2.3.2.2. Erreurs de production par substitution de traits plutôt que de phonèmes

Les mécanismes par lesquels certains traits sont préservés dans les erreurs de production restent difficiles à cerner. Shattuck-Hufnagel & Klatt (1979) ont analysé une matrice de confusion de phonèmes à partir d’un ensemble de 1620 erreurs de production spontanées. Ils se sont tout d’abord employés à écarter certaines interprétations pour expliquer les erreurs.

Ils évoquent tout d’abord une prédiction issue des modèles de la marque (markedness models), selon lesquels les segments non marqués phonologiquement (e.g., non voisés) seraient particulièrement robustes : fréquents dans la langue, ils seraient acquis précocement et/ou simples à articuler. Une étude réalisée sur un corpus de 438 erreurs par substitution commises par des enfants de 6 ans a par exemple montré que le remplacement par une consonne sourde est 19 fois plus fréquent que le remplacement par une consonne sonore (Snow, 1964). De même, un rapport rédigé sur les erreurs de prononciation d’écoliers (384 erreurs) publié en 1970 (Williams, 1970) révèle que les erreurs par substitution consistent fréquemment à remplacer un phonème complexe par un phonème moins complexe. De plus, une tendance à faciliter l’articulation se double d’une tendance à augmenter les distinctions perceptives. Si la marque, la complexité articulatoire ou la tendance à augmenter les distinctions déterminent en partie la répartition des erreurs chez les enfants, Shattuck-Hufnagel et Klatt (1979) montrent que ce n’est cependant pas le cas chez les adultes.

Ces auteurs ont voulu tester l’hypothèse selon laquelle les erreurs de production des adultes consistent à échanger un trait entre deux phonèmes du mot, ce qui témoignerait de l’implication de représentations de traits lors de la planification de la production. Malheureusement, bien que de telles erreurs soient répertoriées dans leur corpus, elles restent assez rares. D’après la synthèse de Rogers et Storkel (1998), ces échanges ne représenteraient que 5% des erreurs, mais ces erreurs pourraient en fait être sous-estimées car elles sont perceptivement peu saillantes. Ce résultat incite tout de même à la prudence quant à l’affirmation de l’utilisation de représentations de traits par le locuteur lors de la planification de la production, même s’il ne faut sans doute pas, aussi radicalement que Shattuck-Hufnagel & Klatt (1979), conclure que les erreurs de production impliquent essentiellement des phonèmes et non des traits. D’autres études permettent en effet au débat de subsister.

A partir d’un important corpus d’erreurs de production dans des situations de discours spontané, Fromkin (1971) estime par exemple que les traits phonétiques jouent un rôle important dans les étapes de planification de la production de parole. Elle présente par exemple des observations où un locuteur dit « glear plue sky » au lieu de «  clear blue sky », où le trait de voisement est échangé entre les deux consonnes initiales.

Par ailleurs, dans une autre étude, Stemberger (1989) ne comptabilise pas les erreurs par échange de traits entre deux phonèmes présents dans la phrase, mais les erreurs dans lesquelles un phonème est incorrectement produit à seulement un trait près. Il montre que chez des adultes sans pathologie, la majorité des erreurs de production portant sur des consonnes obstruentes n’impliquent qu’un seul trait (l’auteur utilise un système de trois types de traits : lieu, mode d’articulation et voisement). Ce type erreurs représente 74% des erreurs chez les adultes et 80% des erreurs des enfants, alors que seulement 22% des erreurs des adultes (et 17% des erreurs des enfants) impliquent deux traits. Une métrique basée sur les traits est donc mieux à même de rendre compte des erreurs de production spontanée qu’une métrique basée sur les phonèmes.

Pour ce qui est des données en pathologies, la majorité des erreurs de production impliquant un phonème n’implique en fait pas plus d’un ou deux traits phonétiques, que ce soit dans le cas de troubles verbaux acquis ou développementaux (Stackhouse, 1992 ; Thoonen, Maassen, Gabreels & Schreuder, 1994). Les travaux réalisés sur les erreurs de production de patients atteints d’aphasie apportent aussi des arguments importants sur la présence des traits phonologiques dans les représentations verbales. Si les segments étaient simplement organisés comme des touts inanalysables, les erreurs de production par substitution de phonèmes se produiraient au hasard. Or, elles se produisent plus souvent entre des phonèmes qui ne diffèrent que par un seul trait phonologique : une consonne est par exemple incorrecte seulement pour le lieu ou seulement pour le voisement, (Blumstein, 1990) et un patient donné a généralement tendance à faire des erreurs sur un type de traits (par exemple des erreurs de lieu d’articulation ou des erreurs de voisement).

Les études sur la production de la parole apportent donc plusieurs arguments favorables à l’idée d’un rôle majeur des traits phonologiques dans les étapes pré-motrices. Nous avions commencé la présentation de cette synthèse sur la production en précisant que les erreurs survenant dans ce type d’activité présentaient une analogie avec celles que l’on observe dans les tâches de mémorisation à court terme. Un rapprochement entre les erreurs de production et les erreurs de perception de la parole peut également être fait. C’est ce que soulignent Meyer et Gordon (1983). Quand un locuteur se prépare à produire un segment, cela affecte la vitesse de perception d’un autre segment qui partage des traits avec lui. De même, les auteurs montrent que la perception d’un segment affecte la vitesse de production d’une autre segment qui en partage certains traits. Cela suggère l’existence de mécanismes communs aux deux activités, mais aussi l’utilisation de connaissances sur des traits phonologiques dans les deux cas.