Deuxième chapitre
L’absence du bonheur : événements biographiques douloureux

1. Peines de l’enfance et de la jeunesse, regret du passé et affliction de la vieillesse

En racontant l’enfance bénie du petit sauvage qu’il était à Barbezieux, Chardonne a voulu décrire seulement les temps heureux qu’il y a vécus. « Il se rappelle combien il avait de vie dans son enfance »817 : jeux, amitié et amour sur le sol de sa ville natale. Cependant, il n’a pas réussi à éloigner de sa plume, qui se montre facile et fine dans la contemplation de son bonheur passé, la présence des souvenirs d’une vie triste et solitaire qui pourraient refléter un autre portrait de Jacques Chardonne. « Le plus loin souvenir [de l’auteur] c’est une image de la solitude »818, dans laquelle on peut imaginer la naissance de sa peine. Mais quelles sont la solitude et la peine que Jacques a connues dans cette histoire de son enfance qu'il nous décrit par ailleurs comme joyeuse et libre ? À douze ans, après le mariage de sa sœur Germaine avec Jacques Delmain, Chardonne est devenu un fils unique et très gâté. Pourtant, il avait l’impression qu’il était « tout à fait abandonné. »819 « Il voit sa mère toujours assez éloignée de lui. »820 Elle, qui avait pour son enfant une grande tendresse, « ne désirait pas le voir. »821 Sur ce point un commentaire de Madame Guitard-Auviste, sur les caractères des femmes bourgeoises au temps de l’enfance de Jacques Chardonne, explique les raisons du comportement de Madame Boutelleau : chez elles, « il n’y a pas de place pour un enfant, quelque tendresse qu’on lui manifeste, dans ce tourbillon où la personnalité se cherche en s’affirmant violemment dans des directions opposées. L’épanouissement d’un enfant demande le calme, une disponibilité généreuse et attentive. Les femmes de [l’enfance de Chardonne] sont d’abord attentives à elles-mêmes ».822 Avec ses parents, il lui a semblé qu’il n’a pas trouvé l’atmosphère douce et simple que l’enfant goûte sous le toit de la maison familiale. En hiver, rappelle-t-il, après dîner, Jacques se trouve avec ses parents dans le grand salon, mais chacun est dans son univers loin de l’autre. Lui qui apprenait ses leçons sous la lampe observait en silence ses parents : « ma mère dans un fauteuil près de la lampe, un livre sur les genoux, et  cet air d’intense rêverie qu’elle avait souvent. Mon père dans un fauteuil bas devant la cheminée, les joues rouges, les yeux ardents ; il fume d’un geste nerveux et la petite braise au bout de sa cigarette a l’air de briller au souffle des soupirs. Ils pensaient à quoi ? Peut-être à ces meurtrissures que se font l’un à l’autre, avec innocence, ceux qui vivent ensemble ; et puis la solitude de Barbezieux, la mort sur tout cela ».823 Cette atmosphère de silence, qui serait bonne et douce pour les adultes, surtout après une longue journée fatigante, était sans aucun doute morne pour Jacques qui, comme on l’a déjà dit, « n’a jamais pu faire le silence en lui-même. »824 En plus, sans s’apercevoir de la présence de leur jeune fils, les parents poursuivaient entre eux « une discussion aigre et interminable où le même sujet avec ses pointes était ressassé sans fatigue ».825 Sa réflexion devant les discussions de ses parents, Chardonne l'évoque plus tard dans l’attitude de Pierre, dans Le Chant du Bienheureux quand il écrit :

‘« Quand un atroce tumulte bouleversait la maison et que M. Baraduc passait tout blême dans un corridor, Pierre s’évadait doucement par la porte du bûcher. Il accourait chez son ami Lucien » p. 11’

Pour sa part, Chardonne accourait chez son ami Fauconnier ou vers Guery, la propriété de son grand-père. « Parfois, dans la nuit, [le colloque des parents] reprenait d’un lit à colonnes à l’autre, aux deux bouts de la grande chambre ».826 Jacques écoutait et en souffrait.

Fuyant le silence de la maison et fuyant la discussion des parents, Jacques se trouvait dehors devant d’autres problèmes qui lui faisaient de la peine. Dans son entourage, il observait le malheur de sa tante Emma, « la jeune Haviland enlevée à sa famille, à des coutumes chéries, implantée dans une petite ville étrangère dans une propriété boueuse, livrée sans secours à la longue épreuve d’un mari, le seul homme auquel une femme ne s’habitue jamais. [Un mari] qui avait des colères effroyables, un cœur tendre, le goût du prêche, mais une parole nerveuse, bredouillante et qui répandait la terreur. En gilet blanc, sur ses jambes courtes, avec ses yeux de bon chien facilement larmoyants, fumant à petits coups un cigare mal allumé dont il repoussait la fumée comme pris de remords. Il était bien différent de ses frères, géants raffinés et presque muets, qu’elle aimait tant à revoir. »827 Sa tristesse s’est aggravée avec la mort du fils unique qu’elle voyait en Jacques. En été quand toute la famille est installée au Guery, le petit Jacques ne devait jamais approcher sa tante. Il l’évitait pour ne pas évoquer ses malheurs. Mais ce n’était pas seulement le seul motif qui le poussait à fuir le monde de son prochain. Jacques ne supportait pas le monde des grandes personnes : « une ou deux fois, dans mon enfance, écrit-il, j’ai déjeuné à Musset. J’en ai conservé le souvenir d’un extrême malaise. Etait-ce le dépaysement, la carafe d’eau pleine de clous auprès de M. Fauconnier qui jugeait fortifiant ce breuvage ferrugineux, ou l’appareil que l’on posait devant lui après le repas et qui servait de faire le café, ou le gros sel marin, le seul qu’il admît, humide et gris dans de tristes salières ? Je crois plutôt que cette souffrance intime provenait d’un contact inaccoutumé avec les parents et leur langage blessant, ce monde des grandes personnes que je n’approchais jamais. »828 L’explication que Chardonne lui-même donne dans ce paragraphe à ses sentiments sont faits d’événements qui n'ont pas été sans influence sur son être. Cette souffrance qu’il a éprouvée, il l’incarne dans L’Épithalame à travers le portrait d’Albert qui, pendant le dîner à l’occasion des fiançailles d’Odette d’avec Castagné, fuit la présence des invités ; et quand Berthe observe son air malheureux, il lui découvre le même sentiment que le petit Jacques a éprouvé quand il était chez Fauconnier :

‘« - Vous avez l’air malheureux, dit-elle.
- Je n’aime pas mon prochain, dit Albert en reculant d’un pas derrière le pied d’une haute lampe. Dans ces réunions, je me sens sauvage, épineux, inhumain. Je trouve ces gens laids et sots, parce qu’ils me blessent sans le savoir. J’ai envie de fuir. Vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas combien j’ai pu souffrir lorsque j’étais enfant. »829

La peine que Jacques Chardonne a connue pendant la jeunesse est plus forte que celle qu’il a vécue dans son enfance. Comme il la décrit, sa « jeunesse vint comme un malaise plein de torpeur et d’angoisse ».830 « J’ai été rongé, ajoute-t-il, d’un singulier désespoir pareil à une migraine, qui ne m’a pas quitté pendant vingt ans. Ce n’était pas l’ennui exactement, car j’étais très actif, et je ne nommerai pas ce mal tristesse ; elle est moins aiguë et suppose plus de maturité. C’était un chagrin lancinant, agriffé à la poitrine, sur quoi je m’endormais et me réveillais tous les jours. Mes amis l’ont ignoré ; j’avais trop de vie auprès d’eux. »831 En fait, ses amis n’ont pas pu supposer ces idées noires en lui. Il leur apparaissait comme le plus vivant, le plus ardent qui soit possible. Cependant, ceux qui ont vécu près de Chardonne pendant cette phase de sa vie ont observé la douleur du jeune homme qu’il a été. D’une lettre inédite de Geneviève Fauconnier, Liliane Fénech cite ce paragraphe :

‘« L’anxiété de Jacques était si forte. Par trois fois dans le secret de son cœur, il décide de fuir… Son petit bagage était prêt pour l’évasion nocturne, mais M. Boutelleau veillait : les portes étaient soigneusement verrouillées. »832

Monsieur Boutelleau s’est aperçu du chagrin de son fils. Son silence l’inquiétait ; mais il ne lui en a rien dit.

Les souvenirs amers de l’enfance se montrent à la vue de Chardonne comme des images spectrales. Il les rappelle bien. Il en parle ; mais comme quelqu’un qui s’efforce de ne pas leur permettre de laisser une trace dans ses écrits. Ils viennent succincts et dispersés. Mais pourquoi ce silence sur le malheur dont il souffre ? Est-ce un des principes de l’éducation de sa famille : « l’interdiction de se plaindre »833 ? Ou est-ce une tendance pour oublier le malaise de son passé ? À vingt ans, Chardonne est une autre personne : «  la vie a calmé tout [en lui] ; ce qui était trop violent et débordant s’est éteint ou résorbé. La vie est venue comme un baume qui étouffe les excès destructeurs. C’est alors que l’enfant est mort tout entier ; ou bien il est endormi. »834

« Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant »835 une citation deProust avec laquelle Chardonne commence Demi-Jour. Dans le même livre et sous le titre Souvenirs, notre écrivain cherche à démontrer que Proust est dans l'erreur : « si cette proposition était juste, écrit Chardonne, je n’aurais pas de souvenirs, ne regrettant aucun instant de ma vie. » Il reprend, pourtant, en ajoutant : « il y en a peu sûrement. »836 Cela sans doute parce que la vie humaine n’est pas exempte de désespoirs. « Elle est une succession de peines et de satisfactions alternatives et de joies coupées par les deuils. »837 Mais d’où vient ce peu de regret de notre écrivain ? Si l'on cherche dans ce qu’il a écrit de soi et dans les souvenirs qu’il a évoqués, en excluant le malaise et la souffrance de l’enfance, il semble clair que ce que Chardonne regrette, ce qui le rend malheureux au moment de se le rappeler, ne le concerne pas toujours directement. De ce qui le concerne directement, il regrette d’abord, semble-t-il, son absence au moment de la mort de son père : « il est mort doucement, écrit Chardonne, dans son fauteuil devant la cheminée, tenant la main de sa fille et de sa femme. Où était le fils ce jour là ? Ce fils qui a été sa désolation. »838 En parlant des souvenirs de son père, Chardonne a eu hontede ce qu’il était ; de sa frivolité et de son indifférence à l'égard de la peine de son père, surtout au moment de la ruine de la famille. Rappelant cette période il écrit :

‘« On décida que mes parents quitteraient leur habitation de la place de Château et logeraient dans un pavillon de la Société Vinicole. Notre maison agrandie de tous côtés et son salon de vingt mètres retourneraient au propriétaire […] On venait de dégarnir le salon, mais il nous appartenait encore pour quelques jours. C’était une salle de spectacle incomparable. J’eus l’idée de convier tout Barbezieux à une fête. Je me trouvais personnellement dans de graves embarras financiers […] donc, je pensais que cette fête pourrait nous enrichir. L’entrée serait gratuite, mais je ferais une quête […] après le spectacle on retira les chaises ; l’orchestre se fit entendre pour le bal. La fête fut magnifique, mais dans le feu du succès j’oubliai la quête. Mon père avait permis ce sacrilège. Il pensa seulement que son fils était léger et sans cœur. Aujourd’hui, j’ai honte de ce souvenir : je comprends sa peine quand il quitta sa chère maison. Mais en ce temps-là, je n’avais pas moins de cœur. »839

Chardonne a toujours suivi ses penchants. Il en a eu de bons et de mauvais. Mais s’il lui est arrivé de faire le mal par une contrainte de sa nature, « ce ne fut jamais avec plaisir, écrit-il. J’en éprouvais aussitôt le dommage sur moi-même »840. Deux événements de sa vie passée demeurent vifs et sont pour lui  "ses pires souvenirs". Il regrette de les avoir faits : deux fois, Chardonne fut contraint de nuire à autrui ; de faire un grave tort, tantôt à une femme - nous en reparlerons -, tantôt à un homme, P.-V. Stock, le directeur et propriétaire de la maison d’édition où Chardonne a commencé comme secrétaire. Celui-là, maître au poker et qui se distinguait à l’aviron, avait le goût de sa propre perte : il gagnait et perdait chaque nuit beaucoup d’argent au Cercle de la Presse. « Les intérêts dont [Chardonne] avait la garde l’ont contraint de retirer à cet homme qu’il estimait l’entreprise qu’il tenait de sa famille. Ce devoir, dans lequel [Chardonne] « voyait le salut du grand nombre »841, est devenu un poids sur sa conscience dont il fut longtemps gêné. Ce "sentiment de culpabilité", si on a le droit de le nommer ainsi, Bertrand Russell le définit comme « une des causes psychologiques sous-jacentes qui provoquent le plus souvent le malheur dans la vie de l’adulte. »842 Pour se délivrer de ce sentiment, Chardonne se défend en écrivant : « j’ai agi par devoir, du moins je l’ai cru »843. Puis devenus successeurs de P.-V. Stock, Maurice Delamain et lui-même ont pris soin de la victime puis de sa veuve.

Parmi le "peu" qu’il regrette aussi et qui lui serre le cœur en le rappelant, c’est la mort de Lily, la première fille qu’il a aimée, et la disparition des filles qu’il a connues « qui l’appelaient Jacques avec un accent du cœur que depuis il n’a jamais entendu tout au long de sa vie. »844 En plus, Chardonne « regrette de n’avoir pas vu davantage [ses amis], quand il a donné tant d’heures à des riens. […] Ceux qu’il a connus étaient plus grands dans leur personne vivante, et en mourant ils ont disparu presque entièrement comme tout le monde. »845 L’absence des amis et la perte des camarades font de lui un être solitaire : « souvent, à mon âge, écrit-il, on devient exigeant, peut-être implacable ; on est trop éveillé, trop sensible ; vite gêné par la médiocrité. Je resterai seul, sans même un camarade ».846 Ces événements qu’on peut classer sous la catégorie du regret, Chardonne s’efforce de les garder pour lui : du malheur qu’il ressentit pour la mort de Lily, il ne dit rien, « respect pour le souvenir. » 847 Des filles qu’il a connues et de ses amis, « les êtres accaparent d’exquises vertus »848, il ne veut rien dire ; « trop secrets, tous. »849

La disparition d’une société dans laquelle il a connu le vrai bonheur est une autre douleur qu’on peut ressentir entre les lignes. En en parlant, il semble qu’elle fait son malheur. Une visite à Barbezieux, où il n’est pas retourné depuis quarante ans, emplit le cœur de Chardonne de tristesse. Au lieu de la cité de son bonheur, il trouve une société "décapitée", « une petite ville découronnée  et je touche, écrit-il, le tuf de la province, le fond desséché de ce Français qui dans un pays comblé ne goûte rien, ne veut rien voir, mais retiré en lui-même, ennemi de son entourage. »850 « Pas un être humain dans les champs, dans les allées. La propriété [de son grand-père] semblait appartenir à des chats, à de majestueuses volailles très paisibles, indifférentes à sa présence et qui n’avaient pas l’air tout à fait vivantes. »851 Longtemps loin de sa terre natale, il revient pour voir que « les ormes de jadis sont tombés de vieillesse, et les platanes encore vigoureux qui ombrageaient une avenue abrupte sont ébranchés pour faire place à des fils électriques. Les bourgeois ruinés ont quitté la maison et la propriété de leurs pères […] La sous-préfecture est fermée ; les charmants fonctionnaires d’autrefois, les juges lettrés, les avocats galants n’ont plus leurs sièges ici. […] Des femmes enfermées comme des musulmanes et qui ne s’évadent de leurs maisons que bien cachées dans une automobile, vivent inconnues. Elle ne lisent rien, n’aiment rien, même pas les maisons, du moins on le dirait à voir le fouillis des chambres et le jardin sans fleur. »852 Pourtant Chardonne essaie de se convaincre qu’il s’est trompé sur le nouveau Barbezieux. Il ne veut revoir que la ville d’autrefois, celle qu’il a connue.

Toutes les autres tristesses mentionnées dans ses souvenirs, Chardonne les a vues chez les autres, les gens qu’il a connus en France et en Suisse : les souvenirs tristes qu’il a de 1900, il les voit dans « les pauvres mères, […], manque d’argent, pauvres autrement, des cœurs tendres, fermés, douloureux. »853 Dans les bourgs, près de Paris, il connaissait beaucoup les souffrances que les voisins éprouvaient : « un vieillard malade à qui la science apporte une rallonge à ses tortures ; une mère qui a perdu son fils et qui n’en guérira jamais ; une veuve, jeune encore mais qui n’est plus séduisante, précipitée dans la misère et la solitude. »854 Cependant Chardonne n’en parle pas en détail. « Des années 1905-1910, si pleines pour lui, quelques images demeurent sur un fond noir. »855 Il évoque la ruine des gens qu’il a connus,856 la misère et la solitude de Marie-Thérèse qui a oublié le bonheur après la mort de son mari qui était sa seule passion.857 Il voit dans tous ces événements la cruauté de la vie : « contraste des destinées ; tout est donné à l’un, refusé à l’autre ; malheurs sur les uns, faveurs pour d’autres. »858 Cette cruauté, il la voit aggravée dans le malheur vrai et dur qu’il a ressenti en rappelant l’histoire de Régine évoquée dans Demi-Jour. Sur le visage de cette femme toujours habillée de noir, la voix un peu traînante et chantante qui est l’accent du Valais où elle habite, Chardonne observe les signes des chagrins : Régine éprouve une douleur à cause de son grand amour pour sa fille handicapée qui ne guérira jamais :

‘« Nous sommes assis et je vois se traînant hors de la chambre voisine une sorte de monstre, la tête énorme, petite taille mais large carrure. Appuyée à la table, cette bête humaine nous regarde en vociférant.
- C’est ma fille, dit Régine (sans paraître entendre les injures qui sortent de cette bouche d’animal, l’horrible face ronde dépassant un peu la table), bientôt on lui apprendra à marcher ; on dit qu’elle pourra se tenir debout ; c’est tout ce que je demande. Cela coûtera cher malgré l’assistance sociale.
Elle parle, tournée vers moi, l’air tranquille, sans regarder l’enfant, ce gnome enflé accroché aux chaises et qui nous poursuit à tâtons avec une fureur qui l’étrangle.
[…]
Je dis à Marie-Thérèse : ce monstre ne guérira jamais ; elle dépense de l’argent pour rien ; tout juste on prolonge son malheur. Il faut la débarrasser de cette plaie.
- Vous ne la guérirez pas de son amour. Ce monstre c’est sa vie, un attachement éperdu. »859

La vie de Paul Morand occupe une grande place sous la plume "pessimiste" de Jacques Chardonne. Il a parlé de l’idée politique de son ami qui était le motif qui a poussé une petite troupe d’académiciens à s’opposer à l’entrée de Morand à l’Académie Française. Ces opposants prétendaient défendre l’« honneur national. »860Mais contre lui ils n’avaient aucune raison fondée. C’était "la haine du bourgeois pour le bourgeois" que Chardonne regrette dans la classe à laquelle il appartient. Il a parlé de la détestation que les bourgeois ont entre eux pour la moindre nuance. « Ce sont les bourgeois qui amorcent les révolutions contre d’autres bourgeois dont ils prennent la place, aux frais du peuple. »861

Regrettant l’absence de son meilleur ami Paul Morand, qu’il a décrit comme « un bourgeois comblé, célèbre d’emblée, […] un style éclatant, parisien, riche, […] chez qui tout est neuf […] Un œil, intelligence […] Un révolutionnaire de la prose […] Un homme qui a de la tenue, qui n’a mis dans ses livres que du talent »,862 qualités qui lui vaudront la jalousie et la haine des autres, Chardonne cite dans Demi-Jour un paragraphe dans lequel cet écrivain parle de la solitude :

‘« J’ai peur de la solitude ; la solitude parmi les hommes. Si j’ai organisé ma vie, c’est pour la solitude. Sur quel sol faible et même inexistant je vis, au-dessus des ténèbres ! Pire, quand je n’écris pas ; écrire c’est le salaire pour le service du Démon. Ce que j’ai joué va arriver réellement. Ecrire, c’est folie ; c’est ma raison. Ce que j’ai accompli n’est qu’un succès de la solitude. Les conversations m’ennuient ; faire des visites m’ennuie, et les peines et les joies de ma famille. De moi, il y a peu à raconter ; homme enfoui en moi avec des clefs étrangères, chargé tout entier en écrivain. Ecrivain ? quelque chose qui n’existe pas. »863

Mais pourquoi Chardonne cite-t-il Morand ? Est-ce vraiment pour montrer son admiration pour le style de son ami ou pour exprimer son propre sentiment de solitude ? Chardonne a cru un moment que le plus bel âge de l’homme, c’est quatre-vingts ans. Mais arrivé à cet âge, il découvre que ce n’est pas vrai. « La vieillesse c’est la solitude. Cela suppose, écrit-il, que tout le monde meurt autour de vous. »864 Pourquoi Chardonne, qui a été un homme comblé toute sa vie, est-il seul dans la vieillesse ? Durant ses dernières années, notre écrivain est devenu complètement sourd. « Sourd, écrit-il, on est retranché du cosmos. On est strictement seul. […] c’est enterré vif, une souffrance physique de tout l’être. »865 « Un homme sourd est implacable, dit-il. C’est terrible pour lui. »866 Entre sa femme et lui, il existe un silence charitable : « Je n’entends rien et cela l’épuise de se faire entendre, écrit-il. Parler suppose un autre à qui l’on parle. Cet autre a une grande importance. Si vous ne l’entendez pas, il n’a plus d’existence. Vous parlez à un mur. Le mur de votre tombeau. On parle pour être deux ; pas pour soi-même. »867 Cette surdité est une grande affliction pour lui. Chardonne a l’ouïe fine, d’une sorte assez particulière, « j’écoutais, déclare-t-il, en parlant, ce que les gens disent sans le savoir. […] c’est par l’oreille que je communiquais secrètement avec les autres. […] J’étais un homme de société ; les autres me sont indispensables ; ce sont eux qui m’ont tout donné »868 Mais devenu sourd, notre écrivain est de plus en plus dans la solitude, un cas pour lequel il n’est pas armé : « Je suis très morose. Tout m’ennuie, écrit-il à Jacques Brenner. Les vieux sont gâteux, je ne peux pas les supporter.869 « La lecture me fatigue vite, le plus souvent m’ennuie. Je ne fais pas de patiences. Aucun jeu. Pas de manie » 870. Plus tard, il ajoute : « il se trouve aussi que je suis coupé du monde extérieur ; c’est très grave pour l’écrivain ; il n’a vécu que du monde extérieur. Tout ce que j’ai écrit m’a été donné par l’extérieur. »871 La solitude et la vieillesse l’attristent sans aucun doute. Dans une lettre à Madame Guitard-Auviste, Chardonne déclare qu’il craint une longue vieillesse encore, sans travail, sans activité. « Tant que j’ai un manuscrit sur la table, écrit-il, j’ai une compagnie. »872 Et dans une autre à Jean Rostand, il écrit : « vous ne connaîtrez comme moi la tristesse de vieillir. »873 Pourtant notre écrivain n’est pas un homme pessimiste. « La vie est pleine de charmantes minutes, écrit-il, […] mais à mon âge, elles se font rares ; on a le cœur serré. C’est la vieillesse : le cœur serré ».874 « Sa maladie et sa fatigue, écrit un ami, ne l’ont pas amené à un repliement sur soi et au fameux "égoïsme sacré des vieillards". Pas du tout. »875 C'est ainsi que, des instants de bonheur ont suffi à rendre Chardonne heureux pour toute la vie: ceux qu'il a passés dans son jardin, ou ceux qu'ils vivaient avec ses amis. Mais ce qui peut faire le malheur des autres est demeuré relativement faible et éphémère chez cet écrivain du bonheur.

Notes
817.

L’Épithalame, p. 59.

818.

Jacques Chardonne. « Solitude et Terre Natale » dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 12, 1989, p. 3.

819.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 29.

820.

« Solitude et Terre Natale », op.cit, p. 3.

821.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 61.

822.

La Vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit., p. 18.

823.

« Solitude et Terre Natale » op.cit.

824.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 67.

825.

Ibid., p. 72.

826.

Ibid.

827.

Ibid., p. 26.

828.

Ibid., p. 41.

829.

L’Épithalame, p. 145.

830.

Le Bonheur de Barbezieux, p.41

831.

Ibid., p. 55.

832.

Voir Liliane Fénech, « L’Âpre bonheur de Barbezieux », dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 12, 1989.

833.

Demi-Jour, p. 86.

834.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 56. D’ailleurs, dans la bouche de son personnage, Chardonne écrit : « Rien n’a survécu de l’enfant que j’ai été jusqu’à vingt-cinq ans, pas une idée, pas une souffrance, ni même une de ces émotions de solitaire, que j’ai cru en leur temps si importantes. Un autre homme a tout remplacé » Claire, p. 69 

835.

Demi-Jour, p. 7.

836.

Ibid., p. 8.

837.

La Quête du bonheur et l’expression de la douleur dans la littérature et la pensée françaises, op.cit., p. 23.

838.

Matinales, p. 24.

839.

Le Bonheur de Barbezieux, pp.87-88.

840.

Voir Attachements, p. 129.

841.

Demi-Jour, p. 14.

842.

La Conquête du bonheur, op.cit, p. 89.

843.

Demi-Jour, p. 13.

844.

Ibid., p. 9.

845.

Attachements, p. 145.

846.

Demi-Jour, p. 33.

847.

Ibid.

848.

Attachements, p. 152.

849.

Ibid.

850.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 171.

851.

Attachements, p. 131.

852.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 170.

853.

Demi-Jour, pp. 7-8.

854.

Ibid., p. 36.

855.

Ibid., p. 11.

856.

, Ibid. pp. 33-34, c’est l’histoire d’Octave Homberg

857.

Voir ibid., pp. 35-36.

858.

Ibid., p. 37.

859.

Demi-Jour, p. 43.

860.

C’est la question des opinions divergentes qui ont opposé les Français à cette époque : certains, dont Paul Morand, ont soutenu le Maréchal Pétain et d’autres se sont engagés avec le général de Gaulle. Contre Paul Morand, ceux qui avaient pris partie pour de Gaulle se présentaient comme les Français honorables qui avaient défendu l’honneur national.

861.

Demi-Jour, p. 51.

862.

Ibid., pp. 52-56.

863.

Demi-Jour, p. 57.

864.

Bourdet, Denise,  « Jacques Chardonne », dans  Revue de Paris 1967, juin, 74, p. 107.

865.

Phrase citée dans une lettre envoyée à Paul Morand, le 5 mai 1964, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, Grasset, 1969, p. 203

866.

Bourdet, Denise. « Jacques Chardonne » dans Revue de Paris, Juin 1967, p. 109.

867.

Ibid., p. 107.

868.

Lettre à Michel Déon, le 20 janvier 1962, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, p. 143.

869.

Lettre à Jacques Brenner, le 16 juillet 1962, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, p. 157.

870.

Lettre à Michel Déon, le 20 janvier 1962, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, p. 143.

871.

Ibid, p. 161.

872.

Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, p. 127.

873.

Demi-Jour, p. 169.

874.

Lettre à Jacques Brenner, le 16 juillet 1962, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, p. 160.

875.

Brenner, Jacques. « Jacques Chardonne au fil des derniers jours » dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 18, 1996. p. 26.