Conclusion

Jeune ou vieux, dans son œuvre romanesque ou ailleurs, c’est toujours le même Chardonne qui réserve sa plume à un seul sujet : le bonheur.

Ce qui rend le bonheur peu évident c’est l’infinie divergence de sa définition. Pour les uns le bonheur est évident dans le plaisir, pour les autres il est dans la richesse, pour d'autres encore, il est dans les honneurs, et pour d’autres il n'est qu'illusoire et impossible. Mais à propos du bonheur dans l’œuvre de Jacques Chardonne une chose au moins est certaine : tous ses personnages et lui-même aussi sont à sa recherche. Tous veulent être heureux, tous ont la même aspiration. Leur quête va dans le même sens, réside dans le même objet : pour tous, le bonheur est évidemment dans la vie conjugale parce qu'elle contient des éléments qui lui permettent de perdurer.

La stratégie narrative que Chardonne a mise au service de son œuvre romanesque révèle tout à la fois la diversité des genres utilisés et la fidélité à un même sujet ainsi qu'à des éléments constitutifs analogues. Chaque livre a paru unique mais une parenté les unit : le personnage principal est toujours le couple ; une supériorité est toujours donnée à la voix et à la plume masculines ; La femme y est toujours encore un reflet dont le vrai portrait est peint à travers la pensée de celui qui écrit. Nous avons croisé deux types de narrateurs : Tout d'abord, un narrateur apparent, personnage dont la mission est de raconter les événements. Celui-ci peut être un diariste amoureux qui a vécu heureux en racontant son quotidien avec la femme qu’il aime et dont il croit être aimé. Il peut être aussi un autobiographe qui a trouvé la joie en écrivant l’histoire de l’amour partagé qu’il a vécu. Il peut être encore un ami du couple, narrateur-témoin de leur bonheur durable. Nous avons croisé aussi des narrateurs extérieurs, qui n'apparaissent pas dans le récit, dont le but est de montrer le bonheur que les personnages vivent ou recherchent dans leur vie conjugale. Ils racontent ainsi des histoires de couples heureux dont le bonheur essentiel est l’amour mais également d’autres dans lesquelles l'amour du travail étouffe l’affectivité du mari. Quelles que soient les péripéties de la vie que raconte l’histoire, nous nous trouvons d’emblée sur un plan d’égalité avec le narrateur de chaque livre. Tous ont pris la vie conjugale comme thème de leur histoire. Certes ils ont utilisé divers procédés : composer un journal ou une autobiographie focalisés sur la narration d'une expérience conjugale, partager l’intimité des époux, être leur confident et transcrire leur bonheur et leurs affrontements, relater objectivement et chronologiquement les événements quotidiens de la vie d'un couple enfermé dans sa vie privée ou d’un autre mêlé à la vie sociale, mais tous ont en commun le besoin d’exprimer l’amour et le bonheur par des mots ; tous n'ont qu'un désir qui vise à donner une valeur sensible à la félicité de la vie à deux. Les motifs de l’écriture de chaque œuvre sont certes variés : se connaître, garder mémoire, chercher un bonheur perdu ou suivre un désir personnel du narrateur. Mais tous ces motifs restent des moyens en vue d’une autre fin : partager le but de Chardonne qui est de montrer le bonheur qu’une femme peut donner à un homme dans la vie à deux.

Si Chardonne s’est dérobé en cédant sa place au personnage ou au narrateur pour leur laisser exprimer le bonheur qu’ils désirent, il n’en est pas moins l'unique responsable de la mise en forme de son œuvre. Malgré la diversité de ses procédés narratifs, rien de ce qu’il a adopté dans son œuvre n’est gratuit ; Bien au contraire, avec toutes les techniques qu’il a utilisées, il a réussi un portrait accompli  du bonheur : la première consiste à donner au roman un titre qui connote déjà quelques traits du bonheur selon l'auteur. La deuxième est d'adopter un plan dramaturgique qui donne la priorité au dialogue, au monologue intérieur, ainsi qu’à certaines scènes détaillées. L’effet de réel en ainsi prend d'autant plus de force. Il met en valeur les actions des personnages, leurs sentiments et leurs mimiques qui convergent vers leur bonheur. Avec d’autres techniques, Chardonne réussit en outre à donner un rythme heureux à ses écrits : il n'hésite pas à éliminer tout ce qui ne sert pas directement le bonheur. À cet effet, il adopte l’ellipse et passe sous silence certains événements mélodramatiques qui ne s'accordent pas à l’ambiance générale du récit. En particulier il s’est gardé de s’arrêter aux détails de tous les événements malheureux qui frappent les personnages : il a fait de la mort, de la maladie, du divorce, de la trahison et de tout ce qui provoque la souffrance et déforme les images du bonheur, des événements fugaces. Quand le bonheur du couple principal est en crise et quand leur histoire penche vers un rythme malheureux, Chardonne insère, dans le cours de la narration, des histoires des autres, le plus souvent des histoires de couples heureux. Ce procédé lui sert à compenser le rythme du récit et à sauvegarder la figure du bonheur qu’il recherche. En suivant un déroulement linéaire dans la narration de certaines histoires de ses couples, Chardonne réalise son but et il arrive à mettre en relief l’image et l’évolution du bonheur dans la vie de ses personnages. Cependant la ligne chronologique de certaines histoires a été parfois interrompue pour raconter des événements des années passées. Ce retour en arrière de l'auteur n’est pas un artifice pour prolonger le récit. Par cette récupération, il donne une explication à la félicité future du personnage. Elle l'aide aussi à relater les faits qui contribuent à faire apparaître les figures du bonheur dont les personnages sont en quête ainsi qu’à refléter la lumière du bonheur dont l'auteur désire illuminer son œuvre.

La stabilité et la durée d’un état est impossible, mais presque dans toute œuvre de Chardonne, l’état de bonheur est stable et durable. En parlant du bonheur, il distingue parmi les éléments qui composent cet état chez ses personnages ainsi que chez lui-même, ceux qui peuvent changer sans que cet état s’en trouve altéré, et ceux qui sont à la fois nécessaires et suffisants pour en assurer la durée. Pour le bonheur qu’il cherche, Chardonne a établi les conditions dans lesquelles cet état se développe : Le climat dans lequel il a mis ses personnages est la cause de leur bonheur. Pour un couple mûr il est d'être isolé de la vie sociale sans aucune occupation familiale, c'est celui qui baigne deux êtres sans enfants et qui n’ont aucun souci matériel. Ces conditions dans lesquelles il met le couple constituent une sorte de paradis terrestre.

Bonheur, amour, femme et beauté, tous ces éléments sont liés. Un des éléments fondamentaux du bonheur, que toutes ses œuvres chantent, est ce que Chardonne appelle la femme parfaite. La femme c’est la nature et dans cette nature à leur façon, Chardonne et ses personnages ont cherché le bonheur. Elle compte beaucoup pour eux. Elle remplace tous les moyens de leur existence. Par elle, ils adhèrent à la vie, connaissent la beauté et ont une raison d’être. Le visage de toute femme chardonnienne est beau et charmant. Sa beauté est ainsi essentielle. Elle suffit à tout compenser. Mais ce n’est pas la beauté du visage qui fait d’elle une belle femme capable de donner le bonheur dont l’homme est en quête. C’est sa nature, sa sagesse, sa spontanéité dans l’allure, son charme intérieur, et surtout sa capacité d’aimer qui font son idéal. L’amour de la femme chez Chardonne est essentiel. Elle est la grande affaire sentimentale de ses personnages. Son amour est un travail continuel comme son jardin et comme son œuvre. Aimer chez lui « c’est regarder sans cesse la même femme mais en modifiant le point de vue, en renouvelant l’attention calme et patiente du regard ». C’est ainsi que, vivant avec la femme qu'il aime et sous l’influence de son amour, l’époux passe de la beauté du visage à la beauté intérieure et trouve belle, telle qu’elle est, la femme avec qui il partage la vie. Le personnage chardonnien réussit à atteindre le bonheur en partageant son existence avec une femme qu’il apprend à aimer à travers sa réalité. Son bonheur est dans les mains de la femme qu’il aime. Il est aussi dans le sentiment qu’il a d’être heureux et de garder auprès de lui une femme heureuse.

Le mérite de l’œuvre chardonnienne est qu’elle parle du cœur avec « une voix de tête ». Le bonheur d’aimer chez ses personnages n’est pas dû à une folie qui fait tourner la tête. Les lignes de leur cœur sont intelligentes. Elles savent ce qu’elles veulent. Chardonne prend plaisir à montrer l’épanouissement que procure l’amour dans le mariage. Il n’y a d’amour dans ses œuvres que dans le mariage et par lui. Hors de lui, le bonheur reste éphémère et fragile dans sa construction. Ayant adopté cette idée, il réalise que l'amour est constant et qu'il procure à ses personnages un bonheur durable. Cependant l’analyse de ses œuvres montre que l'auteur ne met pas en équation le terme bonheur et le terme mariage. Mais il est sûr que le bonheur d’aimer ne peut s'épanouir que dans le mariage. L’amour partagé est ainsi essentiel. Il participe à réaliser le bonheur parce qu’il se sert de tout. Il s’enrichit de toutes les expériences. Si l’idée de l’amour apparaît pour un instant indéfinissable et mystérieuse, influencée par la particularité et la nature du personnage, l’amour partagé reste la lumière qui rend toutes choses si belles.

À soi seul, l’amour n’est rien, un matériau sans forme, et s’il est réduit uniquement à ce qu’il est, il sera sans utilité. C’est seulement lorsqu’il est mêlé à d’autres matériaux qu’il trouve son originalité propre et sa stabilité. Pour la joie de l’âme de ses personnages, Chardonne associe à la femme et à son amour d'autres traits du bonheur : ceux-ci se trouvent dans la nature et dans le travail. Même si, dans un ou deux romans, ce dernier est représenté comme un moyen de fuir la réalité, d’oublier pour un moment une douleur trop forte pour être affrontée, il reste une forme de bonheur ; c’est celle du grand artiste et celle de tout créateur qui goûte le bonheur dans la perfection de son œuvre et dans sa foi dans l’objet qu’il produit. La nature et sa beauté sont par ailleurs le climat où l’amour du personnage se développe. Par le plaisir que le personnage ressent au milieu des beaux paysages s’accomplissent les traits que Chardonne cherche à appliquer à son monde fictionnel.

Dans les écrits de Chardonne le bonheur est montré comme un état qui correspondrait à la satisfaction relative des désirs et des aspirations de ses personnages dans la vie à deux. L’amour partagé et sa constance leur procurent un véritable bonheur durable et suffisant.Ils l'ont vécu parce qu’ils savent se contenter de presque rien. Ils cherchent la plénitude dans le moindre. L’argent et tous les autres éléments de distraction ne constituent pas chez eux des privilèges. Mais les personnages chardonniens n’ont pas la même personnalité, l’homme par nature ne sait pas vivre le bonheur. Si le bonheur est absent, les personnages chardonniens deviennent eux-mêmes les vrais obstacles à leur bonheur. C’est leur nature qui conduit le bonheur vers la crise et amène la plume de Chardonne à parler des obstacles. Certains époux ne peuvent pas se comprendre, tandis que d’autres ne peuvent pas être satisfaits de leur existence ; ils demandent plus à la vie. À cause de l’incompréhension et de l’insatisfaction, quelques personnages ne peuvent pas connaître la saveur de la félicité que leurs semblables arrivent à goûter. De surcroît, chez certains, les contingences de la vie menacent leur bonheur. Elles semblent pouvoir venir le leur reprendre. Mais les obstacles n’empêchent pas l'auteur de continuer à en parler. Son grand intérêt est justement dans le jeu de trouver les éléments du bonheur conjugal, de faire perdurer l’union du couple et de faire de ce bonheur une réalité durable.

Chardonne croit à l’existence du bonheur conjugal, c’est pourquoi il essaie de concentrer certains obstacles chez des personnages secondaires. Quand les obstacles peuvent troubler le bonheur du couple principal, il essaie de réduire en les atténuant ou en les cachant les contradictions que son personnage a rencontrées. La folie, le divorce et la mort sont utilisés pour protéger la sérénité du bonheur, de l’amour et de l’union conjugale. Le recours de Chardonne à certaines histoires d’échec ne s’explique que par son désir d'affirmer que le bonheur parfait est une illusion. Une vie qui ne rencontre pas d’obstacle réel ou imaginaire, ce n’est pas de la vie.En citant les obstacles survenus au cours de l’histoire du bonheur, il veut que ses romans soient assimilés à un livre de recettes pour trouver le bonheur et pour éviter tout ce qui conduit à le perdre. C’est ainsi que, par tout ce qu’il a écrit dans son œuvre romanesque, Chardonne ne veut retenir de la vie conjugale qu’un art de vivre, une doctrine d’amour et d’universelle effusion.

La relation entre l’œuvres romanesque et non romanesque chez Chardonne est très forte. Dans ses écrits romanesques, Chardonne n’a rien éliminé de sa propre vie. Il aime parler du bonheur parce qu’il l’a vécu et de l'amour partagé parce qu’il l’a connu et il en a vu plusieurs exemples. Le bonheur dont il parle n’est qu’une chose personnelle, résultat d’un travail pratiqué sur soi-même. Au lieu de vivre simplement sa vie, Chardonne l’a créée comme l’artiste l’œuvre d’art. Sans ses œuvres apparues entre1938 et 1964, sa conception de l’amour et du bonheur resterait inexplicable. La source de tout son bonheur c’était Barbezieux dans le souvenir de son enfance, c’était la Charente avec ses gens rares et sa belle nature, c’était le soleil et les fleurs des jardins, c’était les camarades et « la femme que l’on a inventée pour soi seul ». Tous ces éléments qui ont fait son plaisir ont été utilisés pour créer le bonheur dans son œuvre romanesque.

En racontant l’histoire de sa jeunesse et le temps de délices de son enfance dans des villes "exemplaires", Chardonne ne se penche pas sur son passé, il médite sur ses souvenirs. Il trouve le plaisir que l’on pourrait définir comme « la conversion en jouissance d’un temps fini. » Retournant à ce passé, il cherche à le revivre pour le savourer encore une fois. Parler d’autrui a servi aussi à Chardonne à se raconter lui-même et à faire le point sur le bonheur. C’est pourquoi sa plume a été destinée à l’observation du bonheur de son entourage.

Chacun a le pouvoir de façonner sa personnalité ainsi que sa vie à partir de la condition dans laquelle il se trouve. C'est sur cette base que le bonheur de Chardonne est né. En choisissant les moments rares et les délices de sa vie pour les raconter, Chardonne compose à sa façon sa vie. Il la présente pour montrer qu'il en est heureux et satisfait. Sa vie n'a pas été exempte de regrets et d’événements malheureux, mais dans ses écrits, il ne leur a pas donné une grande importance. Tout malheur dans sa vie s'est évaporé avec le temps et il n’a pas eu grand-chose à regretter. La peine qu’il a ressentie dans l’enfance et dans la jeunesse s’est éteinte. L’affliction de sa vieillesse est demeurée éphémère et faible. Devant la tristesse de cette période, Chardonne reste optimiste. Il aime revivre les bons moments du passé, évoquer des scènes de son enfance joyeuse, parler de l’amitié et de son métier dans lesquels il a trouvé son bon plaisir, parler de son pays natal et de ses contrées, de sa beauté et de ses gens merveilleux, parler de l’amour et du bonheur conjugal. Tout ceci lui permet de fuir l’idée fixe de la prison de Cognac et les souvenirs amers de son premier mariage avec une femme d’une nature jalouse et nerveuse qui lui a rendu la vie un peu difficile. De sa vie privée, il ne fait pas un musée à visiter, de ses inquiétudes, il ne fait pas un drame. Chardonne a essayé d’en cacher quelques-unes pour ne troubler en rien les autres. Cependant ses œuvres nous en ont apporté des échos et des reflets.

Le bonheur vient toujours d’autre chose que soi-même. Si dans son œuvre romanesque Chardonne met l’accent sur les éléments qui procurent le bonheur dans la vie à deux, c’est la satisfaction de son personnage qui le rend heureux et qui donne à son bonheur sa constance. Quand il parle de son bonheur, il ne livre que ses propres considérations. Il ne les mêle pas avec celles des philosophes. Son bonheur est une chose intime. Il est né d’une disposition favorable. Il ne réclame pas d’actions particulières, mais un simple état de conscience. Comme ses personnages, Chardonne obtient le bonheur parce qu'il en a cherché le chemin et qu'il a été capable de l’accueillir quand il était là. Par sa philosophie du « cela m’a suffi », qui explique les raisons pour lesquelles il a vécu une vie heureuse et comblée, Chardonne a voulu affirmer que le bonheur ne s’atteint pas directement comme un but immédiat. Ce n’est point de la société, ni du destin, ni des objets qu’il faut attendre le bonheur, mais cet état de relative satisfaction tant désirée ne peut être qu’en nous. Il dépend de l’homme et de son intériorité. Ce qui a fait le bonheur durable chez lui comme chez ses personnages ce ne sont pas les événements de la vie, le plaisir ou les spectacles, mais c’est un état d’esprit porté sur les événements qui permet au bonheur sa constance. Par sa philosophie Chardonne n’invente pas une recette du bonheur. La discipline qu’il a adoptée dans sa vie est connue et enseignée depuis qu’il y a des philosophes. Son accord avec soi-même, l’harmonie de sa vie, sa satisfaction et son acceptation du peu que la vie donne, c’est ce que conseillaient les Anciens et c’est ce dont beaucoup d'autres ont parlé. L’acceptation du peu, ce n’est pas une résignation mais une joie. En évitant les excès, en sachant se contenter de peu et en jouissant de la lumière de la Charente et du ciel dans la fenêtre, Chardonne a été un homme épicurien dans sa philosophie. C’est sans aucun doute une longue série de transformations et une succession de moments de compréhension qui ont pu l'amener à ce bonheur.

Enfin, si Chardonne a donné la recette de son bonheur, il n'a recommandé à personne de réduire sa vie à imiter ses gestes. Sa recette traduit son expérience, personnelle et unique ; cependant, chacun peuttenter de la reprendre pour réaliser une existence comblée et heureuse comme la sienne. De nos jours les choses ne se sont pas aussi simples qu'au temps de l’écrivain ; la recette de Chardonne ne suffira sans doute pas à assurer le bonheur. Mais n’aiderait-elle pas à l’atteindre ?