2.2. Rôle des traits phonologiques en mémorisation à court terme

Les expériences de rappel immédiat de listes de mots fournissent des indices à propos de l’intervention systématique de connaissances sur les traits acoustiques-phonétiques des phonèmes. Ces données sont particulièrement convaincantes car les situations expérimentales dont elles sont issues ne requièrent jamais explicitement de telles connaissances. Deux types d’effets pourraient témoigner de l’implication de connaissances sur des traits phonologiques.

Le rappel immédiat d’une série de stimuli verbaux venant d’être appris donne souvent lieu à des erreurs. Certains phonèmes ne sont pas correctement produits dans les réponses. Toutefois, les substitutions de phonèmes ne se font pas au hasard : elles tendent à préserver beaucoup de traits phonologiques. Wickelgren (1965) a ainsi analysé les réponses erronées à partir de plusieurs systèmes de traits. Tous permettent des prédictions correctes à propos des erreurs. Le système de traits le plus efficace propose une analyse des consonnes en voisement, nasalité, mode d’articulation et lieu d’articulation. Les résultats suggèrent que les consonnes des mots appris ne sont pas codées en mémoire temporaire comme de simples unités phonémiques, mais plutôt comme un ensemble de traits distinctifs, chacun étant susceptible d’être oublié de manière relativement indépendante. Les phonèmes ne seraient donc pas les unités de codage les plus élémentaires pour la parole.

Par ailleurs, les expériences de mémorisation ont montré que la quantité d’erreurs varie selon la similarité phonologique entre les mots à apprendre. Une série de mots est en effet moins bien rappelée si les mots se ressemblent du point de vue phonologique. Dans les listes présentant une forte similarité, les mots qui partagent beaucoup de caractéristiques acoustiques suscitent le plus d’erreurs (Baddeley, 1966, 1968 ; Conrad & Hull, 1964). Une des explications proposées pour ce phénomène est la migration de traits. Les items seraient représentés comme des ensembles de traits et, en cas de forte ressemblance, les traits de phonèmes distincts, stockés en mémoire de travail, entreraient en interaction. Cela produirait des interférences. Les interactions pourraient prendre la forme d’une migration de traits créant des conjonctions illusoires. Ce phénomène est par exemple observé dans des expériences de rappel de pseudo-mots chez des enfants de 7 à 8 ans (Gathercole, Pickering, Hall & Peaker, 2001). Différentes méthodes de calcul de la similarité phonologique ont été utilisées pour étudier ces effets. Une méthode particulièrement efficace a été proposée par Mueller, Seymour, Kieras et Meyer (2003). Tous les traits phonologiques de chaque phonème du mot sont identifiés à partir du système de Chomsky et Halle (1968), chaque phonème étant ainsi associé à 13 traits binaires (au maximum) qui décrivent l’état des articulateurs vocaux. Sur cette base, un profil de similarité des couples de mots est alors calculé, non seulement en comparant les phonèmes individuellement, mais en prenant en compte leur place respective dans l’attaque, le noyau et la coda de chacune des syllabes. Les résultats de deux expériences permettent aux auteurs de conclure que, ainsi calculée, la similarité phonologique est un excellent prédicteur des performances en rappel. L’évaluation de la similarité phonologique ayant été effectuée sur la base de traits articulatoires, il semble que les représentations de mots stockées temporairement en mémoire de travail soient codées dans un format très proche de celui que les articulateurs de l’appareil vocal utilisent pour produire la parole. Cette nature au moins en partie articulatoire du code utilisé est aussi défendue par un résultat obtenu par Conrad (1972) dans une épreuve de mémorisation de séquences de 5 à 6 lettres chez des participants adultes sourds profonds. Seuls les sourds ayant acquis de bonnes capacités d’expression orale présentent des erreurs similaires à celles des contrôles sans difficulté auditive : ils commettent plus d’erreurs de type phonologique que le hasard ne permet de le prédire et la configuration des erreurs est la même dans ces deux groupes. Dans la mesure où ces personnes sourdes ont développé des programmes moteurs adaptés à la parole en dépit de déficits auditifs massifs, les traits phonologiques qui sont à la base de ces erreurs seraient fortement liés à des composantes articulatoires, et pas seulement à des aspects acoustiques.

Dans leur ensemble, les recherches sur les représentations stockées en mémoire de travail concluent donc à la pertinence d’une description des représentations cognitives en termes de traits infra-phonémiques.