Parler de la guerre et retourner aux souvenirs d’une société livrée à l’anarchie "c’est le moment de se souvenir que la vie est ennuyeuse"924 : « des morts, toutes les sortes de souffrances, de la résignation, de l’ennui et la destruction de tout. […] Soudain, écrit Chardonne, [l’homme] découvre que le sol n’est pas sûr, que des villes peuvent disparaître, que des civilisations s’effacent, que la mort est proche, et [l’homme] est étonné. »925 Pour notre écrivain, dont les écrits chantent, longuement, le bonheur, la beauté et l’amour partagé, « c’ [était] un triste sort que d’être un témoin d’événements historiques »926 obscurs et affreux des deux guerres mondiales. Pendant la guerre de 1918, Jacques Chardonne vivait, comme on l’a déjà dit, en Suisse, à "Chardonne", la ville dans laquelle il a connu, durant cinq ans, le temps de délices en jouissant de la nature de cette contrée dans laquelle il a réalisé ses désirs. Cependant, ces années lui ont paru, pendant son séjour dans ce pays neutre, très amères : il était inquiet pour la France qui envisageait les périls de la défaite comme ceux de la victoire. À Lausanne, où il allait rencontrer les deux médecins qui le soignaient, il a vu avec tristesse le retour des « prisonniers français qui commençaient à revenir d’Allemagne, si fatigués de privations qu’ils n’avaient plus faim. Ils se plaignaient des bons repas suisses et réclamaient des plats de chez eux. Ils voulaient revoir leurs familles, mais, quand elles arrivaient, ne les reconnaissaient pas, encore absents, tout changés par les anciennes habitudes de la souffrance. »927 Tristes années, certes, pour notre écrivain. Cependant, dans ses écrits, « il ne veut pas en dire le pire. »928 Il ne veut se souvenir de la ville de Chardonne que du temps merveilleux qu’il y a connu.
En automne 1939, Chardonne témoigne de l’arrivée de la guerre à Paris. Une guerre douce et silencieuse, « sans un battement de cloche ou un tambour, sans une parole aux soldats déjà massés à l’est […] Une guerre qui ressemble à la paix [car elle] se compose de souffrances ignorées, de la singulière divergence des destinées. Nul soldat ne connaît « la guerre ». Elle est différente selon la place de chacun, selon sa nature, ses forces, son grade, sa bonne chance qui peut le suivre dans le péril et l’abandonner dans la sécurité. »929 Dans ses écrits, Chardonne rappelle les images de ces jours-là : « son village est devenu un camp de soldats, et plusieurs fois par jour il entend la ritournelle du clairon. Sous les arbres du quai, près de l’église, les camions mouchetés de la compagnie des télégraphistes sont rangés comme des voitures foraines, et les enfants contemplent ces nomades, gens du Périgord et de Charente qu’il n’aurait pas reconnus sous leur nouvel habit. »930 Mais quelle est l’opinion de Jacques Chardonne par rapport à la guerre entre la France et l’Allemagne ? De bonne heure, Chardonne avait eu les yeux ouverts sur la politique. « Un homme de "gauche", écrit-il, libéral, tout à fait démodé, ennemi du "fascisme" et de l’hypocrite copie dont [les hommes sont] gratifiés. Mais je n’ai jamais eu de convictions fixes, toujours incertain dans mon orientation politique »931 Cependant, il n’a eu qu’une seule opinion politique, sa vie durant, et qu’il retrouve intacte chez lui à tout âge. Il est partisan de Renan et de Jaurès. « Il a compris de bonne heure que la guerre entre la France et l’Allemagne c’était la perdition de l’Europe qui ferait basculer la planète en faveur de l’Asie »932, et que les rapports entre les deux nations ont toujours été conduits par la vanité. Il insiste ainsi sur la nécessité d’un rapprochement de la France avec l’Allemagne pour éviter des guerres futures ; un accord qui pourrait être plus efficace que l’alliance franco-russe. Il était sûr qu’un jour « l’Europe raisonnable sera composée de nations fédérées qui vivront en paix et qui auront mis d’accord leur propres passions et leurs propres intérêts. »933
En 1940, Chardonne était à La Maurie, un petit village entre Jarnac et Cognac, quand les soldats allemands sont arrivés en Charente. « Les habitants de La Maurie étaient gouvernés par des ennemis, […] et de la part des siens (les habitants), on accepte tout. »934 « Quatre vingt dix-neuf pour cent des Français acceptent la défaite et l’occupation nazie ; Chardonne est Français. »935 « Il cru avec la majorité des Français que l’Allemagne avait gagné la guerre. La sagesse lui parut d’accepter le fait. »936 Ainsi, L’Allemagne, cette voisine qui l’intéresse depuis son jeune âge, lui semble pour longtemps victorieuse. Il a écrit ainsi, à chaud, quelques pages imprudentes qu’il a envoyées sur la situation nouvelle. S’il reconnaît qu’en 1914-1918 la France pouvait se sentir menacée, il considère qu’elle ne l’est plus. Son sentiment est que l’Allemagne d’aujourd’hui (durant la deuxième guerre mondiale) n’a nulle envie de détruire la France : « les Allemands n’avaient pas de haine à l’égard des Français ».937 « Leur occupation est d’une décence remarquable, écrit-il à Fauconnier et répète-t-il dans Détachements 938 , ils désirent, je pense, une France amie. »939 Il regrette que beaucoup parmi les Français ne le comprennent pas. Les Allemands, pour lui, se montrent plus tolérants qu’on ne l’aurait pensé. « Pas du tout une horde dévastatrice comme il l’avait redouté »940.
À la mi-août 1944, l’Allemagne perd la partie. Elle est vaincue par les Russes et les Américains. Les soldats allemands sont partis et la France recouvre la liberté. Mais pour Chardonne, cet événement n’est pas celui qui lui ramène "l’époque du bon plaisir." La Libération n’est pas le sujet gracieux qu’un écrivain comme lui, qui cherche le bonheur partout, attend pour enjoliver les pages de ses écrits. Au contraire, sa plume n’évoque de cette époque de l’histoire de la France que la honte et le regret de son auteur. Doit-on comprendre de cette attitude que Jacques Chardonne est contre la libération et la paix de son pays ? À la Libération, des événements durs et amers se sont déroulés dans le Sud-Ouest de la France, que notre écrivain, qui en a été le témoin, n’oubliera jamais. « Aussitôt, [après le départ des Allemands], écrit-il, la guerre aux Français commença. Il y eut des morts et l’on fit beaucoup de prisonniers.941 « [Le] pays délabré, ses ports et ses ponts détruits, et tant de villes mortes. Mais ce n’est pas assez, [semble-t-il]. Il fallait supprimer des gens dont on ne goûtait pas le tour d’esprit, ou qui déplaisaient pour des raisons honteuses »942 : « Le 4 septembre, à Cognac, ajoute-t-il, on s’empara d’une vingtaine de personnes que l’on conduisit dans les cellules du commissariat de police, où elles passèrent la nuit. C’était un holocauste. Ces gens furent déshabillés devant leurs juges, la peau brûlée avec la braise des cigarettes, la tête redressée d’un coup de crosse, et triturés comme il convient, puis ramenés un moment dans les cachots afin de reprendre des forces. Les médecins et les infirmières de la ville ont connu la suite de ces interrogatoires. […] Des suspects étaient emmenés à la campagne pour des simulacres de procès et d’exécution, selon des rites connus. Simulacres et supplices moraux n’étaient que passe-temps. M. Valin, beau campagnard de quatre-vingts ans, fut obligé de servir à dîner à ses bourreaux dans sa maison de campagne à Chermignac, puis tué après d’horribles cérémonies. »943
Le 12 septembre 1944, Chardonne est arrêté par des hommes armés qui ont contourné sa maison et l’ont conduit à la prison de Cognac où il passe, ignorant le motif de son inculpation, trois mois douloureux avec des centaines de captifs dont un grand nombre sont des notables charentais. Il écrit : « Je ne me doutais pas que l’on rencontrait en prison si beau monde. J’aperçus d’abord les représentants des principales maisons de Cognac choisies par un connaisseur ; je crus que la fortune était visée et que j’étais inculpé par erreur pour ce motif dégradant ; mais je vis bientôt que toutes les catégories de la société avaient un délégué. […] Aucun personnage représentatif ne manquait à cette parfaite miniature de la société. »944 Tous les prisonniers et les victimes étaient accusés, sans preuve en main, d’être des collaborateurs. Ont-ils vraiment collaboré avec l’ennemi contre la France ? Pour donner la réponse à cette question et pour défendre les gens de sa ville natale, avant même de se défendre, Chardonne écrit : « Les victimes n’étaient pas toujours des traîtres ; […] Et ce n’étaient pas des bandits de métier qui avaient tant de zèle. C’étaient des personnages en uniforme, des représentants de l’honneur, en relation avec les autorités qui dans le même moment remplissaient les prisons sans grand discernement. »945 Il ajoute : « Les captifs de Cognac ne sont pas dangereux, […] ils ne sont pas des rebelles. Tous, sans exception, sont dévoués au général de Gaulle. Aucun n’a souhaité la domination allemande sur le continent […] Presque tous, anciens combattants de 1914, portant les médailles et parfois les blessures de ce temps, furent humiliés plus que d’autres par nos défaites. Ils ne connaissent pas l’Allemagne […] la plupart n’ont jamais parlé à un Allemand. Certains, par leur profession, ont eu quelques rapports avec l’occupant. Pour conserver le stock d’eau-de-vie par la diplomatie, il avait bien fallu rencontrer quelquefois un Allemand. S’ils n’étaient pas d’accord avec des Français sur la politique en général, cette divergence ne tenait pas à leur inclination pour l’ennemi. Au contraire, ils déploraient que l’Allemand fût si souvent chez nous. […] Entre les captifs [il y a] un fond d’idées communes. […] Ils étaient d’accord sur l’essentiel et formaient comme une seule famille de l’esprit.»946
Pour sa part, « dans la vie sociale, Chardonne est toujours réservé. Il n’a jamais fréquenté les partis, et il connaît mal ses propres opinions. Il s’est toujours gardé des rassemblements, comités, académies, estrades, et il n’a pas de goût pour les manifestes. »947 Il ne reste que ses écrits qui pourraient le condamner. Mais quel passage honteux de ses écrits peut-on reprocher à l’écrivain du bonheur conjugal ? Certains articles critiques qui ont traité de l’engagement politique de Chardonne indiquent, comme lui-même l’indique aussi, que ses opinions par rapport aux Allemands et à leurs relations avec la France sont les raisons pour lesquelles notre écrivain fut incarcéré après la Libération. Mais, « aucun péril, écrit Chardonne, pour la France ne pourrait venir de l’opinion d’un Français. » En fait, la méprise commence avec les visites de Chardonne, en compagnie d’autres écrivains, en Allemagne durant l’Occupation.948 Pendant ces visites, notre écrivain rencontre des Allemands cultivés. Là-bas, il ne voit que ce qu’on lui montre : un peuple au travail, des villes laborieuses, des gens bien. Il n’avait aucune idée de l’idéologie nazie et de ses principes sauvages. Il ignore « l’image d’un peuple avide, toujours débordant ses frontières, avec l’idée d’un Allemand sur sa nation qu’il a cru voir toujours menacée d’asphyxie par ses rivaux. »949 Ainsi, pour parler des Allemands dans ses écrits, surtout dans Attachements, Chardonne idéalise l’Allemagne nouvelle. « Il néglige dans ses écrits les excès horribles de ce peuple […] Lorsque il croyait atteindre la vérité par des observations nombreuses et directes, elle lui échappait sur une autre face des choses. »950 La vision qu’il donne des Allemands fait de lui un coupable aux yeux de certains de ses contemporains, notamment André Gide951. D’ailleurs, le tendre sentiment que Chardonne a eu pour la ville de son enfance et la ville de ses premiers amours le pousse à écrire dans Attachement aussi : « Autour de Barbezieux, il m’a paru que la société était insurpassable. Tout ce qui est contraire à la haute société charentaise m’est ennemi. C’est ma règle en politique. »952 Le message de cette phrase, dite à cause de son amour pour sa ville natale, fut compris autrement. Ainsi, l’erreur de Chardonne fut d’écrire quelques pages en des temps où elles ne pouvaient être reçues.
Ce qui fait mal à notre écrivain, ce qui lui serre le cœur et donne à sa plume un ton triste et pessimiste quand il se rappelle la période de la Libération, ce n’est pas son incarcération "sans raison", mais c’est la barbarie des Français à l’égard d’autres Français : Chardonne a été d’abord témoin des actes de violence, des différents formes de torture et des rapines qui étaient effectuées par "des Français du Maquis" à l’égard de certains habitants des contrées de sa ville natale. « Avec sérénité, ils emprisonnent et tuent des Français qui n’ont pas le temps de concevoir leur forfait et se croient encore sans reproches. »953 Puis, étant prisonnier, Chardonne voit de près et avec une grande douleur la misère et l’incurie de la prison : « la plus douce prison de France, c’est l’étouffement par l’immobilité et la saleté. »954 Il regrette toutes les formes d’injustice et de corruption dans "un temps de rigorisme" sélectif. Ainsi, il écrit : « les pègres [ont] la chance de s’éclipser dès les premiers jours, […] mais nous ignorons qui nous a arrêtés et pourquoi, et qui entend nous juger. La franche canaille s’est dérobée, et l’on peut sortir de prison en versant trois millions. D’autres sont appelés on ne sait par qui, et vivement fusillés ».955
Rappelant ces dures journées qu’il a passées en prison, le cœur de Chardonne s’afflige de la cruauté humaine, de la haine aveugle et de la douleur que l’on a infligée aux prisonniers. Après avoir cherché, dans la vie des autres, les moments du bonheur, "le prisonnier" observe l’état d’âme et la souffrance des autres captifs dont le souci lui devient familier. De ses souvenirs qu’il écrit dans Détachements quelques temps après être sorti de prison, quelques phrases décrivent aussi en images affligeantes la politique de la persécution et la guerre psychologique pratiquées dans la prison de Cognac et qui, certes, attristent la plume de Chardonne quand elle les écrit. De ces souvenirs on peut citer à titre d’exemples les images suivantes :
‘« Pour tous, le temps a perdu son rythme ordinaire ; il est fluide comme dans le demi-sommeil parfois immobile. C’est le principal agent d’une mortification continue. Laissez l’homme en face de lui-même, vous ne pouvez le punir davantage […] De temps en temps, l’un de nous est appelé à Angoulême (la prison qui s’est distinguée ce temps-là par la barbarie des actes de torture). Nous ne craignons plus les forcenés qui, pendant deux jours, ont assiégé la prison pour tuer tout le monde à la fois. Notre sort est mieux réglé. La Cour martiale, si pressée d’exécuter les coupables qu’il fallait, huit jours après, réhabiliter les morts, est remplacée par une cour civile. On choisit les jurés d’après les preuves qu’ils ont données de leur haine pour cette sorte de prévenus. Plus que la rapine et le meurtre franc, après de rituelles tortures, dont nous eûmes l’échantillon jusque dans les Charentes modérées, ce qui scandalise c’est de voir l’aveuglement populaire promu à la fonction de tribunal. »956 ’Une autre image de la guerre psychologique se présente quand Chardonne écrit :
‘« De temps en temps, une fable naît de ce cercle de réprouvés, et qui semble venir de l’extérieur […] Nous apprenons que les dossiers sont perdus, que les diverses juridictions se disputent entre elles pour nous relâcher ou nous fusiller, que les francs-maçons réclament leur immeuble où se trouve notre cuisine et que faute de pouvoir nous alimenter, on va nous délivrer. On cause de ces choses et on examine sa conscience en commun, dans des cours qui se confondent à présent avec la fosse d’aisance. Le directeur fait ajouter des planches à un mur pour voiler la plus haute branche d’un arbre. »957 ’Mais la cruauté humaine se montre atroce et plus sensible dans cette image de torture à l’égard des vieillards.
‘« L’humidité glacée de novembre affecte les vieillards. Dans le premier mouvement de la colère, on avait transporté ici [dans la prison] des hommes de quatre-vingts ans, et un paralytique ; on avait arraché de son lit le docteur Léger qui était couché depuis un an et ne pouvait remuer. Un matin, on s’aperçoit qu’un homme est mort dans sa cellule bien close. La nature aide la justice dans son œuvre d’assainissement. »958 ’Cependant, la douleur de Chardonne dans les images précédentes, qui donnent une vision générale de l’état d’âme des prisonniers, se montre plus légère que celle qu'il ressent par rapport à l’humanité :
‘« J’avais quitté une cellule humide, qui recevait par la fenêtre une senteur de vidange, pour un logement plus sec, mais sans fenêtre. Cette demi-obscurité était propice à la réflexion, mais je n’en sus rien tirer, sauf un sentiment qui désormais me suffira : l’horreur de l’espèce humaine, sans distinguer entre ses parties. Je n’attends rien d’une masse d’homme qui exhale, sitôt qu’elle remue, l’infernale sottise et la bestialité de sa nature. »959 ’Parmi ses souvenirs de la Libération, un autre événement afflige le cœur de Chardonne en tant qu’écrivain. Pendant son séjour à la prison, il a connaissance d’un manifeste du Comité National des Écrivains. Quelques écrivains de ce Comité ont quasiment condamné au silence quelques écrivains, parmi lesquels Jacques Chardonne. Ils prétendent qu’il y a des écrivains qui sont passés dans le camp de l’ennemi et qu’ils ont apporté leur appui à l’oppresseur. Condamnant leurs confrères, ils prétendent nationaliser la littérature.960 Chardonne défend avec douleur ce comportement dont le vrai motif, qu’il a compris plus tard, est la concurrence qui pousse ces "patriotes" à « ajouter la littérature à la férocité de l’homme. » Pour sa part, si on condamne ses relations avec les Allemands et ses visites en Allemagne, il avait cherché de toutes les manières à utiliser ses amis allemands à sauver des Français. « Je ne fus pas le seul, écrit-il, j’ai essayé d’adoucir cette oppression, non sans risque parfois, et justement à l’endroit de certains qui nous bannissent aujourd’hui. Ils le savent bien, car ils n’étaient pas les derniers à demander un appui. »961 Plus tard, il ajoute : « je pouvais offrir une belle liste d’ingrats dont j’avais sauvé la vie, parfois à deux reprises, principalement dans la catégorie des écrivains de la Résistance, grâce à un talisman rapporté de certain voyage que l’on aurait tort de critiquer avant d’en connaître le but, et de savoir qui en fut l’instigateur et qui en eut les profits. »962 D’ailleurs les écrivains condamnés avaient leur discrète résistance, fort connue, « ils publiaient des romans, des poèmes ; ils distribuaient des prix et ils en recevaient, ils faisaient jouer leurs pièces devant des parterres d’Allemands »963 et par ces efforts, ils essayaient de sauver la littérature française de l’étouffement.
À la fin de novembre 1944, au moment où Chardonne était à l’hôpital, on ouvre les portes de la prison et tous les prisonniers sont relâchés sans jugement. Contre Chardonne, comme contre certains autres, on n’avait rien trouvé. Après l’hôpital, Chardonne retourne dans la maison qu’un ami lui a prêtée, près de Cognac. Il n’est pas tout à fait libre ; il est en liberté surveillée. Il regrette les jours dorés de l’année dont on l’a privé, mais ces trois mois de prison dans une cellule tantôt humide tantôt trop chaude et sans fenêtre, ont été pour lui l’occasion de comprendre immédiatement ce que l’on peut nommer liberté, la liberté de marcher dans son jardin et sur la route. « Comme un convalescent, écrit-il, j’éprouvais un moment, dans l’air et la lumière une ivresse que je ne connaissais pas. Cette joie était à ma portée jadis, mais trop coutumière pour me toucher. Nous vivons au milieu de délices que nous ne savons pas goûter. Ce n’est pas la peine d’en chercher davantage ».964 Ainsi même dans les désastres et les dures conditions, Chardonne trouve un élément qui pourrait lui procurer de la joie et faire perdurer son bonheur.
Tels sont les éléments qui empoisonnent le bonheur de Jacques Chardonne. Dans notre tentative d’étudier ce qui fait le bonheur chez lui, il semble clair que chacun des éléments qui constituent l’essence de son bonheur, cache une petite épine capable d'empoisonner temporairement sa vie paisible. Les souvenirs de l’enfance joyeuse, l’amitié qui a rempli son cœur d’une véritable joie, le métier de l’écriture dans lequel il a trouvé son bon plaisir, le pays natal avec ses contrées, sa beauté et ses gens merveilleux, l’amour et la vie conjugale, tous sont troublés par un peu de regret du passé et par des souvenirs désagréables de son premier mariage et de la guerre ; événements qui pourraient affliger le cœur de notre écrivain s’ils étaient rappelés. Bien qu’ils aient occupé un vaste espace dans cette étude et qu’on en ait parlé avec abondance, la vérité est que Chardonne ne leur donne pas unegrande importance dans ses écrits. La majeure partie de ce qu’on a énoncé ci-dessus vient surtout des articles et des correspondances inédites entre Chardonne et ses amis ou entre ses amis et ses proches après la mort de l’écrivain. Pour lui, le peu de regret et le cœur serré qu’on trouve, dans ses écrits « s’est évaporé comme brumes du matin »965 et son bonheur reste ainsi intact. Mais qu’est-ce qui aide Chardonne à conserver ainsi son bonheur ? La réponse à cette question pourrait se trouver dans ce que disent les philosophes qui parlent du bonheur. Bertrand Russell, dans son livre La Conquête du bonheur, écrit : « Beaucoup de gens croient que le bonheur est impossible sans une foi plus ou moins religieuse. Beaucoup de gens qui sont malheureux pensent que leurs chagrins ont une origine compliquée et hautement intellectuelle. Je ne crois pas que cela puisse être la véritable cause ni du bonheur ni du malheur ; je pense que cela n’en est que le symptôme. L’homme qui est malheureux adoptera généralement une foi pessimiste alors que celui qui est heureux adoptera une foi optimiste ; chacun d’eux sera tenté d’attribuer son bonheur ou son malheur à ses croyances alors que c’est le contraire qui est vrai. »966 À partir de cette citation, vient aussi la réponse à la question qu’on a posée à la fin du premier chapitre de cette partie : Quel est le secret du bonheur chardonnien ? Est-ce une question de génétique ou une philosophie : une nature que Chardonne a héritée de sa famille,ou une philosophie en laquelle il croit ? Tout d’abord, on peut dire que les deux hypothèses sont acceptables chez Chardonne. À propos des gènes, on peut préciser que ceux-ci contribuent d’une manière fondamentale à déterminer une personnalité, mais que le milieu où on a grandi, joue aussi un rôle important dans la construction des idées et dans les choix que chaque individu accomplit au cours de sa vie. « Suivant sa nature, écrit notre écrivain, chacun trouve le meilleur ou le pire dans l’humanité présente, et se compose un monde à son idée. »967 Mais si on s’appuie exclusivement sur ce que Chardonne raconte de sa famille, en jugeant que le bonheur chez lui est génétique, on se trouve en contradiction avec l'idée que se fait l'écrivain sur ce qui constitue le bonheur de chaque membre de sa famille. Le bonheur de sa sœur, de ses parents et detous ses proches dont Chardonne a parlé, « n’existe que pour lui. C’est lui qui le regarde et qui le comprend. »968 Il n’en est peut-être pas ainsi, si on écoute ce que chacun de sa famille raconte de soi et de sa propre définition du bonheur. Ainsi, il est mieux de persister à croire que le bonheur chez Chardonne est une idée plus qu’un gène hérité en se référant à ce que Chardonne dit lui-même : « le bonheur n’est qu’une idée, comme la mort. »969 Idée dont il a fait sa philosophie de la vie et dont l’essence est décrite clairement, dans Le Ciel dans la Fenêtre sous le titre « Cela m’a suffi » ; ce concept, toutes ses œuvres l'adoptent mais sous différents aspects qui rejoignent le même sens. Il reste à savoir comment cette philosophie traduit la recette du bonheur chardonnien.
« Une vie heureuse, écrit Bertrand Russell, est, dans une grande mesure, l’équivalent d’une bonne vie. Elle doit être une vie paisible, car c’est seulement dans une atmosphère de calme que la vraie joie peut se développer. »970 Il ajoute qu’ « un homme heureux est celui qui ne souffre pas [de manque de bonheur]971, l’homme heureux est celui dont la personnalité n’est pas divisée contre elle-même ni en conflit avec le monde. Un tel homme se sent un citoyen de l’univers, il jouit en toute liberté du spectacle et des joies que le monde lui offre, il n’est pas troublé par la pensée de la mort, parce qu’il ne se sent pas réellement séparé de ceux qui viennent après lui. C’est dans cette union profonde et instinctive avec le courant de la vie que l’on trouvera les joies les plus intenses »972. En récapitulant sa vie dans une lettre envoyée à un ami, Chardonne décrit l’existence paisible qu’il a connue et dont les caractéristiques expliquent les raisons universelles de son bonheur : « Toute ma vie, j’ai été un homme comblé […] Tout ce que les autres peuvent espérer, je l’ai eu. J’ai connu […] des années assez tragiques (affaires d’argent). Cela s’est arrangé, j’ai ce qu’il me faut. Je ne désire pas la richesse ; ce n’est rien ». « La richesse des autres, écrit-il ailleurs, ne m’a jamais gêné ; la mienne me suffit, qui est d’un autre genre. »973 « Je n’ai jamais souffert physiquement ; jamais moralement […] ; je n’ai connu ni le chagrin, ni le remords, ni l’envie surtout ; les femmes, qui m’ont toujours intéressé, souvent agacé, ne m’ont pas gêné. L’amour fou, je l’ignore ; et même plus modéré. Aucune femme ne m’a quitté ; j’étais parti avant. Personne n’a pu me faire souffrir. Pour la « carrière littéraire », j’avais repoussé, par avance, tout le côté clinquant et faux. J’ai eu exactement, à mi-ombre, celle que je souhaitais, et qui m’a comblé ; pour mon œuvre, je suis tranquille. Dans cette paix, les autres sont pour beaucoup. »974 Dans une autre lettre à un ami il écrit : « c’est un plaisir que je goûte avec ingénuité. La vie m’a fait cette grâce de préserver cette ingénuité. Je n’ai jamais été très gâté. Écrivain un peu à l’écart, dans la pénombre. Très peu d’argent. Beaucoup de solitude. Un tout petit jardin, pour m’amuser. »975 En mettant l’accent sur les vraies raisons de son bonheur et sur celles de sa vie paisible, Chardonne met pareillement l’accent sur tout ce qui pourrait créer le malheur chez les autres. En écrivant cela, il montre qu'il sait bien d’où il faut attendre le bonheur. Il ne pense sans doute pas seulement à la femme, à l’amour et à la vie conjugale qu’il a présentés dans ses œuvres comme les essences du bonheur, mais aussi au soleil, aux jardins, aux îles, aux camarades. Il y trouve le meilleur de la vie et de ce meilleur il sait se contenter car il pense que « le reste ne peut être que désillusion. »976 Sa réussite d’écrivain qui est à la mesure de ses grandes espérances lui apporte de très grandes satisfactions. Son métier lui a permis, en exprimant son amour et sa philosophie, de conserver un optimisme de tempérament malgré les quelques périodes qui ont pu troubler la paix de sa vie. Ici, nous trouvons confirmation que, si le bonheur fait en quelque sorte génétiquement partie du caractère de Chardonne c’est aussi, sans aucun doute, grâce à la discipline de vie qu’il a adoptée. C'est sur la base de celle-ci qu'il est parvenu à construire sa félicité, à être satisfait et à connaître une vie heureuse.
Les conditions indispensables au bonheur chez Chardonne sont donc simples. « Ce n’est pas grand-chose, écrit-il, ce n’est rien. Ce qui aura compté dans ma vie, ce qui m’accroche à elle, je ne le saurai jamais. Pourtant cela existe. »977 « Faute de savoir ce qui nous est nécessaire, écrit-il, nous vivons dans la gêne. Ce nécessaire est très réduit ; au-delà, rien ne compte. Chez la plupart des hommes, c’est le discernement qui manque. Ignorant leurs vrais besoins, ils sont insatiables, flottants et malheureux. »978 Pour sa part, Chardonne ne cherche rien du tout, acceptant de son mieux les choses comme elles viennent,979 en croyant que « le peu que nous pourrons goûter, il faut le prendre. » 980 « Quelques paysages, écrit-il, le ciel dans la fenêtre, du silence981, des amis, un amour m’ont suffi, avec le privilège de le dire. Ma vie fut remplie par elle-même, sans grand tourbillon de savoir ou d’inquiétude sur les fins de toutes choses. J’ai cherché le plus étroit, la plénitude dans le moindre. »982 Ailleurs, il ajoute, « Rien d’autre n’existe pour moi que l’endroit où j’habite, j’en ai fait ma durable félicité par une sorte d’abstraction sensible ; trois fenêtres m’ont suffi sur un vaste horizon, et puis le silence, et encore la liberté de penser et d’écrire. »983 Ce qui pourrait procurer le bonheur aux autre ne l’intéresse pas. Jamais il n’a envie de ce qu'ont eu les autres. Telle qu’elle est, la vie lui a suffi. « Je ne demande, écrit-il, la clé d’aucune énigme, ni assiette ferme. Ce que la vie m’a dit de plus important était vague, et cela m’a paru mieux ainsi. Je crois que j’appelle « la vie » quelques êtres. La vie les a faits tels que je les aime. Aussi, je ne voudrais rien ôter à la vie, même ses difficultés et ses douleurs. »984 « Quand on ne souffre pas physiquement on ne devrait pas se plaindre. Je ne souffre pas ; j’ai honte de mes soupirs.»985
Le désespoir, l’angoisse et le pessimisme sont des mots qui n’existent pas dans la vie de Chardonne. « Ils sont des mots que les philosophes ont inventés 986 : « Je n’ai point donné, écrit-il, dans les abus du désespoir »987 « L’angoisse est une maladie, je n’aime pas ce mot ; il est dans toutes les bouches à présent ; une épidémie. »988 « Pessimisme n’est pas le mot pour moi, plutôt l’indifférence. Un bouddhisme occidental à ma façon s’est insinué chez moi discrètement. »989 Avancé en âge, Chardonne n’est pas troublé par la mort ni par toutes les souffrances qu’on guette aux heures dernières de la vie. « J’y pense le moins possible, écrit-il, goûtant de mon mieux et peut-être futilement la fin de ma vie. Je me détourne aussi de l’image que l’on peut se faire d’une planète subtilement rétrécie, encombrée, et en grand péril de tous côtés […] En ces jours incertains […], j’ai mieux compris ce que signifie l’éphémère, l’instant présent, sa lumière et son secret, l’amitié, un ciel dans sa perpétuelle nouveauté et sa profusion d’aurores, un mot qui sonne juste. Ces choses, d’autres encore, toutes périssables, me touchent plus que la vision à mon idée des temps futurs»990 parce que « simplement la saveur des choses vient de notre ignorance du lendemain. »991 Chardonne a ainsi goûté à la vie, en acceptant de bon cœur ce qu’elle lui offrait. « Je n’attends rien, écrit-il, et, réduit à l’optimisme, je goûte de mon mieux ce qui m’est offert.992 « Je sens que tout m’a été donné. J’admets très bien que tout me soit repris. »993 Ainsi dans cette simplicité d’une vie et dans cette satisfaction de l’homme se définit le bonheur de Jacques Chardonne.
Phrase de Benjamin Constant, citée par Jacques Chardonne dans Attachements, p. 113.
Ibid.
Ibid., p. 174.
Le Bonheur de Barbezieux, p. 145.
Voir ibid., p. 145.
Attachements, pp. 120-121.
Ibid., p. 122.
Détachements, p. 181.
Le Ciel dans La Fenêtre, p. 100.
Attachements, p. 126.
Ibid., p. 182.
Hesse,Jérôme.« L’Anarchiste et l’engagement politique » dans Relecture de Chardonne par dix huit jeunes écrivains, dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 8, 1984. p. 59.
Brenner, Jacques. « Jacques Chardonne » dans Histoire de la Littérature Française de 1940 à nos jours, op.cit, pp. 82-83.
Détachements, p. 154.
« J’ai regardé l’Allemagne à des époques différentes de ma vie. En ces dernières années, les Allemands n’avaient pas de haine à l’égard des Français, et même ils s’en souciaient peu. La France n’offrait aucune tentation aux Allemands : ses richesses fort agréables à ses habitants, et qui pourraient leur suffire, ne sont pas en quantité suffisante pour l’étranger avide, et ne répondent pas aux besoins du jour. Les Allemands ne haïssaient pas la France, parce que ne la craignaient pas. Ils souhaitaient seulement d’en faire une amie, mais ils sont piètres courtisans. » Détachements, p. 154.
Lettre à Henri Fauconnier 1940, citée dans Jacques Chardonne ou l’incandescence sous le givre, op.cit, p. 204
Ibid. en outre, dans Détachements, un paragraphe explique cette même idée : « À ce moment [l’entrée des Allemands à Paris], les Allemands étaient pressés. Pourtant, ils sont restés deux jours devant Paris pour attendre la reddition. Ils ont renoncé à leur projet de bombarder les ponts qui eût facilité leur avance, de peur d’abîmer la ville. Ils voulaient conquérir la France en l’épargnant le plus possible. » P. 145.
Détachements, p. 12.
Ibid., p. 24.
Détachements, p. 13.
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 138.
Ibid., pp. 27- 31.
Ibid., p. 49.
Un Congrès des écrivains d’Europe, "Rencontres de poètes" dont le but est de mettre en contact les écrivains européens qui ne sont pas hostiles au rapprochement avec l’Allemagne, et leur faire découvrir l’Allemagne.
Détachements, p. 62.
Ibid.
Quand il a lu Chronique Privée de l’an 40 de Jacques Chardonne, dans laquelle celui-ci idéalise les Allemands en se méprenant complètement sur la réalité du système nazi et en inventant naïvement une Allemagne selon ses vœux, André Gide a composé un article pour Le Figaro où il a opposé au livre de Chardonne : « Devant sa fluidité, son inconsistance (si j’en juge par moi) nous sentons mieux notre solidité et, devant tant d’acquiescements indistincts, notre constance. » 12 avril 1941. Cité dans Histoire de la Littérature Française de 1940 à Nos Jours, op.cit. p. 83.
Avant-propos d’Attachement, p. 8.
Ibid., p. 23.
Ibid., p. 27.
Ibid., p. 49.
Ibid., pp. 38-39.
Ibid., pp. 64-65.
Ibid., p.63.
Ibid., 76.
C’est le même prétexte qu’on a utilisé pour empêcher l’entrée de Paul Morand à l’Académie française.
Attachements, p. 54.
Ibid., p. 73.
Ibid. 54.
Ibid., p.79.
Ibid.
La Conquête du bonheur, op.cit, p. 221.
Attachement, p. 128.
Ibid., p. 92.
Ibid., p. 92.
La Conquête du Bonheur, op.cit, p. 63.
Tout manque de bonheur, selon Russell, résulte d’une désintégration dans le moi par manque de coordination entre le conscient et l’inconscient ; ou d’un manque d’intégration entre le moi et la société là où ils ne sont pas liés ensemble par la force d’intérêts et d’affections objectifs.
Ibid., p. 227.
Ibid.
Lettre à Jacques Brenner, 16 juillet 1962, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, pp. 158-189.
« Six Lettres de Chardonne à Maurice Martin du Gard », dans Cahiers Jacques Chardonne, N° 4, 1977, pp. 14-15.
Galey, Matthieu. « Quelques notes de journal », dans Cahiers Jacques Chardonne N° 4, 1977, p. 25.
Le Ciel dans La Fenêtre, p. 54.
Le Bonheur de Barbezieux, pp. 192-193.
Voir Demi-Jour, p. 107.
Lettres à Roger Nimier, p. 52.
Dans une lettre à Michel Déon, Chardonne écrit qu’il trouve la béatitude, (le bonheur parfait), à Glion, où le silence est absolu ; pas un souffle de brise, jamais ; des arbres exubérants, une vue sublime ; quelque chose de stagnant comme le rivage enchanté de la mort. » Ce que je voulais vous dire Aujourd’hui, p. 154.
Le Ciel dans La Fenêtre, pp. 104-105.
Ibid., p. 63.
Attachements, p. 137.
Ce que je voulais vous dire, p. 191.
Ibid., p. 139.
Le Ciel dans La Fenêtre, p. 104
Demi-Jour, p. 105.
Ibid.
Ibid., p. 76.
Attachements, p. 115.
Ibid., p. 172.
Le Bonheur de Barbezieux, p. 32.