2. Malheur et échec dans la vie conjugale

Quand Chardonne évoque ses pires souvenirs et les deux fois où il fut contraint de nuire à autrui, - un homme et une femme, il écrit : « je ne parlerai que de l’homme, [P.V.Stock]. » 876 Il se retient, ainsi, de parler de la femme à qui il a fait un grave tort qu’il regrette. Puis, parlant de Bordeaux, la ville qu’il a visitée plusieurs fois dans son enfance et dans sa jeunesse, et dont il conserve de rares images d’amitié avec François Mauriac, il note : « dans cette ville, des liens ont marqué sur ma vie, et se sont dénoués, ineffaçables avec leurs conséquences à jamais prolongées. Cette ville est entrée dans mes secrets. Elle fut l’instrument du destin. »877 Ces deux citations, qui semblent riches des événements qui excitent la curiosité du lecteur, restent confuses dans ce que Chardonne écrit de lui. Que dissimulent - elles? Quelle est l’histoire de cette femme ? Quel est le secret de Bordeaux et quel type de souvenirs cache-t-il ? Y a-t-il une relation entre les deux secrets sur lesquels Chardonne se montre si équivoque quand il en parle ?

En 1910, sortant de l’enfance, Chardonne a alors vingt-cinq ans, il est encore un jeune homme très confus. C’est alors qu’il se marie, pour échapper à ce brouillard.878 Il choisit d’épouser une jeune fille de Bordeaux, Marthe Schÿler-Schröder, dont l’éclat, sur la plage de Royan, l’avait frappé. « Le mariage répondait [chez Chardonne] à un besoin de sa nature : besoin de claustration, de la ligne droite, et d’un grand calme. Il croit trouver dans le mariage une règle et un but. »879 Mais le couple, dès sa constitution et la naissance de leur fils Gérard en 1911, commence à se déchirer. Des dissentiments graves et des disputes fréquentes éclatent entre les époux au su et au vu de leurs proches amis. Chardonne, l’écrivain du bonheur conjugal, n’est pas heureux dans son ménage. « Le mariage ne lui a pas donné ce qu’il attendait »880. Le divorce, malgré l’existence de deux enfants, Gérard et France, est la voie de son salut, « l’unique soulagement qu’ [il] éprouve, le seul remède qu’ [il] voit à cette angoisse, à cette espèce de mort qui est en [lui]. »881 Mais pourquoi le couple en est-il si vite arrivé là ? Qui est le responsable ? Comment Chardonne dont la voix est plus forte et plus entendue dans ce débat, parce qu’il est l’écrivain, explique-t-il ce désaccord ? La réponse à ces questions ne trouve pas dans ce que Chardonne écrit de lui. Comme c’est le cas avec sa seconde femme, Camille, rien de sa vie conjugale avec Marthe n’apparaît sous sa plume. Mais, comme les questions se rapportent à la relation de l’homme avec la femme dans la vie à deux, il faut se rappeler ici que dans toutes ses œuvres romanesques, Chardonne insiste sur le fait que l’amour et la femme parfaite sont l’essence du bonheur conjugal. Est-ce donc que l’absence de l’amour et de la personnalité qu’il cherche dans la femme qui partage sa vie sont la cause de son malheur avec Marthe ? Pour éclairer ce que Chardonne veut celer, on n’a d’autres références que les quelques lignes que Chardonne a envoyées à ses amis et à ses proches et dans lesquelles il parle de son malheur conjugal. On se réfère aussi aux témoignages de sa mésentente, à ce qu’en écrivent ou disent les amis du couple. Leurs paroles et leurs confessions sont confirmées par celles que Chardonne met dans la bouche de ses personnages et par des réflexions générales, dispersées dans toutes ses œuvres sur la femme et sur sa place dans la vie de l’homme, ainsi que par des réflexions relativesau divorce et à ses conséquences ; parfois ce sont enfin des conseils pour être heureux dans le mariage et d’autres pour éviter le divorce.882

Dans son livre Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, dans lequel elle traite de manière exhaustive de la vie littéraire et privée de notre écrivain, Madame Guitard-Auviste parle des raisons principales qui poussent Chardonne à se lasser si vite de la vie avec Marthe. Elle se réfère pour en parler à ses correspondances avec Chardonne et à ses entretiens avec les proches de notre écrivain, surtout sa sœur Germaine, l’amie d’enfance Geneviève Fauconnier et sa seconde femme Camille. Marthe, d’après ceux qui l’ont connue, est une femme jalouse qui invente ses souffrances et qui « se torture, par un chagrin imaginaire au milieu du bonheur. »883 « Elle est nerveuse, très sensible, d’une santé très délicate, fort préoccupée d’elle-même en même temps que très amoureuse de son mari. »884 La jalousie et la nervosité, qui sont des défauts récurrents dans son œuvre, sont les deux caractères que Chardonne déteste dans la personnalité des autres. Il les voit comme les deux motifs principaux qui abîment la vie, qui provoquent chez l’homme le dégoût pour la femme et qui conduisent le mariage à la crise. « Ce qui gâte la vie, écrit-il, ce sont de légers travers : la jalousie, la vanité, la mauvaise humeur. »885 En écrivant L’Épithalame, roman dont une grande partie a été empruntée au journal intime de Marthe, Chardonne campe ces deux traits de caractères dans la personnalité de Berthe - la réelle personnalité de Marthe - pour excuser le désenchantement d’Albert - son double - après le mariage de la femme qu’il a choisie :

‘« D’un coup d’œil, Albert aperçut des signes de nervosité sur le visage de Berthe. « Elle est toujours bizarre quand nous sortons ! se dit-il avec une exaspération aiguë.
Excédée par le silence d’Albert et flairant d’instinct le mot qui le piquerait profondément, Berthe dit :
- Tu penses à Mme de Boistelle ? Tu l’as suffisamment regardée pourtant.
- Ah ! Voilà ce qui te tourmente depuis dix minutes ! Cette jalousie insensée ! cria Albert les poings crispés. Tu boudes, parce que j’ai salué une dame qui m’intéresse à cause de Castagné. Une dame que je ne connaissais pas hier et que j’ai certes envie de revoir […] Je n’ai pas le droit de saluer Mme de Boistelle ! Je ne l’ai vue qu’un instant ! L’ai-je vue seulement ? Mais, alors, restons chez nous ! Il faut me cloîtrer, me cacher à tous les yeux ; il m’est interdit de saluer une dame ! […] Ah ! le mariage est charmant […] A la maison, ouvrez un livre, on vous reproche votre silence ; dehors, si on parle à une dame, c’est une trahison. Et c’est pour la vie ! Pour toute la vie ! » L’Épithalame, pp. 230-231’

Chardonne répète plusieurs fois qu’il n’aime pas les gens nerveux « parce que la cause de leur douleur l’exaspère, et il ne voit dans leurs larmes que le signe d’une exaltation détestée. »886 Parlant de sa mère, par exemple, il écrit : « elle était nerveuse, mais à sa façon grandiose. On entendait des cris et toute la maison sentait l’éther. De ce temps date je crois mon horreur des gens nerveux […]. Je ne puis compatir à leurs souffrances ; leur gaîté me paraît une intoxication, leurs idées de lubies, et leurs larmes m’ennuient. »887 Alors, comment Chardonne pourrait-il supporter la vie avec une femme nerveuse ? À ses proches amis, Chardonne a beaucoup parlé de la nervosité de Marthe, qui était la cause essentielle qui lui gâchait le calme et la sérénité qu’il attendait de son mariage. À Madame Guitard-Auviste, il déclare que « la ravissante jeune fille dont il avait cru s’éprendre à Pontaillac, quand elle avait seize ans, portait une hérédité de grande instable, issue d’une vieille famille des Chartrons de Bordeaux, où l’usage du bon vin engendrait des nerfs fragiles. Il lui ajoutait qu’une fièvre typhoïde, vers ses dix-huit ans, avait détérioré l’estomac de Marthe, aggravant une nervosité congénitale. »888 Ces deux réalités de la vie de sa première femme, Chardonne ne les éloigne pas de ses œuvres fictionnelles. Dans Le Chant du Bienheureux, roman qui contient beaucoup de la vie de son auteur, Pierre, le personnage principal fait remonter la nervosité de son fils à l’habitude que Rose a prise de sa famille en donnant du vin aux enfants.889 Et dans L’Épithalame, Berthe, avant son mariage avec Albert, est atteinte elle aussi de la fièvre typhoïde. Cette maladie fait d’elle une femme nerveuse, caractère qui nuit à la vie conjugale et engendre la lassitude de l’époux. Après une dispute qui éclate pour un rien entre eux, Albert sort de la maison ; «il marchait vite, fuyant au hasard sur une route, le cœur étreint, les dents serrées, les muscles meurtris comme par une lutte […] Quelle existence ! se disait-il. Quelle abjection ! N’importe où, loin de cette femme, seul, je vivrais heureux. »890 Forte exaspération, certes. Pour que Chardonne l’écrive ainsi, on peut supposer aussi qu’il a éprouvé un tel sentiment un certain nombre de fois au cours de sa vie avec Marthe.

Á Paul Géraldy, Chardonne confie : « ma femme me rend la vie un peu difficile. Ce n’est pas sa faute, une trop grande sensibilité, trop de secousses au cours de l’existence, un sentiment tourmenté ont usé ses nerfs… Elle a d’immenses qualités, et les plus rares. Elle a des profondeurs d’âme merveilleuses ; purement femme, elle l’est jusqu’aux limites extrêmes et exquises. Mais le tissu est très fin. Il la déchire. Notre existence est très orageuse, et presque tragique. Je lui suis pernicieux, et elle m’est fatale. Deux nerveux sous un toit c’est trop. »891 Cette existence tragique est aussi décrite dans une lettre inédite envoyée à Jacques Delamain et à sa femme Germaine, la sœur de Chardonne. Une lettre dans laquelle Maurice Delamain, qui a, durant des années, partagé de très près avec sa femme la vie de Chardonne avec Marthe, fait le point des raisons du désaccord du couple chardonnien. Il fait porter à Marthe, en grande part, la responsabilité de cette mésentente :

‘« Depuis son mariage, Marthe, uniquement préoccupée de ses revendications, avait cessé de se tenir, avec Jacques, en contact intellectuel : devenue folle et ignorante, par rapport de ses facultés sur des ombres, elle ne voyait plus en Jacques l’homme profond et charmant que les autres voyaient de plus en plus. Petit à petit, l’estime avait fait place à la critique la plus acerbe. Jacques était devenu pour elle un esprit faux et même fou – et au point de vue moral « une crapule » - dans tous les sens de ce mot, vis-à-vis d’elle et vis-à-vis des autres. Homme sans goût, influençable, poire, menteur, cruel, etc. Pour Jacques, Marthe était une imbécile qu’il n’avait jamais aimée, qui avait gâté sa vie… démoniaque, désireuse sans s’en douter elle-même, de le tuer, de le dégrader… séparés, chacun d’eux allait bien mieux, reprenait vie. »892

Ce qui apparaît dans cette lettre, les raisons de leur dissentiment et l’opinion de l’un sur l’autre, n'est pas sans influencer Chardonne. Dès le moment où la crise est apparue dans le ménage, l’amertume qu'il ressent de partager la vie de Marthe se reflète dans toute son œuvre893. Elle domine clairement trois de ses romans, et chacun traite une étape de ce désaccord. Dans L’Épithalame, après la partie qui peint l’enchantement du couple avant le mariage, Chardonne décrit dans la deuxième partie le début du désenchantement mutuel des époux - de même que pour lui et Marthe. Leur malentendu semble s’affaiblir avec la naissance de leur fille - de même que pour leur fille France. Dans Les Destinées sentimentales à partir du portrait de Nathalie, on voit l’image de Marthe que Maurice Delamain peint dans sa lettre :

‘« Nathalie a, pour lui (Jean), une haine discrète, concentrée, enveloppée d’amour […] La haine qu’on a pour ceux qui nous ont fait du mal […] on peut nous faire un mal très subtil, simplement en nous faisant sentir notre faiblesse… pour résister, il faut recourir aux compensations de la démence »894 […] « Jean lui apparaissait sous une forme indécise, symbole de l’époux répréhensible, cruel, chétif, et dont elle sauvait l’âme en maintenant contre les aveugles la pure notion des liens sacrés. »895

L’avis de notre écrivain sur Marthe et sa déclaration "qu’il ne l’avait jamais aimée" apparaît dans Le Chant du Bienheureux à partir de l’avis de Pierre envers Rose.896 Il est important de rappeler ici que les trois romans ne sont pas autobiographiques. Chardonne n’est ni Albert ni Pierre ni Jean et Marthe n’est ni Nathalie ni Rose ni Berthe, mais il est évident que se trouvent transposées dans le roman certaines expériences de l’écrivain. On peut même dire que les graves problèmes vécus par le couple réel sont semblables à ceux du couple fictionnel des deux derniers romans : les différences de caractères et de personnalité sont telles qu’elles créent inévitablement des heurts dans le couple. L’incompréhension entre les époux grandit au point que Jacques Chardonne comme ses protagonistes Pierre et Jean, est arrivé "à l’aversion". Il juge la situation intolérable. Le divorce est une « décision irrévocable. »897 Dans une lettre envoyée à sa mère, il explique les motifs de cette décision :

‘«Ma chère mère, ce n’est pas la liberté qui me manquait. Je n’ai guère besoin d’ailleurs… il ne s’agit pas non plus d’être plus ou moins bien compris de Marthe, ce qui m’est indifférent, ni de froissements variés qui comptent peu auprès des grandes attaches du mariage et de la famille. Il s’agit de choses graves, intolérables, qui vicient ce qui devait être bon et forcent à le rejeter. Marthe est toujours très touchante dans la douleur, elle a une sagesse intermittente, et une volonté de bien, qui ne peuvent laisser insensible, et qui m’ont trop longtemps retenu. Mais à mon contact, elle est trop souvent la proie de puissances démoniaques et je ne peux plus assister à ces démences qui se développent seulement près de moi, qui augmentent chaque année et atteignent au scandal (sic) de quartier. La question de vivre dans son voisinage ne se pose pas. Sans exception, ceux qui ont eu un aperçu de cette existence, ne me le conseilleraient pas. Je ne regrette pas les soirées que Gérard aurait eu (sic) entre son père et sa mère. Je regrette celles qu’il a pu voir, ces spectacles d’horreur qui finiraient par abîmer Francette. Ne serait-ce que pour les enfants, je devrais partir. Et si triste que puisse être mon existence à l’avenir, je partirai le cœur léger, car tout ce passé que j’ai trop prolongé, est pour moi une abomination… je me suis assuré un logement. Il sera fait à ma mesure, minuscule, ouvert à ceux qui voudront me voir, et il n’abritera que le travail et le silence. »898

Le divorce que Chardonne croit bon, nécessaire, qu’il veut accomplir, lui est très pénible. Il l’écrase. Comme son personnage, Jean Barnary, « il ne sait s’il le surmonterait un jour, s’il l’admettrait jamais, s’il y survivrait. »899 « En un point meurtri de son cœur, dans un propos qui lui échappe, dans un acte bien pesé, un raisonnement [Chardonne comme jean dans Claire] reconnaît cette influence. »900 L’amour et le bonheur qu’il a connus plus tard avec Camille ne le délivrent pas totalement de la tristesse qui le prend. Chardonne reste dans un tourbillon : « [Il] a plaisir à être bon ; [il] l’a toujours senti, mais les relations humaines font des imbroglios.901 « Une grave question serait de savoir si on a le droit de sacrifier le bonheur d’un être afin d’assurer le sien.»902 Lui est-il permis de nuire à Marthe et à ses enfants et de menacer des liens sacrés pour son propre repos ? Marthe est une femme amoureuse, réalité que Chardonne lui même ne cache pas dans ses écrits romanesques et dans ses correspondances. C’est pourquoi, il ressent sa propre culpabilité envers Marthe, qui reste à partir des portraits de Nathalie et de Rose, une femme profondément "pitoyable". Sentiment qui ne le laisse jamais en repos. Un sentiment identique lui serre le cœur envers ses enfants, Gérard et France. Chardonne pense, comme il l’a déclaré à sa mère, qu’il n’est pas bon d’élever un enfant au milieu d’un conflit. Il préfère donc disparaître, comme Jean le fait dans Les Destinées sentimentales, « laisser les enfants entièrement à [Marthe] pour ne pas agiter les petites têtes des mauvais rappels de leur père ». À partir des scènes fictionnelles touchantes présentées dans Les Destinées sentimentales et répétées sous la même forme dans Le Chant du Bienheureux,903 on peut ressentir la douleur qu'inflige à Chardonne l’arrachement de ses enfants, et surtout de sa fille de huit ans au temps de sa séparation d’avec Marthe : 

‘« Jean songeait à sa fille avec un sentiment tout nouveau, une impatience qui se découvrait subitement, une tendresse aiguë, vivace… Il se pencha sur Aline qui retint la tête de son père, liée dans ses petits bras.904 Il n’oubliait pas «  l’image de sa fille, attachée à son cou, le jour où il était revenu de Limoges. »905

Face à ce sentiment de culpabilité envers Marthe, Chardonne essaie de motiver, son acte en écrivant que son choix a été prématuré : « ni la raison ni le cœur ne sont à cet âge d’un bon conseil. La raison n’est pas assez éclairée et le cœur est trop assuré.906 Il ajoute, par l’entremise d’un de ses personnages : « ce n’est pas ma faute, je le sais. J’ai engagé un homme, qui n’était pas moi. J’ai choisi une femme, qui n’était pas elle. Je l’ai su trop tard, et je ne pouvais le comprendre avant. »907 Il écrit aussi « je n’ai point examiné si l’état de mariage et celui d’écrivain sont conciliables. Je respecte trop la vie et l’art pour me poser des questions de ce genre. »908 Á propos de cette dernière déclaration, François Mauriac, l’ami de Bordeaux et témoin de certains dissentiments entre Chardonne et Marthe, écrit une nouvelle, Un homme de lettres, dont l’intrigue examine la même phrase de Chardonne : « la vie conjugale est à l’homme de lettres un long empoisonnement. Tout ce qui, à son entour, prononce des paroles, froisse un journal, ferme une porte, ou seulement respire [l’ennuie]. Le cœur fidèle qui bat aux côtés d’un artiste le gêne par son battement même »909. Même si l’histoire a des résonances autobiographiques que reconnaît Mauriac lui-même, elle comporte en grande part, comme le mentionne Mauriac lui-même la crise de Chardonne avec Marthe : « Pour les nouvelles que contient ce volume910, écrit Mauriac, elle me paraissent relever de deux types très différents. Les unes sont des portraits d’après nature - portraits fort retouchés, il va sans dire - mais où j’ai fixé les traits qui m’avaient frappé chez tel ou tel […] Un homme de lettres doit beaucoup au personnage de mon cher Jacques Chardonne ; "je m’étais amusé à tracer [son] portrait", mais j’y mis aussi beaucoup de moi-même : c’est un mélange Mauriac-Chardonne et c’est sans doute ce qui donne au caractère du héros un aspect trop concerté. »911 Plus tard Madame Guitard-Auviste commente ce même sujet ; elle dit : « Mauriac n’a jamais démenti avoir utilisé son ami pour le personnage de Jérôme, et Marthe pour celui de Gabrielle. »912 Comment donc l’histoire racontée par Mauriac explique-t-elle cette crise ? En tant qu’ami des deux époux, à qui fait-il justice ?

Le narrateur - en réalité Mauriac - en visite chez une amie, Gabrielle - en réalité Marthe -, y est le témoin impuissant de son chagrin et de son incompréhension face à la trahison de son mari Jérôme - en réalité Chardonne - qui, après quinze ans, s’éloigne et la quitte pour une autre femme - en réalité Camille - sans que Gabrielle ne puisse rien lui opposer que ses larmes. La séparation, à cause d’une autre, est sévère pour Gabrielle. « Elle souffrirait moins de la mort de Jérôme que de son infidélité. »913 Pourtant, elle reste amoureuse de lui. Elle a voulu découvrir, avec l’aide de son confident, le narrateur, les raisons qui poussent son mari à renoncer à elle, d’autant qu’elle a adopté, durant leurs quinze ans de vie commune, toute sa science pour ne pas être à sa charge. Elle avait le souci de sa santé, faisait le silence autour de sa vie pour lui procurer l’atmosphère de création, elle lui laissait toute liberté pour vivre et elle arrivait à s’effacer à côté de lui. Mais le grand amour dont elle lui a fait preuve et tout ce qu’elle a fait pour lui procurer le repos et le calme que l’homme attend généralement du mariage n’ont engendré que des reproches de la part de Jérôme : le silence et l’atmosphère qu’elle lui prépare l’empoisonnent. L’amour qu’elle a pour lui « est un obstacle à franchir, une atmosphère trop lourde, un orage d’autant plus accablant qu’il se retient d’éclater. »914 « Le même régime, selon lui, ne convient pas à tous les artistes ; ne convient même pas à toute une existence d’artiste. »915 Mais en ce qui concerne Gabrielle, ce n’est pas cela qui le pousse à la quitter. « Ça ne signifie rien… C’est du battage… Il y a autre chose. »916

Après que Jérôme l'a quittée, il n’y a pas de place dans le cœur de Gabrielle. « Sa vie est remplie, comblée par une absence. Impossible de pénétrer jusqu’à [cette amoureuse] si ce n’est à propos de l’absent, pour en parler, pour en entendre parler. »917 Elle reste en espérant que Jérôme lui reviendra un jour. Elle garde toute chose à sa place, ne change rien dans la maison et en elle-même. C’est ici que s’incarne "le fanatisme conjugal" de Marthe, situation que Chardonne lui-même présente dans Les Destinées sentimentales à partir de la persistance de Nathalie qui répète, sans lassitude, qu’elle est la femme de Jean Barnary malgré la séparation d’avec elle.918 Dans sa nouvelle, Mauriac montre que le pire crime de Jérôme est « d’avoir pétri et repétri Gabrielle, de l’avoir rendue informe et telle qu’elle ne saurait plus s’insérer dans aucun autre destin. Il a voulu posséder une femme différente de toutes les autres, une compagne à son usage ; souhaitant la reconstruire selon ses vœux, il a fallu d’abord qu’il la détruisît. Mais il n’a su que la détruire ; et voici qu’incapable de la ressusciter, il se détourne d’une femme divisée et rompue. »919 Mais comment Jérôme supporte-t-il de vivre, sachant ce que Gabrielle endure à cause de lui ?  « Les gens qui nous aiment, dit Jérôme, ne sont pas sans pouvoir sur nous ; Gabrielle m’a, pendant quinze ans, travaillé ; elle s’est acharnée à me rendre tel que son amour souhaitait que je fusse. Aujourd’hui que nous sommes séparés, des pans entiers subsistent en moi de son œuvre interrompue. Elle règne encore sur ce qui, dans mon être, survit de son travail tenace. Des régions demeurent sous son influence [...] Que c’est difficile de se séparer. »920 C’est pour cela, peut-être, que Chardonne a éprouvé un sentiment de culpabilité envers Marthe qui avait, pour son mari, comme elle l’écrit à un ami, « un amour si grand, si gai, si beau et si jeune. »921 Et c’est pour cela, peut-être encore, que l’influence de la première vie conjugale demeure ineffaçable, sans laisser notre écrivain en repos. Et c’est pour cela enfin que sa plume romanesque aurait examiné, sans lassitude, « l’échec que représente tout divorce, les conséquences qu’il entraîne dans la vie des protagonistes et dans l’orientation de leurs enfants. »922 Sujets qui traduisent, sans aucun doute, l’ennui, sans fin, de Chardonne. Mauriac, dans sa nouvelle, donne le beau rôle à Gabrielle, il lui fait justice face à son mari. Il fait ainsi entendre la voix de Marthe face à celle de Chardonne. Entre le couple réel et celui du roman, les exigences d’un mari, le sacrifice inapprécié d’une femme amoureuse, le malentendu dans le couple sont les causes de l’échec qui conduisent au divorce que Chardonne a pourtant regretté, semble-t-il, quand il a écrit : « les obstacles au divorce sont utiles, à condition de ne pas être insurmontables. La société a raison d’opposer toute sorte d’entraves aux libres mouvements des individus. Ces gênes obligent à réfléchir…] nous portons allégrement un cœur dur, nous vivons dans l’inconscience de notre injustice, nous négligeons mille devoirs, nous acceptons sans remords les profits d’une société barbare. »923

Notes
876.

Demi-Jour, p. 14.

877.

Attachements, p. 75.

878.

Voir Le Bonheur de Barbezieux, p.150.

879.

Ibid., p. 150.

880.

Ibid., p. 147.

881.

Les Destinées sentimentales, p. 158.

882.

À titre d’exemple, ce paragraphe qu’il a cité dans Attachements : « Il est vain de donner des conseils aux jeunes mariés. On peut leur dire : corrigez les mauvais penchants que la nature humaine a contractés durant les millénaires où les rapports de l’homme et de la femme étaient faussés, ou bien qu’elle a toujours eus : la jalousie insensée, le despotisme mâle, les terribles ferments d’une ancienne servitude chez la femme. Soyez bons, bien portants, intelligents. Pas de police dans la maison […] Sachez sauvegarder votre personnalité en laissant place entière à une autre personnalité, ne pensez jamais à vous, mais ne vous laissez pas oublier. » p. 37.

883.

L’Épithalame, p. 308.

884.

Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 62.

885.

L’Amour du prochain, p. 39.

886.

Ibid.

887.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 61.

888.

Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 61.

889.

« On a toujours donné du vin aux enfants dans ma famille. Mon père disait que c’est le meilleur tonique, et je crois que nous sommes tous bien portants. » Le Chant du Bienheureux, p. 28.

890.

L’Épithalame, p. 309.

891.

Lettre cité dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 63.

892.

Lettre cité dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 61.

893.

Voir ce qu’Éva raconte de la relation d’Éva avec Bernard (p. 6 de cette étude).

894.

Les Destinées sentimentales, p. 113.

895.

Ibid., p. 137.

896.

Voir Le Chant du Bienheureux, p. 31.

897.

Le Chant du Bienheureux, p. 104.

898.

Lettre cité dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 81.

899.

Les Destinées sentimentales, p. 158.

900.

Claire, p. 45.

901.

Demi-Jour, p. 14.

902.

L’Amour du prochain, p. 50.

903.

« Comme il traversait la cour, serrant sa fille contre lui, petit corps lourd attaché à son cou, et qu’il emportait dans ses bras, avec son manteau, jusqu’à la voiture, Rose le suivit et murmura à son oreille : "vous étiez heureux ici !" » Le Chant du Bienheureux, p. 89.

904.

Les Destinées sentimentales, p. 142.

905.

Ibid., p. 167.

906.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 150.

907.

Le Chant du Bienheureux, p. 107.

908.

Le Bonheur de Barbezieux, p. 150.

909.

Voir François Mauriac, « Un homme de lettres », dans Trois Récits, Grasset,  p. 79.

910.

Mauriac, François. Œuvres complètes. Tome VI Grasset,

911.

Mauriac, François. Œuvres romanesques et théâtrales complètes. Tome 1, édition de Jacques Petit, Gallimard, 1978, p. 995.

912.

Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 69.

913.

Un homme de lettres, op.cit, p. 71.

914.

Ibid., p. 117

915.

Ibid.

916.

Ibid., p. 104.

917.

Ibid., p. 69.

918.

Voir Les Destinées sentimentales, p. 114.

919.

Un homme de lettres, op.cit, p.70.

920.

Ibid., p. 119.

921.

Déclaration de Marthe dans une lettre envoyée à Paul Géraldy citée dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 254.

922.

La vie de Jacques Chardonne et Son Art, op.cit, p. 79.

923.

L’Amour du prochain, p. 50.