1.3. Arguments pour un rôle de la phonologie en lecture

Etant donné les différences de statut accordé aux connaissances phonologiques dans ces modèles, de nombreux travaux de psychologie expérimentale portent sur le rôle de la phonologie dans la reconnaissance de mots écrits. Au début de l’acquisition de la lecture, l’enfant ne posséderait pas encore de lexique orthographique et utiliserait principalement l’assemblage phonologique pour reconnaître les mots écrits (Bosman & de Groot, 1996). Les représentations orthographiques de l’apprenti-lecteur seraient par ailleurs moins efficaces que celles des lecteurs experts (Booth, McWhinney & Perfetti, 1999). Des expériences faisant varier le nombre de présentations d’un mot écrit nouveau à des enfants montrent qu’elles doivent être assez nombreuses (à partir de 9) pour que l’enfant utilise la représentation orthographique du mot (Reitsma & Vinke, 1986 ; Waters et al., 1985). Chez l’enfant, le rôle des connaissances phonologiques dans le processus de reconnaissance de mot écrit n’est donc pas discuté. C’est surtout chez les lecteurs experts que le rôle de la phonologie est en question (Frost, 1998 ; Rastle & Brysbaert, 2006, pour des revues). La procédure par adressage étant très au point dans leur cas, le traitement du mot écrit pourrait en effet s’affranchir de toute participation des connaissances phonologiques infra-lexicales. Montrer qu’elles interviennent tout de même chez de tels lecteurs serait donc un argument très fort pour le caractère systématique et irrépressible de leur participation. Dans les années 90’, des recherches ont étayé la thèse d’un codage phonologique qui ne serait pas forcément exhaustif, ni suffisant en lecture, mais qui ne serait pas pour autant « optionnel ». Ces travaux portent sur plusieurs langues alphabétiques (e.g., en anglais, Berent & Perfetti, 1995 ; en allemand, Ziegler & Jacobs, 1995 ; en serbo-croate, Lukatela, Carello & Turvey, 1990 ; en hébreu, Frost & Kampf, 1993 ; en français, Ferrand & Grainger, 1992 ; Bedoin, 1995) et non-alphabétiques (en chinois, Perfetti & Zhang, 1991 ; en japonais kanji, Wydell, Patterson & Humphreys, 1993). Par la suite, des données issues de l’électro-encéphalographie et de l’imagerie cérébrale ont confirmé l’intervention systématique d’un code phonologique en lecture silencieuse (Newman & Connolly, 2004), y compris dans des langues comme le chinois où l’association entre orthographe et phonologie est extrêmement irrégulière (Peng et al., 2004).

Il existe plusieurs paradigmes montrant le rôle crucial de la phonologie en lecture, mais nous n’en présenterons ici que certains, dont notre travail expérimental s’inspire.

Des expériences de masquage dit rétroactif (backward masking) ont permis de mettre en évidence une activation générale, automatique et précoce de la phonologie en lecture chez le lecteur adulte compétent. Dans ces expériences conduites en lecture, la cible est rapidement présentée puis immédiatement remplacée (masquée) par un autre stimulus. Le participant doit rappeler la cible, tâche rendue difficile par la présence du masque interrompant son traitement (Naish, 1980). Trois types de masques sont généralement utilisés : des masques reliés phonologiquement et orthographiquement à la cible (« masque phonologique » ou « homophone »), partageant avec elle un lien seulement orthographique (« masque orthographique » ou « graphémique ») ou n’ayant ni la même prononciation ni les mêmes lettres que celle-ci (« masque contrôle »). L’effet perturbateur du masque est réduit lorsque la cible (e.g., en anglais, main) partage un lien orthographique avec le masque (e.g., main-MARN) et l’est encore davantage lorsque ce lien est aussi phonémique (e.g., main-MAYN), (Perfetti & Bell, 1991 ; Perfetti, Bell & Delaney, 1988), ce qui atteste l’extraction de cette information phonologique en lecture. Dans ces expériences, le contenu orthographique et phonologique du masque est censé « relancer » (to reinstate) les codages interrompus dans la cible, ce qui n’est efficace qu’en cas de conformité entre cible et masque. La manipulation du délai entre l’apparition de la cible et l’apparition du masque a permis de montrer qu’un code phonologique participe très rapidement au traitement du stimulus écrit. En anglais, Tan et Perfetti (1999) ont obtenu un effet de masquage essentiellement graphémique pour une cible de 28 ms, mais un effet de masquage plus phonologique que graphémique pour une présentation de 42 ms (voir Perfetti & Bell, 1991, pour un effet de masquage phonologique dès 45 ms). L’effet d’une ressemblance phonologique est même relevée avec une cible de 14 ms suivie d’un masque de 14 ms, mais cet effet disparaît pour une cible de 28 ms suivie d’un masque de 28 ms dans l’expérience de Frost et Yogev (2001) en hébreu.

Des expériences d’amorçage (priming), dans lesquelles la présentation d’une cible est cette fois précédée d’une amorce, ont également été utilisées pour préciser le rôle précoce de l’intervention phonologique en lecture. La réduction de la visibilité de l’amorce par le recours à des procédures de masquage et des durées de présentation très brèves (paradigme dit « d’amorçage masqué ») permet d’empêcher l’utilisation stratégique des informations extraites de l’amorce puisque celle-ci n’est pas visible consciemment. De nombreuses recherches utilisant ce paradigme ont montré que l’information phonologique influence les performances dans des tâches d’identification perceptive (Perfetti & Bell, 1991) : l’identification d’un mot-cible est en effet meilleure lorsque celui-ci est précédé d’une amorce phonologiquement et orthographiquement reliée (e.g., en anglais, rait-RATE) plutôt que d’une amorce reliée seulement orthographiquement (e.g., ralt-RATE), (Booth, McWhinney & Perfetti, 1999). Des effets d’amorçage phonologique direct ont également apporté des données allant dans ce sens. La reconnaissance d’une cible est améliorée par des amorces (mot ou pseudo-mot) homophones ou similaires du point de vue phonologique en serbo-croate, chinois, allemand, anglais et français (Berent, 1997 ; Brysbaert, 2001 ; Ferrand & Grainger, 1992, 1994, 1995 ; Grainger & Ferrand, 1996 ; Lukatela & Turvey, 1994 ; Perfetti & Bell, 1991 ; Perfetti & Zhang, 1991 ;Rayner, Sereno, Lesch & Pollatsek, 1995 ; Booth et al., 1999). Les effets se manifestent si rapidement (pour une amorce de 29 ms) qu’ils traduisent certainement un codage pré-lexical (Lukatela, Frost & Turvey, 1998). Les effets de similarité phonologique amorce-cible sont généralement étudiés en utilisant des paires de stimuli partageant complètement la forme phonologique, ou au moins l’attaque, la rime ou quelques phonèmes, avec l’idée implicite d’une intervention précoce du code phonologique en reconnaissance de mots écrits. Les données présentées au paragraphe suivant (paragraphe 2) indiquent cependant que ce code est suffisamment fin pour impliquer des informations encore plus détaillées, infra-phonémiques.

Pour obtenir une facilitation phonologique, la durée de présentation de l’amorce est un facteur critique. Perfetti et Bell (1991) ont observé cette facilitation entre 45 et 65 ms, Ferrand et Grainger (1993) entre 40 et 50 ms, mais dès 29-30 ms d’autres auteurs décrivent déjà un amorçage phonologique (Booth, McWhinney et Perfetti, 1999 ; Lukatela, Frost & Turvey, 1998). Ces effets facilitateurs semblent bien dus à une activation précoce, automatique et prélexicale de l’information phonologique.

Pour certains auteurs, les paradigmes d’amorçage et de masquage (reposant sur un principe d’interruption d’un processus) conduiraient les participants à davantage utiliser l’information phonologique qu’ils ne le feraient dans une situation plus naturelle de lecture (Verstaen, Humphreys, Olson & d’Ydewalle, 1995 ; Van Orden, Johnston & Hale, 1988). Pourtant, l’intervention de l’information phonologique a également été démontrée dans des tâches plus proches de la lecture normale (situations plus écologiques) : Van Orden (1987) et Van Orden, Johnston et Hale (1988) ont par exemple observé que les participants produisent plus d’erreurs positives dans une tâche de catégorisation sémantique lorsqu’ils doivent décider si « ROWS (homophone du mot ROSE) est une fleur » par rapport à ROJE (contrôle orthographique). L’effet d’interférence (le participant répond de manière erronée à « ROZE est une fleur ») suggère que la séquence de lettres ROZE a été encodée phonologiquement et a activé la représentation lexicale de ROSE. La réplication de ce résultat dans des conditions de présentation rapide (45 ms) et masquée confirme que ces effets phonologiques participent à des étapes très précoces du traitement de l’écrit (Peter & Turvey, 1994). Bosman et de Groot (1996) ont par ailleurs montré dans une tâche de correction de fautes (tâche assez proche des conditions normales de relecture d’un texte) que les enfants, qu’ils soient lecteurs débutants ou plus expérimentés, détectent moins les erreurs portant sur des pseudo-homophones que celles portant sur des contrôles. Cet effet est également observé chez des adultes bons lecteurs (Van Orden, 1991). Un tel résultat confirme la présence de la médiation phonologique en lecture. L’intervention irrépressible de connaissances phonologiques en lecture apparaît aussi dans une tâche de jugement d’une relation sémantique entre deux mots présentés simultanément : il est plus difficile de répondre « non » pour des mots écrits non reliés sémantiquement, si l’un d’eux est homophone d’un mot lié (e.g., PILLOW-BEAD), (Lesch & Pollatsek, 1998 ; Luo, Johnson & Gallo, 1998). Ziegler et Jacobs pour l’allemand (1995) et Ziegler, Van Orden et Jacobs pour l’anglais (1997) ont quant à eux mis en évidence l’existence d’un effet « pseudo-homophone » dans une tâche de bas niveau (détection de lettres) : en anglais, un participant commet significativement plus d’erreurs par oubli pour détecter un I dans TAIP, homophone à TAPE ne contenant pas de I, que lorsqu’il s’agit de détecter un I dans BAIP qui n’a pas d’homophone ne contenant pas cette lettre ; il fait aussi plus de fausses alarmes pour détecter un I dans BRANE, homophone de BRAIN contenant un I, que lorsqu’il s’agit de détecter un I dans BRATE. Cet effet pseudo-homophone, mis en évidence dans une tâche de détection de lettres, a été répliqué dans des conditions de lecture plus écologiques (temps de présentation non limité et masque pattern supprimé). Ces résultats constituent des arguments particulièrement convaincants pour une participation irrépressible de connaissances phonologiques au processus de reconnaissance de mot écrit, car l’effet de cette participation se produit ici au détriment des performances, comme s’il ne pouvait être évité.

D’autres preuves montrant le fort impact de la phonologie en lecture sont issues d’expériences d’amorçage sémantique avec médiation phonologique. La reconnaissance de mots écrits et la dénomination sont améliorées lorsque la cible est précédée par un homophone d’un mot sémantiquement relié à cette cible. Une facilitation en dénomination a été observée avec un SOA de 100 ms en anglais (Lesch & Pollatsek, 1993 ; Lukatela, Lukatela & Turvey, 1993 ; Lukatela & Turvey, 1991), et en décision lexicale en français, que l’amorce soit un mot ou un pseudo-mot (Bedoin, 1995 : présentation de l’amorce = 50 ms et d’un masque = 50 ms avant la cible).

Cet ensemble de travaux apporte donc des arguments au fait que la phonologie joue un rôle automatique et précoce en lecture,. Nous allons maintenant montrer que ce code phonologique impliqué dans la reconnaissance de mots écrits pourrait être décrit en termes de traits phonologiques.