2.4.3. Dégradation des traits et amorçage sémantique

Grâce à des expériences d’amorçage sémantique, il est possible de tester si des traits peuvent influencer l’accès à des représentations lexicales (lexical forms), mais aussi l’accès au réseau lexical-sémantique. Il faut pour cela montrer que la taille de l’amorçage sémantique varie avec l’adéquation plus ou moins forte entre les traits du stimulus et ceux de la représentation du mot amorce (Blumstein, 2003). De telles expériences ont été conduites avec des stimuli auditifs en néerlandais. Marslen-Wilson, Moss et Van Halen (1996) ont ainsi montré qu’un pseudo-mot amorce qui diffère par un seul phonème d’un mot sémantiquement lié à la cible produit un effet d’amorçage facilitateur, à condition que la différence phonémique n’implique qu’un ou deux traits. Les effets d’amorçage se dégradent de façon linéaire avec le nombre de traits phonétiques incorrects dans les stimuli auditifs (Milberg, Blumstein & Dworetzky, 1988). Cet effet a été répliqué dans des expériences inter-modales en anglais, présentant des couples formés d’une amorce auditive et d’une cible écrite (Connine, Blasko & Titone, 1993). Les auteurs montrent qu’une amorce (e.g., cedar) facilite le traitement d’une cible à laquelle elle est sémantiquement liée. Cet effet s’amoindrit, mais s’observe encore, si l’amorce est un pseudo-mot dont la différence acoustico-phonétique avec le mot de base est faible (e.g., zedar, diffère de cedar par un seul trait). Par contre, il n’y a plus du tout d’effet si l’amorce diffère de ce mot de base par plus de deux traits (e.g., gedar). Les différences sont ici évaluées à partir du nombre de traits articulatoires partagés (Jakobson, Fant & Halle, 1952).

L’influence de caractéristiques infra-phonémiques dans l’accès lexical a aussi été testée du point de vue phonétique-acoustique, ce qui est une façon intéressante de montrer l’intérêt de décrire les traits de manière articulatoire et acoustique. Des expériences d’amorçage sémantique ont ainsi proposé des amorces dans lesquelles un seul des indices acoustiques associés à un trait (ici, le VOT pour le trait de voisement) était modifié. La durée du VOT de la consonne initiale de l’amorce (une occlusive sourde en anglais) était réduite de 2/3, ce qui rendait le trait sourd peu représentatif de sa catégorie, et créait une ambiguïté avec le trait sonore (Andruski, Blumstein & Burton, 1994). Les résultats ont révélé une réduction de l’effet d’amorçage produit par de telles amorces présentant cette ambiguïté. Bien que trop subtile pour empêcher l’identification du phonème, cette modification acoustique, infra-phonémique, introduit une ambiguïté suffisante pour perturber l’accès au lexique et au réseau sémantique. Des modifications analogues, mais sur la longueur des voyelles ou sur des consonnes occlusives localisées en position non initiale du mot, ont permis de répliquer cet effet (Utman, Blumstein & Sullivan, 2001). Le simple fait que l’indice acoustique rende le trait peu typique de sa catégorie suffit à produire l’effet. Il n’est pas nécessaire que la détérioration de l’indice acoustique rende le trait plus proche de la valeur de trait opposé. En effet, Blumstein (2003) a répliqué l’effet en allongeant (4/3) le VOT des occlusives sourdes initiales des amorces. Cette manipulation rend le trait peu typique de sa catégorie, sans le rapprocher du VOT typique des occlusives sonores (qui sont des VOT très courts, voire nuls, en anglais).

Il apparaît donc bien que la présence de chaque trait, mais aussi la typicalité de chacun, constituent des critères infra-phonémiques susceptibles d’avoir un impact sur des niveaux de traitements langagiers élevés, lexicaux et sémantiques. Ils ne sont donc pas à négliger pour comprendre les processus linguistiques et leurs détériorations dans les pathologies.

De telles modulations de l’accès lexical par des informations infra-phonémiques s’intègrent bien dans le cadre de certains modèles de reconnaissance de mots entendus, où l’activation des représentations lexicales ne repose pas sur un simple appariement de phonèmes, mais sur le degré de similarité de l’ensemble des traits acoustiques-phonétiques avec la représentation lexicale. C’est le cas du modèle modifié de la cohorte, Cohort II, (Marslen-Wilson, 1987 ; Marslen-Wilson & Warren, 1994), ou de modèles interactifs comme TRACE (McClelland & Elman, 1986). Selon ce dernier, l’activation d’un phonème serait en effet modulée à la fois par l’information acoustique-phonétique et par les représentations lexicales. De même, le modèle strictement ascendant Shortlist décrit l’information entrant dans le réseau comme un ensemble de phonèmes représentés sous forme de traits (Norris, 1994). Enfin, selon le Neighborhood Activation Model (NAM, Luce & Pisoni, 1998), le stimulus activerait en mémoire un ensemble (neighborhood) de configurations acoustico-phonétiques, activant elles-mêmes un système d’unités de décision à propos des mots. Un des avantages de tels modèles est aussi de rendre compte de la grande tolérance des processus de reconnaissance de mot à l’égard des erreurs et des ambiguïtés du signal (pour une revue, voir Miller & Eimas, 1995).