille lui a apprises pour la rendre heureuse dans le mariage et dont l’essentiel était : « jamais une plainte ».803 Dans le texte ci-dessous, Chardonne adresse à Martine, la jeune fille dont il a connu la famille, il a y longtemps, à Buc-Chalo, quelques conseils dont il pense qu’ils sont la raison du bonheur de sa sœur :
‘« D’abord, Martine, connais-toi ; antique et bon précepte ; n’exige pas de l’homme que tu choisiras ce qu’il n’est pas fait pour donner. Les autres ne sont pas tes pareils, tous étrangers ; il faut apprendre leur langue. Tu seras toujours de bonne humeur. Pas de plaintes […] Des fautes légères font les chagrins démesurés ; une poussière dans l’œil, une idée mal faite, on est perdu. Pas trop de sensibilité, elle embrouille tout. La jalousie sans graves motifs, c’est pour les petites natures, les indigents de l’amour. Tu ne divorceras pas, c’est inutile, et tu en prendrais l’habitude. Il ne faut pas attendre trop des hommes ; méfie-toi de ce que tu appelles l’amour. » pp. 21-22.’Jeune-fille, Germaine savait se réjouir du peu que la vie lui donnait : toujours elle partait promener Scott, un colley à long poils. Avec son chien, elle bondissait par les rues descendantes. Femme épousée dans leur propriété de Garde-Epée, près de Jarnac, elle a connu, avec son mari, le sens de l’amour : les visites de dimanches et d’autres instants étaient pour elle "le bocage de la félicité" qui ne s’efface pas. Quand son mari a été frappé d’une attaque, Germaine n’a pas appelé le médecin. Elle a voulu que son mari meure tout de suite. "Ça, c’est l’amour"
Une vie heureuse n’est pas exempte de tristesse. De grandes afflictions pressent le cœur de cette femme, toujours heureuse : son plus jeune fils est mort à dix-huit ans dans un accident de voiture. L’aîné, à cause d’une naissance trop précoce et difficile, ne peut pas bouger librement. Cependant, cette difficulté dans l’usage de jambes n’affecte jamais l’humeur du garçon : un sourire exquis illumine toujours son visage. Bien qu’éprouvée par ce grand malheur, qui pour d’autres aurait pu être sujet de tant de plaintes, Germaine, jusqu’en ses dernières années solitaires porte le titre d’ « une veuve heureuse »804 : par sa nature saine, elle résorbe toute peine. Elle supporte la solitude. Les soupirs lui semblent impies, ou plutôt ne lui sont pas possibles. Alors, de qui Chardonne et sa sœur ont-ils hérité cette humeur de vivre avec bonheur que Germaine a léguée à son fils ? Est-ce par hasard, ou héréditaire ? La réponse se trouve facilement dans ce que Chardonne a écrit de sa famille dans ses œuvres non romanesques.
Tous les membres de sa famille, comme lui, ont le bonheur dans le sang. Pour tous, « rien ne comptait plus que le plaisir de se revoir avec beaucoup de politesse, de paroles insignifiantes, des mines gracieuses. Charmante dissimulation ! Ils avaient chacun leurs tourments, mais l’habitude de n’en rien dire ; leurs difficultés de cœur aussi, plus secrètes encore. »805 Le grand-père, Edmond Boutelleau806, novateur, croyant807 et fondateur de la Société Vinicole, dont la vraie passion était pour son travail, pour la vigne, pour le cognac et l’amour pour les choses bien faites, a éloigné de son travail ses deux fils Gustave, l’aîné et Georges, le père de Chardonne,. Il leur recommandait de se distraire, malgré le grand volume du travail qu’il avait dans sa propriété. Jeunes, les deux frères n’avaient d’autre chose à faire que d’aller chasser à courre dans la forêt de la Braconne, de tuer les derniers loups, d’aller en voiture à Royan, où quelques familles de Cognac et de Bordeaux passaient l’été. Sa propriété de Guery était la place où les parents et les cousines venaient passer de beaux moments en prenant le thé sur la terrasse sablée. Poussé par son amour du travail et par ses ambitions, il voulait faire de sa propriété un modèle de cultures variées, imité des fermes du Nord. Mais ces idées l’ont conduit à la ruine : Gustave, que son père a tenu éloigné de sa gestion, découvre que beaucoup d’argent a été englouti à Guery par les rêves de son père. Pour éviter la ruine de la famille, il faut prendre la place du vieillard. Après de longues disputes, le père se résigne. Il se retire dans une petite pièce lisant toujours et observant muettement les malheurs qu’il a appelés sur sa famille. Cependant, malgré l’angoisse que peut créer une telle catastrophe, le château de Boutelleau n’arrête pas de recevoir ses visiteurs.
Georges, le père de Chardonne a hérité de sa famille la détestation du malheur. Cet homme qui souffrait, sans répit, de toutes sortes des maladies : douleurs d’estomac, migraines, névralgies, s’est toujours levé en chantant. Il était gai, charmant, [et s’amusait à organiser des fêtes]808. Il a souffert de la nature nerveuse et étrangère de sa belle femme que Chardonne incarne dans Le Chant du Bienheureux. Cependant, le mari lui était fidèle, oubliait vite les éclats de sa nature un peu fantasque : quand elle lui parlait le lendemain d’un éclat, l’élan et « le bon regard de sa femme le pénétraient d’une joie confiante. Un passé d’horribles songes n’existait plus, effacé par cet être chimérique, toujours renaissant, et qui voulait leur bonheur ».809 Comme distraction de sa vie, « il y avait la musique, les airs d’opéras que l’on chante au piano, l’amour pour sa fille, les souvenirs de Paris, une lettre gentille de Pierre Loti ou de François Coppée. »810 Son autre grand plaisir était les soirées d’été où il se promenait, accompagné de son fils, sur la place du Château, regardant le coucher du soleil qui descendait derrière les ormes en contrebas, d’un côté de la place. Il montrait à Jacques la beauté du ciel et lui parlait de choses élevées. Il a engendré dans l’âme de son fils, l’amour de la nature que ce dernier chante dans ses œuvres. En quittant Barbezieux, après la ruine, et habitant un petit appartement de l’avenue de Ségur, Georges Boutelleau, n’a pas changé d’habitude. « Il allait se promener autour du marché de la place Breteuil, interpellant les gens dont la figure lui plaisait. [Il leur racontait des histoires drôles. Il avait de la fantaisie ; ce qui l’amusait, c’était d’amuser les autres.]811 Il apportait pour déjeuner une botte de radis, des artichauts ou des fèves qu’il mangeait crus, puis il rendait visite à Madame Alphonse Daudet, ou recevait un jeune poète ; et tous les soirs, dans un brouillard de fumée, il écrivait des drames en vers. »812 Il n’avait aucune occupation de politique ni de rien qui exige un raisonnement. Il voyait les choses d’un côté plaisant ou poétique. Même au moment de sa mort, dans son fauteuil devant la cheminée, tenant la main de sa fille et de sa femme, il aime rassurer les autres en leur disant « je suis bien »813 .
La grand-mère Haviland, cette vieille américaine qui avait passé quarante ans dans son salon de Limoges sans apprendre plus que quelques mots de français, disait souvent, précepte qu’elle tenait de sa religion quaker : « Injoy deeply the very little. »814, ce qui veut dire : « Jouit profondément de peu ». Elle a légué à sa fille, Anna, la mère de Chardonne et à son fils, Charles Haviland que Chardonne a appelé Robert Barnary dans Les Destinées sentimentales, l’amour de vivre, de se distraire et de se réjouir. Ce dernier, de qui Chardonne admire l’égoïsme, ne semblait occupé que par ses plaisirs d’artiste et de gourmet. Son plaisir était de vivre au milieu de ses vitrines et de ses tableaux, tenant dans « ses longues mains, aux doigts légèrement retroussés, une veille bible illustrée par Dürer ou une statuette rare ».815
Avec la catastrophe de la ruine de la famille Boutelleau et la perte de sa fortune, les parents de Chardonne devaient quitter leur chère maison et habiter un pavillon de la Société Vinicole. L’époque du luxe était passée. Cependant, la mère de Chardonne a gardé son air de reine, indifférente à ces ennuis. Elle se distrait de théâtre et de concerts. Elle suit son penchant et ses aptitudes. Aux derniers jours de sa vie, « quand [son fils s’est] approché du lit où elle allait mourir, elle [lui] a dit d’aller [se] promener, parce que c’était un beau jour de mai et qu’il ne fallait pas en perdre un seul. Elle [l]’a toujours éloigné par scrupule ; elle avait peur qu’ [il s]’ennuie auprès d’elle. »816
Chardonne cite aussi l’histoire de sa cousine américaine, qu’il a appelée Lorna dans Claire. En tant que descendante de la même famille et portant dans le sang les mêmes gènes, elle ne cherche dans la vie que la joie : jeune, elle se distrayait tant qu’elle pouvait, vieille femme, elle a fait de sa vie solitaire et démunie un chant de joie dont les échos sont arrivés à Chardonne par des lettres fréquentes, toujours enivrées de quelques merveilles.
Des aïeux aux parents et des parents aux enfants le bonheur, en quelque sorte, est le mot dominant de leur vie. Quel est le secret de ce bonheur ? Est-ce une question de génétique ou une philosophie en laquelle Chardonne et sa famille croient ? Quelle que soit la réponse, il faut préciser que la vie de Chardonne n’est pas imaginaire. Quand il dit qu’il a été heureux toute sa vie au milieu des gens qui n’ont pas connu le malheur, cela ne veut pas dire que sa vie a été exempte de ce qui fait le côté difficile de la vie. Certains événements douloureux de sa vie nous permettent d'éclairer tout de même ce que Chardonne appelle le bonheur, les uns par la place qu'ils y tiennent, les autres par leur nature.
Titre donné par Jacques Chardonne à un des fragments du Ciel dans La Fenêtre, p. 23.
Ibid., p. 25.
Le Ciel dans La Fenêtre, p. 23.
Demi-Jour, p. 140.
Le Ciel dans La Fenêtre, P. 39.
« Jacques Chardonne et Camille Belguise "Pensées comme ça" », dans Cahiers Jacques Chardonne, n° 14, 1991, p.34.
Le Bonheur de Barbezieux, p.25.
Il représente la personnalité de M. Pommerel dans Les Destinées sentimentales et la personnalité de M. Devermont dans Les Varais
Il inaugurait en Charente l’emploi des engrais et des méthodes que tous ont adoptées après lui, en les corrigeant un peu.
Matinales, p. 22.
Le Chant du Bienheureux, p. 11.
Ibid., pp. 65-66.
Matinales, p. 24.
Ibid., pp. 121-122.
Ibid., p. 24.
Le Ciel dans la Fenêtre, p. 51.
Ibid., p. 74.
Matinales, p. 21.