2.1. Statut cognitif des traits phonologiques

Les théories du décodage de la parole supposent généralement l’existence de représentations lexicales abstraites, mais décrivent aussi des représentations phonologiques pré-lexicales. Ainsi, la plus petite différence entre deux mots d’une langue implique une différence d’au moins un phonème. C’est pourquoi le phonème est un candidat privilégié comme unité de représentation pré-lexicale. Il s’agit d’un concept fondamental qui propose des unités invariantes très utiles pour la description de la parole.

L’étude de la perception de la parole accorde un statut central au processus qui associe des sons à des catégories phonémiques. La répartition du signal de parole en unités discrètes est une activité catégorielle qui témoigne d’un véritable codage de l’information. L’avantage observé pour la discrimination de sons de parole situés de part et d’autre d’une frontière phonémique (Liberman, Harris, Hoffman & Griffith, 1957) et la difficulté à les discriminer s’ils sont au contraire du même côté d’une frontière, constituent deux phénomènes qui fondent la pertinence psychologique de la notion de phonème. La perception catégorielle des phonèmes suggère que les unités phonémiques sont les éléments de base des représentations phonologiques.

Pourtant, le phonème est lui-même analysable en traits distinctifs, et défini comme un faisceau de traits. La structure phonologique d’un système de sons peut en effet être définie à partir de tels traits. Il est donc également possible que, d’un point de vue cognitif, ces traits soient représentés mentalement et jouent un rôle dans les processus de traitement de la parole. Les théories phonologiques actuelles s’accordent le plus souvent sur ce principe : les sons de parole seraient représentés en termes de traits articulatoires (Hahn & Bailey, 2005). Ces traits constitueraient une interface entre des unités linguistiques intermédiaires, telles les syllabes, les phonèmes, et les sous-unités physiques (les productions articulées et les commandes motrices associées) de la parole (Meyer & Gordon, 1985).

Des modèles phonologiques récents proposent de décrire la structure des traits phonétiques (Clements, 1985). Certains traits ne sont pas indépendants, les traits [anterior] et [back] ne le sont pas, car un phonème ne peut avoir ces deux traits à la fois. Des traits mutuellement indépendants sont pour cela représentés sur des plans séparés, et constituent des catégories. On distingue ainsi :

  • les traits laryngés, qui correspondent à l’état du larynx (voisement)
  • la nasalité, qui correspond à l’ouverture du voile du palais
  • les traits de mode qui correspondent au degré et au type de fermeture et d’ouverture du tractus vocal supralaryngé
  • les traits de lieu qui correspondent au point d’articulation où la fermeture ou le rapprochement des articulateurs s’opère dans le tractus vocal.

L’hypothèse d’un statut cognitif des traits ne fait cependant pas tout à fait l’unanimité. A l’issue d’expériences de discrimination de syllabes dans un contexte bruité ou non, Wang et Bilger (1973) émettent ainsi des doutes sur l’existence de telles représentations mentales. En effet, il est difficile de faire émerger un ensemble de traits homogènes qui transmettraient particulièrement bien l’information, que ce soit à partir de l’analyse des confusions perceptives (notamment lors de la perception de syllabes dans du bruit) ou des réponses dans des tâches de jugement de similarité. Dans chaque expérience, certains traits semblent privilégiés, mais ils varient selon la tâche, la position du segment dans la syllabe (VC vs. CV), le contexte de présentation (avec ou sans bruit). Par ailleurs, même si une analyse des données de chaque expérience peut être efficacement pratiquée à partir d’un système de traits, plusieurs systèmes de traits assez différents sont pour cela efficaces, et ce ne sont pas toujours les mêmes selon les contextes (Singh, Woods & Becker, 1972 ; Wang & Bilger, 1973). De plus, il est difficile d’associer chaque trait à un ensemble d’invariants acoustiques, ce qui a longtemps fait douter de l’existence de traits comme véritables catégories perceptives (Stevens, 2002).

Pour dépasser ces doutes, deux types d’éléments peuvent être évoqués.

Tout d’abord, des travaux expérimentaux se sont développés autour de différents types de traitements langagiers (mémorisation, production, perception de la parole…) pour montrer que la notion de représentation de traits permet souvent une meilleure analyse des performances qu’une interprétation basée sur les phonèmes. Il s’agit souvent d’expériences faisant varier la similarité des phonèmes en termes de traits phonologiques. Il est parfois demandé au participant d’évaluer directement cette similarité, mais l’influence des traits est souvent évaluée de façon plus indirecte. Nous proposons dans les parties 2.2. à 2.6. une synthèse de ces travaux, et dans la partie 3 nous présenterons notre proposition théorique à ce sujet dans le domaine de la lecture.

D’autre part, il faut signaler le développement de théories phonologiques regroupant les traits en catégories, fonctionnant sur des plans différents. Elles semblent offrir un cadre théorique propice à une meilleure compréhension des processus langagiers et des représentations qui les sous-tendent. Sans prétendre à une description détaillée de ces théories, nous les évoquerons dans la partie 4. Puis nous présenterons une synthèse des données actuelles permettant d’argumenter le regroupement des traits en catégories et leur éventuelle organisation hiérarchique. Ces différentes questions seront ensuite reprises concernant le système phonologique des enfants (partie 5).

Les données évoquées pour défendre la pertinence cognitive des traits dans les effets phonologiques sont souvent issues d’expériences où la notion de similarité est centrale. Il est généralement admis que la similarité phonologique entre deux mots dépend d’un ensemble de comparaisons entre les phonèmes correspondant aux mêmes positions, grâce à un processus d’alignement structural, ce qui permet de calculer une distance phonémique entre ces mots (Hahn & Bailey, 2005 ; Vitevitch & Luce, 1999). Cependant, la validité de cette mesure de la similarité a été assez peu étudiée et les métriques utilisées varient entre les études. Au-delà de l’évaluation parfois intuitive de cette similarité phonologique (Baddeley, 1966), notons que le partage de la rime est souvent retenu comme critère (Prasada & Pinker, 1993), de même que le nombre de phonèmes en commun ou distincts (Greenberg & Jenkins, 1964). Quelques travaux testent si la similarité entre deux stimuli linguistiques dépend aussi de la quantité de traits partagés. Dans ce cas, le présupposé est que les phonèmes ne seraient pas organisés de manière linéaire : la différence entre deux phonèmes reposerait sur la quantité de traits qu’ils partagent ou qui les distinguent. Une telle approche s’intègre dans le champ plus général des recherches sur la similarité, qui évaluent celle-ci en prenant en compte les traits visuels ou sémantiques (Tversky, 1977) pour expliquer son rôle dans diverses activités cognitives. Nous verrons que, dans le domaine du langage, une métrique basée sur les traits phonologiques s’avère en général plus efficace qu’une métrique basée sur les phonèmes pour expliquer les données, que ce soit pour rendre compte des confusions en perception, en mémorisation, des erreurs de production ou du temps nécessaire à l’accès lexical. Nous rapprocherons ces travaux dans notre synthèse.

L’objet de notre recherche se rapporte, lui aussi, au statut cognitif des traits, mais nous les étudions dans des situations de lecture. Nous souhaitons montrer la sensibilité des lecteurs à des variations estimables en termes de traits phonologiques, afin d’apporter des arguments pour le rôle organisateur de ces traits dans des activités langagières s’écartant de la perception de la parole. Notre objectif sera de proposer la description de mécanismes susceptibles d’expliquer comment les connaissances sur ces traits interviennent en lecture. Avant cela, nous présentons quelques arguments sur le statut cognitif des traits phonologiques, issus de travaux impliquant différents types d’activités langagières.