2.3.2.1. Effet de la similarité phonologique du contexte sur les erreurs de production

Stemberger (1990) a observé une augmentation des erreurs de production lorsque deux mots successifs partagent un phonème, mais, en l’absence de partage de phonème, il n’observe pas davantage d’erreurs si les premières consonnes des deux mots diffèrent par un seul trait articulatoire (e.g. b ig g lass) plutôt que par plusieurs (e.g. b ig s lip).

Toutefois, comme nous l’avons déjà signalé, d’autres études ont tout de même montré que des consonnes qui partagent de nombreux traits ont plus de risque d’être échangées entre elles (Ellis, 1979; MacKay, 1970 ; Page et al., 2007). MacKay (1970) l’observe par exemple à partir d’une analyse d’erreurs de production de parole en allemand et en anglais : les phonèmes qui sont échangés d’un mot à l’autre constituent des erreurs particulièrement fréquentes quand ces deux mots partagent des phonèmes par ailleurs, et quand les phonèmes échangés partagent de nombreux traits. Il cite des travaux montrant la même chose en grec, en français et en croate. Il y a une exception : les phonèmes échangés diffèrent souvent par leur lieu d’articulation. C’est donc ce trait qui aurait tendance à être échangé. Sevald et Dell (1994, Expérience 1) montrent aussi que la majorité des erreurs dans une tâche de production rapide de séquences implique des substitutions de consonnes qui partagent elles-mêmes beaucoup de traits (e.g., /r/ et /l/, /p/ et /t/). Les auteurs suggèrent que, pour rendre compte de leurs erreurs, il n’est pas forcément nécessaire d’évoquer une compétition entre phonèmes ; une compétition entre traits pourrait suffire.

Dans certains cas d’aphasie, les erreurs par échange ou par substitution entre phonèmes dans des discours spontanés tendent aussi à survenir davantage quand les phonèmes partagent beaucoup de traits phonologiques (Fromkin, 1971 ; MacKay, 1970). L’analyse des matrices de confusions révèle ainsi qu’il y a plus d’erreurs pour les paires /p/-/t/ et /p/-/b/ que pour la paire /p/-/d/. Ces données neuropsychologiques sont donc cohérentes avec certains travaux effectués auprès de participants sains.

Les performances en production peuvent être évaluées non seulement à travers les erreurs, mais aussi les latences de production. Dès 1970, Bradshaw a noté une réduction de la vitesse de production lorsqu’il s’agit de prononcer en alternance des syllabes qui partagent le même lieu d’articulation (e.g., la vitesse est réduite pour produire « vah, mah, vah, mah » plutôt que « vah, nah, vah, nah »). Bien que les variations de rythme de production puissent en partie s’expliquer par des interactions entre les articulateurs, à un niveau de traitement très périphérique, elles pourraient aussi ne pas être étrangères à des mécanismes plus centraux (Meyer & Gordon, 1985). La vitesse de production a aussi été étudiée par Yaniv, Meyer, Gordon, Huff et Sevald (1990) dans une expérience où le locuteur doit se préparer à produire le plus vite possible deux mots, dans l’ordre de présentation ou parfois dans l’ordre inverse, en fonction d’un indice préalable. Une telle situation expérimentale rend la production difficile à un niveau pré-moteur, et il s’agit alors d’évaluer si les erreurs dépendent de la ressemblance entre les items à produire. Les auteurs ont testé si le partage d’un trait par des stimuli successifs génère des erreurs et/ou retarde la production. La vitesse de production est évaluée en fonction de la ressemblance phonétique entre les voyelles des mots CVC ainsi produits. La latence est plus longue lorsque des voyelles se ressemblent beaucoup. Les auteurs concluent qu’un mécanisme d’inhibition latérale module probablement le processus de programmation motrice lors de la production de parole. Avec un paradigme expérimental du même type (response-priming procedure), Meyer et Gordon (1985) montrent un résultat de même type à partir de la ressemblance phonologique des consonnes. Ils ont évalué si la préparation à une réponse (réponse primaire), qui finalement ne doit pas être produite, influence le délai pour prononcer une autre réponse (réponse secondaire), qui doit être donnée à la place lorsqu’un indice demande de le faire. Ils montrent que la réponse secondaire est ralentie si le participant vient de se préparer à produire une réponse primaire qui partage certains traits avec elle. Le mécanisme central de programmation de la parole serait donc influencé par des unités phonologiques infra-phonémiques. L’effet négatif du partage de trait a ainsi été observé pour le voisement et pour le lieu d’articulation, l’effet du voisement étant le plus systématique à travers les expériences.

De même, dans des expériences où 84 adultes ont lu à haute voix une succession de stimuli, Rogers et Storkel (1998) ont observé une augmentation de la latence de production d’un mot si le début de ce mot partage des traits phonologiques avec le début du mot précédent. Dans l’épreuve, les participants devaient lire à voix haute, le plus vite possible, une série de mots apparaissant successivement sur un écran. Ils riment, mais leurs consonnes initiales peuvent être plus ou moins similaires : certaines ne partagent aucun trait, d’autres partagent seulement le voisement, ou seulement le mode, le mode et le voisement ou le mode et le lieu. L’intervention d’un mécanisme d’inhibition basé sur des traits est attestée dans cette expérience par le ralentissement des productions dans les conditions où la consonne initiale du stimulus partage un ou des trait(s) avec la consonne initiale du mot précédent, par rapport à la condition contrôle. Cet effet de partage de traits serait dû à un phénomène intervenant lors de l’étape d’encodage phonologique. Il s’agit d’une étape du processus de production où la représentation sémantique et syntaxique du mot (lemme) est traduite sous une forme phonologique, abstraite, avant l’encodage phonétique et sa traduction dans un code moteur. Il s’agirait donc d’une étape pré-motrice dans le processus de production de la parole.

Ainsi, la ressemblance infra-phonémique peut produire une détérioration des performances, et les unités de représentation phonologiques utilisées dans la planification pré-motrice contiendrait une information détaillée sur les traits.